• Aucun résultat trouvé

Le péché de la cité : le péché de la cité comme paradoxe dans le « Traité politique » et dans l'oeuvre de Spinoza

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le péché de la cité : le péché de la cité comme paradoxe dans le « Traité politique » et dans l'oeuvre de Spinoza"

Copied!
133
0
0

Texte intégral

(1)

LE PÉCHÉ DE LA CITÉ

Le péché de la cité comme paradoxe

dans le Traité politique et dans l’œuvre de Spinoza

Mémoire

Simon Habel

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

Résumé

Sous une apparente linéarité déductive, le Traité politique de Spinoza dessine un étrange zigzag : le « péché » ne peut pas se concevoir dans l’état de nature, mais seulement dans l’état civil, relativement à ce qu’une législation interdit ; la cité comme telle ne peut pas pécher, étant elle-même source de toute justice. Et pourtant, en un certain sens, dit Spinoza, une chose naturelle peut pécher, et donc la cité aussi. Le mémoire recherche en quel sens. L’étude de la transformation morale et politique du langage de la faute ― du péché selon la cité au péché de la cité ―, se poursuit au contact d’œuvres antérieures du Hollandais. Apparaissent alors, dans le jeu des œuvres, différents traitements, plus ou moins analogues, plus ou moins explicites, touchant à l’idée d’un « blâme raisonnable » des institutions, mais dont l’énonciation demeure, pour des raisons données, litigieuse.

(4)
(5)

Table des matières

Résumé ... III Table des matières ... V

Introduction ... 1

Première partie. — Abord du Traité politique ... 11

1. Lettre de Spinoza à un ami pour servir de préface ... 15

2. Le titre et le sous-titre ... 22

3. Incipit ; l’alternative ... 30

4. La thèse ... 35

Partie II. — Le mouvement d’exposition des principes du droit ... 39

1. Carrefour thématique ... 39 2. Le droit ... 42 3. La cité et le péché ... 51 3.1. Le péché selon la cité ... 51 3.2. Le droit de la cité ... 58 3.3. Le péché de la cité ... 63

4. La recherche extra-juridique du meilleur régime ... 73

Partie III. — Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre ... 83

A. ― L’instauration des droits communs dans l’Éthique IV ... 83

1. Vers le Scolie II de la Proposition 37 ... 83

2. Deux propositions sur l’homme libre et la cité ... 88

B. ― Philosophie et législation dans le Traité théologico-politique ... 95

1. Le statut des lois ... 97

2. La possibilité de l’amendement juridique ... 100

C. ― Le projet de société du Traité de la réforme de l’entendement ... 105

1. Un programme ... 105

2. La différence des idées de société ... 110

Conclusion ... 115

(6)
(7)

« Il s’agissait donc là, Glaucon, d’une image de la justice... »

Platon, République, 443c

« Toute pensée ne succède pas indifféremment à toute autre. »

(8)
(9)

Introduction

I Préambule

Je voudrais commencer par expliquer le titre que j’ai choisi de donner à ce mémoire. Au sens large, un paradoxe est une opinion contraire ou opposée à l’opinion communément admise. De ce fait, le paradoxe peut étonner, surprendre, voire même heurter. Paradoxale, la philosophie l’est peut-être toujours, dans la mesure où elle met en question l’opinion, mais sans en être une à son tour, fût-elle contraire à toutes ; la philosophie diffère en nature de l’opinion, bien qu’elle en parte, et la retrouve comme problème, à l’image de celui qui, sorti de la caverne des apparences, y revient œuvrer en tant qu’éducateur1. Une chose, en effet, ne cesse pas d’être vraie parce qu’elle n’est pas acceptée par beaucoup d’hommes. Cicéron, par exemple, présentait à Brutus les Paradoxes des Stoïciens de la façon suivante :

Ces fameuses propositions que les Stoïciens ont de la peine à rendre probables dans le loisir studieux de leurs écoles, à ton intention je me suis fait un jeu de les mettre en lieux communs. Comme elles surprennent et heurtent l’opinion courante (ils les appellent eux-mêmes des « paradoxes »), j’ai voulu essayer de voir si elles pouvaient être produites au grand jour, c’est-à-dire au forum, et s’exprimer de façon à devenir probables, ou si le langage des gens instruits diffère de celui du peuple. J’ai rédigé ces thèses avec d’autant plus de plaisir que ces paradoxes, comme ils les appellent, me paraissent le plus socratiques et le plus vrais2.

La culture d’un Cicéron ou d’un Brutus n’est pas celle du peuple, ce qui d’ailleurs semble soucier à Cicéron, qui s’exerce, par jeu, à mettre en « lieux communs » ces propositions improbables, mais ― il est intéressant de voir comment se lient ces deux qualificatifs ― socratiques et vraies. Le passage du langage de l’« école » à celui du « forum », passage de l’ésotérique à l’exotérique en quelque sorte, pose la question des conditions de la communication, en termes ordinaires, d’une pensée extraordinaire ; la question du statut de l’hétérodoxie dans la société, comme celle de la vie commune, en amont et en aval de la séparation entre savoir et opinion. Ainsi l’on pourrait dire que le paradoxe, et le langage commun, sont déjà, d’une certaine manière, politiques.

On prend parfois les termes « paradoxe » et « contradiction » pour synonymes, en principe substituables l’un à l’autre, équivalents. L’apparence paradoxale d’une philosophie, débusquée, vaudrait réfutation. Or, il semble bien qu’il y ait plusieurs sortes de

1 Auquel cas il peut passer pour être, lui, le « problème » ― tel Socrate accusé d’impiété. 2 Cicéron, Les paradoxes des Stoïciens, § 3, trad. de J. Molager, Paris, Les Belles Lettres, p. 93.

(10)

paradoxes, et plusieurs sortes de contradictions3 ; si ces notions se recoupent à certains égards (il y a bien un aspect de contradiction dans le paradoxe), elles ne se recouvrent jamais totalement. Dans cette étude, nous avons cherché à les distinguer et à les opposer : par paradoxe philosophique, j’entends une contradiction logique pouvant être résolue du point de vue d’une « logique supérieure », et dont la raison de son apparence paradoxale peut être expliquée4.

Donc, comme il y avait des paradoxes stoïciens, il y aurait des paradoxes spinoziens5. Notre dessein n’est pas d’en dresser un inventaire, comme s’il s’agissait d’opinions ponctuelles, que l’on pourrait séparer, mettre à plat, dénombrer. Dira-t-on plutôt que ce sont des aspects divers que peut présenter un système de concepts dont la cohérence s’organise d’une manière originale et qui pour cette raison requiert d’être éprouvée ? Sans doute, une telle notion (le paradoxe) pourrait servir de point de départ pour une étude d’histoire de la philosophie, quand même elle ne serait pas en usage chez l’auteur considéré. Or il se trouve justement que, dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza affirme en toutes lettres que son discours pourrait faire naître des « paradoxes », et il prie son lecteur de ne pas précipiter son jugement à leur contact : « Je l’avertis de ne pas, du fait des paradoxes qui pourraient surgir ici ou là, les rejeter comme faux, mais de daigner d’abord considérer l’ordre dans lequel nous les prouvons, et il en sortira alors certain que nous avons atteint le vrai, et telle fut la cause pour laquelle j’ai posé ces

3 Maïmonide, par exemple, faisait état de sept « causes » de contradiction que l’on peut rencontrer dans un

écrit quelconque, et dont deux, nous dit-il, sont intentionnelles, et visent des fins soit de pédagogie (contradiction à un stade provisoire d’un exposé allant du simple au complexe), soit de dissimulation en contexte de persécution, et nécessitant une lecture entre les lignes. Cf. Moïse Maïmonide, Guide des

égarés, « Observation préliminaire ».

4 Toute contradiction n’est pas paradoxe en ce sens (il ne s’agit pas de protéger les textes de la critique, en

les soustrayant à la possibilité même d’une contradiction interne, ou incohérence), tout paradoxe n’est pas philosophique (un auteur disait que les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain, ce qui n’est pas le cas de tous les paradoxes pris en un sens plus étroit), et, sans doute, tout paradoxe n’est pas « résoluble ».

5 Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, nous la jugeons bonne parce que nous la

désirons : voilà l’une des propositions paradoxales « bien connues » de la philosophie de Spinoza. Aussi, peut-être pourrait-on dire que tous les paradoxes de cette philosophie sont autant de variations sur le thème fondamental de la cause de soi, qui fait l’objet de la première définition de l’Éthique : « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante ». Spinoza, Éthique, I, Déf. I. (Étant donné que « cause », d’habitude, s’entend en autre

chose.) ― À propos de l’idée de cause de soi, Nietzsche a émis le commentaire suivant : « La causa sui

constitue la plus éclatante contradiction interne que l’on ait jamais forgée jusqu’à ce jour. C’est une sorte d’atteinte à la logique, de monstre ». Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, I, § 21, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, p. 36.

(11)

prémisses6. » Considérer l’ordre selon lequel les prémisses sont démontrées : nous avons là une première indication de méthode.

Nous voudrions montrer comment, dans le Traité politique, dernière œuvre de Spinoza, se trouve formulé un paradoxe remarquable. Dès la première lecture que je fis de cet ouvrage je fus frappé, en effet, par l’étrangeté caractéristique d’un certain passage. L’auteur me semblait par trop tergiverser, et même se contredire littéralement. Si tel était le cas, de quel genre de contradiction pouvait-il s’agir ? Était-ce une erreur d’inattention, une aberration à négliger, un défaut dans l’exposé, sinon dans la doctrine ? Ou était-ce notre lecture qui était trop superficielle ? Une relecture minutieuse s’imposait. À la réflexion, ce n’était plus le passage qui s’expliquait par le contexte, c’est tout le contexte qui se trouvait expliqué par le passage. C’était le Traité politique tout entier qui nous apparaissait, ce nouveau point de vue atteint, avoir été écrit en vue de l’énonciation du paradoxe ― d’un certain « péché de la cité ».

II

Le mot « péché » (peccatum), sous la plume de l’auteur du Traité

théologico-politique, pourrait paraître ironique à certains égards. Pour nous en convaincre, ouvrons

d’abord le Vocabulaire de philosophie critique et technique de M. André Lalande à l’entrée « péché ».

Péché : Faute morale, considérée en tant qu’acte conscient de mauvaise volonté, et spécialement en tant que désobéissance voulue aux commandements de Dieu. « Le mal moral consiste dans le péché. » Leibniz, Théodicée, § 21. « Dieu commande l’action vertueuse et défend le péché. »

Ibid., § 164. Critique : Ce terme tend à se restreindre à la langue théologique et à disparaître du

vocabulaire philosophique. Quand il est employé, c’est en général avec une nuance d’ironie, soit comme une litote7.

En fait, Spinoza a déjà « déthéologisé » la notion de péché au moment où Leibniz la brandit en son sens scolastique renouvelé : « Pour moi, écrit Spinoza, je ne puis accorder que le mal et le péché soient rien de positif [...] Je ne dis pas seulement que le péché n’est rien de positif, j’affirme qu’on parle improprement et d’une façon toute humaine quand on dit que nous péchons envers Dieu ou que les hommes peuvent offenser Dieu8. » L’acception

6 Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, § 46 [numérotation par Bruder], trad. B. Rousset, Paris,

Vrin, 2002, p. 67. Nous soulignons.

7 André Lalande, Vocabulaire de philosophie technique et critique (1926), Paris, PUF, 1947, p. 748. 8 Lettre XIX à Blyenbergh, dans Spinoza, Œuvres IV, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, p. 182.

(12)

théologique du péché implique l’anthropomorphisme selon lequel Dieu serait un juge ou un législateur. Or c’est par abus de langage, par dire impropre que nous attribuons à Dieu de tels « intérêts ». L’idée d’un péché en ce sens est autocontradictoire, absurde, eu égard à la nature de la substance éternelle et infinie, en soi ni bonne ni mauvaise, ni juste ni injuste. Cet aspect critique de la philosophie de Spinoza est bien connu ; Nietzsche admiratif félicite Spinoza d’avoir créé une philosophie libre du préjugé théologique9. « Le péché, écrit Spinoza, n’ayant rien en lui que des marques d’imperfection, ne peut exprimer aucune réalité10. » Car, « par perfection et réalité, j’entends la même chose11 ».

Cependant, Spinoza ne fait pas que déthéologiser la notion de péché : il la politise. Ce qui s’observe facilement avec cette autre couche de signification, qui apparaît dans les ouvrages politiques (nous ne commentons pas tout de suite) : « Le péché ne peut se concevoir que dans un État, c’est-à-dire où il a été décidé en vertu du droit de commander qui appartient à la communauté quelle chose est bonne, quelle mauvaise12. » « Le péché consiste à faire ce qui d’après la loi ne peut être fait, ou défendu par elle13. » Ailleurs : « Avant la loi, c’est-à-dire, tant que les hommes sont considérés vivre sous l’empire de la nature, nul péché ne peut être reconnu14. » Ainsi, de la négation du péché originel, on passe à une définition politique restreinte : « de même que le péché et l’obéissance (au sens strict)

― « Nous ne devons pas dire que la volonté d’Adam est contraire à la Loi de Dieu et qu’elle est un mal parce qu’elle déplaît à Dieu, admettre que quelque chose puisse arriver contre la volonté de Dieu, qu’ayant un désir il n’ait pas le pouvoir de le satisfaire et que sa nature, comme celle d’un être créé, le porte à éprouver de la sympathie pour certains modes et de l’antipathie pour d’autres, outre que ce serait attribuer à Dieu une grande imperfection, cela est en contradiction absolue avec la nature de la volonté divine. »

Ibid., p. 183.

9 « Alors qu’il se frottait à je ne sais quel souvenir, [Spinoza] se mit à réfléchir à la question de savoir ce qui

était demeuré en lui du fameux morsus conscientiæ – en lui qui avait rangé le bien et le mal parmi les imaginations de l’homme et avait défendu avec colère son Dieu “libre” contre ces blasphémateurs qui prétendaient que Dieu n’agit que sub ratione boni (“ce qui s’appellerait assujettir Dieu au destin et serait la plus étrange des absurdités”). Le monde, pour Spinoza, était revenu à cet état d’innocence où il se trouvait avant l’invention de la mauvaise conscience : que devenait alors le morsus conscientiæ ? “L’antithèse du gaudium, se dit-il enfin, – une tristesse accompagnée de l’image d’une chose passée dont l’événement a trompé toute attente.” (Éthique, III, Prop. XVIII, Sc. I et II.) Des milliers d’années durant les malfaiteurs n’ont eu, au sujet de leur “méfait”, d’autre impression que celle dont parle Spinoza, comme d’une impression personnelle : “ici il y a eu un accident imprévu”, et non “je n’aurais pas dû faire cela”. » Nietzsche, La généalogie de la morale, II, § 15, trad. H. Albert, Paris, Gallimard, p. 117.

10 Lettre XIX à Blyenbergh, op. cit., p. 183. 11 Éthique, II, Déf. VI.

12 T.P., II, § 19.

13 Traité politique, II, § 18, dans Spinoza, Œuvres IV, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, p. 22. 14 Traité théologico-politique, XVI, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée, Paris, PUF, p. 506.

(13)

ne peuvent se concevoir que dans un État, de même la justice et l’injustice15. » Il s’avérerait donc insuffisant d’en rester au registre de l’ironie, à voir comment Spinoza use de ce terme : il lui donne un contenu rectifié ; il ne nie pas l’intérêt de la notion. Certes, il est vrai que le mot péché est sorti du vocabulaire de la philosophie ; en thématisant sa réintroduction par Spinoza dans son dernier écrit, nous ne voulons pas en faire une sorte de notion emblématique, un concept signé, ou quelque chose de ce genre. Elle est davantage pour lui, nous a-t-il semblé, un instrument. En objectivant sa réapparition et son évolution « grammaticale » dans le Traité politique, nous étudions donc moins un contenu positif arrêté qu’une action philosophique, une intervention critique, un essai de redéfinition ― une transformation morale et politique du langage de la faute.

On pourrait faire remarquer que, de toute façon, le mot péché est antérieur à l’univers de phrases théologiques judéo-chrétien. Par exemple, il se trouve chez Cicéron16. À l’origine le terme signifie bien une faute au sens moral, mais il peut s’entendre aussi en un sens technique, amoral (par exemple, un défaut dans une construction). Le latin de Spinoza n’est donc pas le latin scolastique sous ce rapport17 ; est davantage cicéronien.

Devrait-on, pour moderniser le texte, traduire peccatum dans le Traité politique par faute ? Une telle traduction aurait le mérite d’évacuer la connotation religieuse du terme péché. D’ailleurs le retrait de l’aspect religieux ne caractérise-t-il pas le Traité politique, par opposition au Traité théologico-politique ? Oui. Cependant, il est intéressant aussi de savoir que Spinoza joue avec la notion ordinaire, et la reforme ; conscient du fait qu’elle garde une connotation forte dans l’esprit de ses contemporains. Il y a donc bel et bien une certaine ironie résultant de l’usage spinozien du terme, que l’on évacuerait en traduisant à chaque fois « péché » par « faute ». De plus ― et peut-être surtout ―, la redéfinition spinozienne

15 T.P., II, § 23.

16 « Le péché c’est en quelque sorte franchir une limite. » Paradoxes des Stoïciens, III, I, § 20, op. cit. ―

« De même que les peintres et ceux qui façonnent des statues et aussi, en vérité, les poètes, veulent, chacun, que le public examine leur œuvre, afin d’y corriger ce que la majorité des gens a pu y blâmer, et recherche, à part soi et avec d’autres, le péché que comporte leur œuvre […] » Des devoirs, I, § XLI, trad. M. Testard, Les Belles Lettres, p. 182. ― « Si c’est pécher que de trahir sa patrie, de maltraiter ses parents, de piller des temples, toutes choses qui se traduisent par effets, c’est pécher pareillement, que d’être en proie à la crainte, à l’affliction, à la passion, alors même qu’il n’y a point d’effet. » De la fin des

biens et des maux, III, § IX, trad. J. Martha, Les Belles Lettres, p. 25.

17 Pour un aperçu historique de la notion de péché au Moyen Âge, voir Schmutz Jacob, « Du péché de l’ange

à la liberté d’indifférence. Les sources angéologiques de l’anthropologie moderne », dans Les Études

(14)

du péché fait écho à la redéfinition antérieure initiée par Hobbes, l’inventeur de la philosophie politique moderne18, et la prolonge.

Vers la fin de la deuxième partie du Citoyen (1642), Hobbes distinguait en effet un

sens large et un sens étroit du terme « péché » : « Un péché en sa plus étendue signification

comprend toute action, toute parole et tout mouvement de la volonté contraire à la droite raison19. » Explication : « car, chacun cherche, dans son raisonnement, des moyens de parvenir à la fin qu’il s’est proposée ». Par exemple, si quelqu’un fait quelque chose de « contraire à sa fin propre, on peut dire qu’il erre en son raisonnement ». Donc, « à l’égard de l’action qu’il a faite et de sa volonté, il faudra avouer qu’il a péché, à cause que le péché suit de l’erreur20 ». Hobbes donnait deux exemples, l’un moral, l’autre technique : « Voilà la plus générale acception de ce terme, qui comprend toute action imprudente, soit qu’elle choque les lois, comme celle de renverser la maison d’autrui, soit qu’elle ne les attaque point, comme celle de bâtir sa propre maison sur le sable21. » Il y avait là subversion22. Ce qui choque les lois, chez Hobbes, est un cas particulier de péché. Nous y reviendrons.

Se distingue de ce sens large un plus étroit : « Lorsqu’il est question des lois, le mot péché a une signification plus étroite et ne regarde pas toute action contraire au bon sens, mais seulement celle que l’on blâme23. » Certes, tout ce que l’on blâme n’est pas un péché ou une erreur à strictement parler. Mais, d’autre part, tout blâme n’est pas non plus hors de raison : « Il faut donc rechercher ce que c’est que blâmer raisonnablement, ou au rebours blâmer hors de raison24. » Comment trancher, à grande échelle, entre un bon et un mauvais blâme ? Chacun ne nomme-t-il pas bien ce qu’il désire qu’on lui fasse et mal ce qu’il veut éviter ? La plus grande contrariété ne se rencontre-t-elle pas entre ces désirs, toujours plus ou moins conflictuels, plus ou moins antagonistes, vu la nature passionnelle de l’homme ?

Si donc parmi une telle diversité d’opinions, il ne faut pas juger de ce qui est à blâmer raisonnablement, par la raison de l’un, plutôt que par la raison de l’autre, vu l’égalité de la

18 « Si la physique est une chose toute nouvelle, la philosophie politique l’est encore bien plus. Elle n’est pas

plus ancienne que mon ouvrage Du Citoyen. » Hobbes, Épître dédicatoire du traité De corpore, cité par Simone Goyard-Fabre dans Hobbes, Du Citoyen, trad. S. Sorbière, Paris, Garnier-Flammarion, p. 5.

19 Du Citoyen, II, Chap. XIV, § XVI, op. cit., p. 254. 20 Id.

21 Id.

22 Descartes déjà, dans l’Abrégé des Méditations métaphysiques, définissait au passage le « péché » comme

« erreur qui se commet dans la poursuite du bien et du mal ». ― Ces façons de redéfinir le péché à l’âge classique recèlent une charge polémique qu’il incombe à l’interprète de restituer.

23 Ibid., § XVII. Nous soulignons. 24 Id. Nous soulignons.

(15)

nature humaine ; et s’il n’y a aucune raison en usage dans le monde que celle des particuliers et celles de l’État, il s’ensuit que c’est conformément à cette dernière qu’il faut définir quelles sont les choses qui méritent véritablement d’être blâmées. De sorte qu’un péché, une coulpe, une faute, ou une offense, se peut définir, ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois25.

Spinoza fera sien ce raisonnement fondateur de Hobbes. Mais, il l’intégrera dans une problématique différente, en faisant intervenir, dans le cours de la démonstration du Traité

politique, comme nous le verrons dans ce mémoire, une règle d’usage supplémentaire du

mot « péché », permettant de formuler des énoncés d’un nouveau type ― et dont les occurrences ont été par moi jusqu’ici mises de côté. Le problème qui se trouvait posé par Hobbes, mais qui n’était pas développé complètement (le contexte ne s’y prêtait guère26) c’est, croyons-nous, celui du rapport de la raison (philosophique) à la « raison politique », dans le cas où celle-ci cesse d’être « raisonnable ». Hobbes dit que le péché est relatif au décret de l’État, mais, il n’est pas dit que l’État même peut pécher27. Et pour cause : le souverain est, par définition, injusticiable ; il n’est pas tenu par les lois, il les fait28. Mais si ces lois sont mauvaises ? Que faire, si le souverain « erre » ? La chose préoccupe

explicitement Spinoza, singulièrement dans le Traité politique, qui cherche une façon de

parler de cette éventualité29. Mais là précisément se dresse plus d’un obstacle. III

Comment avons-nous procédé pour étudier les principes de la politique spinozienne ? Nous avons vu déjà que les difficultés du texte doivent être étudiées à la lumière de l’ordre par lequel les démonstrations se font. Il nous a semblé qu’un commentaire suivi permettrait de repérer et de questionner, au fur et à mesure du

25 Id.

26 Ainsi que le suggère F. Tricaud dans son introduction au Léviathan : « Le Léviathan étant mis en cause

pour des raisons religieuses, le roi paraît avoir empêché Hobbes de rien publier sur les sujets où sa pensée pouvait apparaître comme subversive. » Op. cit., p. XII.

27 Bien que Hobbes le laisse entendre par ailleurs. De toute façon, on comprendrait mal le fait de ses écrits

politiques, si l’on le jugeait satisfait des politiques de son temps.

28 Pour Hobbes, le souverain a alors à en répondre devant Dieu. Il s’agit bien sûr de savoir ce que cela peut

vouloir dire. Nous serions renvoyés à sa conception de la « loi naturelle », qui est une « loi morale », et qui n’est donc pas une loi au sens habituel.

29 « On a coutume de demander si le souverain est lié par les lois et si en conséquence il peut pécher... »

Spinoza va commencer par répondre qu’il ne l’est pas et ne le peut pas. Puis, il écrira que « [la Cité] pèche dans le sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la nature peut pécher. » Spinoza, Traité

politique, IV, § 4. ― La nature ne peut pas pécher, mais, dans le langage des philosophes et des médecins,

à un certain point du mouvement d’exposition, on peut dire que, en un sens, une chose naturelle peut pécher, et donc la cité aussi. Qu’est-ce à dire ?

(16)

développement (qui n’est pas un mouvement rectiligne uniforme), les singularités de l’argument. D’autres indications de méthode sont données par Spinoza. Par exemple, il nous dit dans l’Éthique que les mots qu’il utilise dans sa philosophie n’ont pas tout à fait le sens qu’on leur donne habituellement : « Ces noms ont un autre sens dans l’usage courant, je le sais. Mais mon dessein n’est pas d’expliquer le sens des mots, mais la nature des choses, et de les désigner par des vocables dont le sens usuel ne soit pas complètement incompatible avec le sens que je veux leur donner dans mon usage, que cela soit dit une fois pour toutes30. » Dans la mesure où, dans le Traité politique et ailleurs, Spinoza modifie la signification du mot péché, et dans la mesure où un « trope » est un mot détourné de son sens « propre », on peut dire que Spinoza commet un trope, et qu’il métaphorise. Or, la discussion porte justement sur le partage préalable du propre et de l’impropre. Ce sont les théologiens, pour Spinoza, qui métaphorisent. Il nous fallait par conséquent être attentif à ce que le philosophe dit ― et fait, donc ― des règles définissant les usages. Les expressions suivantes : « sens strict », « usage », « propre », « impropre », « dire », « appeler », à propos des conditions d’emploi de termes comme « péché », « justice », « injustice », « droit », « loi », étaient à considérer avec soin. Car, à prémisses différentes, différentes logiques. Aussi l’auteur n’est-il pas non plus toujours explicite sur ces questions, il ne dit pas : voyez, je change l’usage des mots, et cela pose problème pour ceux qui veulent entendre et faire entendre tout autrement.

Dans la première partie, nous abordons le Traité politique d’une manière générale, en commençant par le situer dans le contexte des œuvres du philosophe (le Traité politique n’est pas le Traité théologico-politique, celui-ci est mieux connu, en histoire de la philosophie, que celui-là). Nous donnons quelques éléments du contexte historique de sa rédaction. Plus en détail, nous considérons une Lettre de Spinoza répartissant en chapitres les matières du Traité politique. Ensuite, nous passons en revue le titre et le sous-titre. Enfin, nous étudions l’Introduction de l’œuvre (le chapitre I du T.P.), afin d’en caractériser l’entrée en matière, l’optique, la problématisation, la méthode.

30 Éthique, III, Expl. de la Déf. XX. ― Il faut donc distinguer le mot et la chose. On remarque que cela est

dit avec des mots ; et que le mot est aussi une « chose ». Le philosophe veut expliquer la nature des choses, et non pas le sens des mots, mais il ne peut pas l’ignorer non plus : l’usage proposé par le philosophe ne doit pas être complètement incompatible avec les usages existants, bien qu’il en diffère.

(17)

Dans la deuxième partie, nous étudions les articles touchant au droit naturel, au droit civil et au statut civil en général (ce dont traitent les chapitres II à V du T.P.). Ces articles, par leur conditionnement réciproque, forment un système. Nous y objectivons ce que nous appelons le mouvement d’exposition des principes du droit. La lecture philosophique de ces séquences jugées déterminantes devra faire ressortir les raisons pour lesquelles ces jeux de renvois entre articles définissant les règles d’usage des notions de droit et de péché rendent possible le « péché de la cité » comme paradoxe et non comme contradiction. Nous en tirons une philosophie politique (du langage) critique (du langage) de la raison politique.

Dans la troisième partie, nous parcourons trois grandes œuvres antérieures de Spinoza (l’Éthique, le Traité théologico-politique et le Traité de la réforme de

l’entendement), afin de les problématiser à partir des acquis de notre lecture du T.P. Nous

mettons en évidence différents traitements, plus ou moins analogues, plus ou moins explicites, touchant tous à l’idée d’un éventuel « blâme raisonnable » des institutions ; mais dont l’énonciation demeure, pour des raisons à déterminer, litigieuse. Nous découvrons, dans la problématisation spinozienne du péché de la cité ― récurrente dans l’œuvre mais trouvant sa forme la plus achevée dans le T.P. ―, un souci constant de relativisation de la sphère juridique par la pensée politique, d’une part, et de la politique par la pensée philosophique, d’autre part.

Quelques précisions enfin concernant les traductions de Spinoza que nous avons utilisées principalement. Quand nous citons l’Éthique, c’est à la traduction de Bernard Pautrat que nous nous référons, parue à Paris, aux Éditions du Seuil, 1999 (2e édition). Le

Traité théologico-politique est cité dans la traduction de Jacqueline Lagrée et de

Pierre-François Moreau : Spinoza, Œuvres III, Paris, Presses universitaires de France, 1999. Le

Traité de la réforme de l’entendement : traduction de Bernard Rousset, Paris, Vrin, 2002.

Pour le Traité politique, nous avons travaillé à partir de la traduction de Charles Appuhn (domaine public), et aussi avec la plus récente, proposée par Charles Ramond : Spinoza,

Œuvres V, Paris, Presses universitaires de France, 2005 ; mais, parfois, nous avons proposé

une synthèse de ces deux traductions, afin de réunir ce qui nous semblait le meilleur de l’une et de l’autre.

(18)
(19)

Première partie

. —

Abord du Traité politique

Les Œuvres posthumes de Spinoza, parues quelques mois après sa mort en 1677, comprenaient l’Éthique, l’œuvre majeure ; le Traité de la réforme de l’entendement, une sorte de discours de la méthode, une propédeutique à l’Éthique ; un Abrégé de grammaire

hébraïque, par lequel Spinoza contribuait à la connaissance linguistique de l’hébreu ; une

partie de la Correspondance, conservée par lui ; le Traité politique, sa dernière œuvre. De son vivant et sous son nom, Spinoza avait fait paraître, ou laisser paraître ― le cédant à la demande d’amis studieux ―, Les principes de la philosophie de Descartes (1663). De son vivant aussi mais anonymement, et sous une fausse maison d’édition pour déjouer la censure, avait paru le Traité théologico-politique (1670). L’anonymat n’empêcha point toutefois qu’on en identifie rapidement l’auteur : « ce juif de La Haye qui annonce la révolution qui monte en Europe », selon le mot de Leibniz31.

Le Traité théologico-politique compte parmi les quelques œuvres qui ont fait la modernité philosophique, avec les Essais de Montaigne, le Discours de la méthode de Descartes, le Citoyen et le Léviathan de Hobbes, pour ne citer que ceux-là. Le deuxième traité politique de Spinoza, le Traité politique, inachevé, austère, épuré, limpide, solennel, est le moins lu, et, peut-être, le moins bien compris. Pourquoi le Traité politique a-t-il été éclipsé ? On peut supposer qu’à la parution des Œuvres posthumes, c’est l’Éthique qui devait se tailler « la part du lion » dans l’appréciation du public32. Bien sûr, que le T.P. soit inachevé a dû compter. Le Traité de la réforme de l’entendement est inachevé lui aussi, mais pour des raisons différentes. Il semble en effet que le T.R.E. ait été mis de côté après une longue mise au point. Peut-être même est-il achevé en un certain sens. Il est écrit serré jusqu’à la fin, ce qui est vrai aussi du Traité politique. C’est la maladie, puis la mort, qui empêchèrent le philosophe de mettre la dernière main au Traité politique, ainsi que nous en informent ses éditeurs. Au moment de sa rédaction, le « Siècle d’or » des Provinces Unies se clôt, partagé entre fanatisme religieux, prétentions monarchiques (à l’intérieur comme à

31 Cité par Madeleine Francès, dans Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 1457.

32 Selon l’expression de Pierre-François Moreau, « Notice sur la réception du Traité politique », dans

(20)

l’extérieur), ruses contractuelles et contradictions au sein de la société marchande naissante33. En 1676, Spinoza écrit une lettre à un ami34...

Les Lettres (ou Correspondance) de Spinoza forment une œuvre à part entière. Elles éclairent les livres, biographiquement et thématiquement ; proposent des reformulations et des avancées, très précieuses. Certaines de ces lettres sont connues au-delà de ceux à qui Spinoza écrit en premier lieu : la Lettre XII adressée à Louis Meyer, par exemple, était connue de Tschnirnaus35 (et donc probablement de Leibniz). On connaît aussi ce qu’il est convenu d’appeler les « Lettres sur le mal », un ensemble formé de quatre lettres de Guillaume de Blyenbergh à Spinoza et de quatre réponses du philosophe (dans lesquelles Spinoza récuse, notamment, l’idée du péché originel). Dans une autre lettre, particulièrement intéressante pour notre étude, Spinoza répond à son ami Jarig Jelles à propos de la différence entre lui et Hobbes en politique. La réponse de Spinoza, laconique mais suggestive, est bien connue des lecteurs de philosophie du XVIIe siècle ; on ne cesse d’en tirer matière à réflexion : « Monsieur ; Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature36. » Nous y reviendrons ; le Traité politique est tout entier, pour ainsi dire, le développement de cette idée complexe, qui n’implique pas, comme il pourrait le sembler, qu’il n’y a pas de différence entre l’état de nature et l’état civil.

À quelqu’un qui n’est pas sans connaître Spinoza, mais qui n’a pas lu le Traité

politique, j’ai l’habitude de le présenter avec emphase comme son véritable chef-d’œuvre.

Puis, je me rétracte, et, d’un geste de la main, je modère : c’est bien entendu l’Éthique qui est son véritable chef-d’œuvre, son magnum opus ; avant de conclure que tous les écrits de ce philosophe sont d’une grande qualité, comme le sont aussi ces autres grands textes de la

33 Spinoza dira de la société marchande qu’elle l’emporte sur la société féodale par sa libéralité en regard de

la religion. Son appréciation d’ensemble est cependant mitigée : il en épingle certains travers. Certes, il aurait été intéressant pour nous qu’il la problématise davantage, car elle allait s’imposer les siècles suivants et poser de nouveaux problèmes, qui sont encore les nôtres.

34 Nous faisons référence à la Lettre LXXXIV, placée par les éditeurs des Œuvres posthumes en tête du Traité

politique ; cf. Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », trad. L. Vinciguerra, dans Traité politique, op. cit., p. 46. ― Nous revenons sur cette lettre dans la section 1 de cette partie.

35 Dite aussi Lettre sur l’Infini. Tschirnaus qui écrit à Spinoza l’appelle ainsi ; cf. Lettre LXXX.

36 Lettre L, à Jarig Jelles, écrite de La Haye le 2 juin 1674 ; dans Spinoza, Œuvres IV, trad. de C. Appuhn,

(21)

Renaissance, de l’âge classique et de la modernité émergente. ― Cependant je garde par-devers moi une passion secrète pour le Traité politique. Un rapprochement pourrait être tenté avec Bach et son Art de la fugue : tous deux remettant sur le métier leur méthode pour un dernier contrepoint. Une mélancolie, sans doute, si l’on peut suggérer ici une impression, appuyée par un témoignage convergent37. Voilà qu’après avoir dit mot du

stylus clarus38 de l’« œuvre la plus mûre39 » de Spinoza, il convient maintenant de donner quelques éléments du contexte historique de sa production.

Le philosophe fut excommunié (1656) par la communauté religieuse au sein de laquelle il est né à Amsterdam, mais attira la sympathie de plusieurs amis de la liberté et de la science, à Amsterdam, puis ailleurs en Hollande, en Angleterre40, en Allemagne41. Il aurait rédigé, à la suite de son excommunication, une Apologie, aujourd’hui perdue, qui aurait été l’occasion d’un premier traitement des rapports entre religion, théologie, philosophie et politique ; rapports qui allaient être ressaisis dans le Traité

théologico-politique (T.T.-P.). Le T.T.-P. est un texte d’intervention. Mais ce n’est pas pour autant ce

qu’on pourrait appeler un texte de circonstance, dans la mesure où les principes qu’il expose lui confèrent une certaine indépendance par rapport au contexte historique immédiat. Le Traité politique est aussi, en quelque sorte, une réaction ; mais cette réaction se présente autrement. Spinoza met de côté ses autres projets pour l’écrire, et l’écrit contre le temps, dans l’urgence. Or, le Traité politique ne se présente justement pas comme une intervention : il est comme purement théorique. Le texte n’est pas de la main d’un citoyen

parmi les citoyens, comme c’était le cas pour le T.T.-P., mais de la main de l’auteur de

l’Éthique ; l’exposition y est plus « impersonnelle ».

Est-ce à dire que l’histoire y est totalement mise de côté ? Loin s’en faut. « Paradoxalement, écrit Lucien Mugnier-Pollet au sujet du Traité politique, le changement

37 Charles Ramond qui traduit le Traité politique note en avant-propos : « L’ambiance généralement “latine”,

voire “romaine” (non seulement du fait de la langue, mais aussi des références historiques et du choix des termes principaux) installe une constante tenue – et plane même quelque chose de sombre, parfois, sur ce dernier ouvrage. » Notice sur la traduction et l’annotation, dans Spinoza, T.P., PUF, p. 81.

38 Mots des éditeurs des Opera posthuma, pour caractériser l’expression écrite de l’auteur, qui, jusque-là,

aurait eu un latin plus incertain ; cf. Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », dans Spinoza,

T. P., op. cit., p. 54.

39 Antonio Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, trad. F. Matheron, Paris, Éditions

Amsterdam, p. 46.

40 Cf. Correspondance avec Oldenburg, de la Société Royale de Londres.

41 Il est bien connu que Spinoza a refusé l’offre qui lui fut faite d’enseigner à l’Académie de Heidelberg.

(22)

de ton, la formulation indépendante de l’historicité ne s’expliquent, principalement, que par des considérations historiques42. » Bien que nous doutions de cette restriction ne...

principalement... que..., nous lisons avec profit, dans cette vaste mise en contexte qu’est La philosophie politique de Spinoza, que la guerre menée par les troupes de Louis XIV sur le

territoire des Provinces Unies (fragile îlot « républicain » et « libéral » dans une mer de féodalité) aboutit à trois événements graves : mort atroce, en 1762, des de Witt, que Spinoza connaissait43 ; retour de l’aspirant monarque prince d’Orange ; écroulement du régime des États. L’ensemble du déroulement historique vient « frustrer Spinoza de ses espérances libérales et républicaines, et provoque en lui comme une réaction hors de l’histoire, non pour la fuir et se détourner de la vie sociale […], mais pour en penser la destinée malheureuse44 ». La penser. Cette retraite du philosophe serait un approfondissement de l’expérience politique de son temps. Il chercherait à concevoir et à énoncer les moyens qui auraient pu empêcher une telle perte de paix et de liberté, pour qu’une telle régression ne soit plus possible ; ainsi, « s’il multiplie les dispositions précautionneuses, c’est afin de conjurer l’histoire et de l’annuler dans un système qui rende impossible un nouvel Ultimi barbarorum45 ». Nous verrons quelles sont ces « dispositions

précautionneuses », installées dans la trame du texte. Cherchant à ressaisir en une formule

son interprétation, laquelle comporte un aspect marqué de psychologie, Mugnier-Pollet écrit enfin : « D’avoir vécu si dramatiquement 1672 conduit Spinoza à répéter son indignation et son accablement, mais en l’exorcisant par tout un réseau d’alerte et de contrôle dont l’excès nous surprend46. » ― Nous nous proposons d’examiner ce « réseau

d’alerte et de contrôle », constitué de propositions et de renvois entre articles formant un

système. La problématique du « péché de la cité » est une partie de ce système. Ce sera l’objet de notre deuxième partie.

42 Lucien Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, Paris, Vrin, 1976, p. 236.

43 « L’Hôte de Spinosa en fut allarmé, et craignit avec raison, que la canaille ne l’arrachât de sa maison,

après l’avoir forcé, et peut-être pillée, mais Spinosa le rassura et le consola le mieux qu’il lui fût possible.

Ne craignez rien, lui-dit-il, à mon égard, il m’est aisé de me justifier : assez de gens et des Principaux du Pays sçavent bien ce qui m’a engagé à faire ce voyage. Mais, quoi qu’il en soit, aussi-tôt que la Populace fera le moindre bruit à vôtre porte, je sortirai et irai droit à eux, quand ils dévroient me faire le même traitement qu’ils ont fait aux pauvres Messieurs de Witt. Je suis bon Républicain, et n’ai jamais eu en vûë que la gloire et l’avantage de l’Etat. » Jean Colérus, Vie de B. de Spinoza, dans le « Dossier » de

l’Éthique, Paris, Seuil, p. 572-573.

44 Lucien Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, op. cit., p. 216. 45 Id.

(23)

La présente partie vise à caractériser le Traité politique dans ses grandes lignes. Comme du haut d’un avion le géographe d’un seul coup d’œil se représente les sections de terrain qu’il a explorées au sol, ainsi commenterons-nous la Lettre dans laquelle Spinoza répartit les matières du Traité politique par chapitres. Cette vue d’ensemble nous permettra de placer quelques remarques incidentes sur les chapitres de l’ouvrage que notre mise en perspective fera passer au second plan, d’une part, et de situer, par liens thématiques, la pensée politique de Spinoza dans le contexte intellectuel du XVIIe siècle, d’autre part. Reprenant ensuite comme du début, nous passerons en revue le titre et le sous-titre dudit ouvrage (ils nous paraissent significatifs), avant d’étudier comment, dans son introduction, Spinoza entre en matière, élabore une problématique précise, explique sa méthode, et pose une certaine thèse au sujet de l’institution politique.

Avertissement. Il arrive que nous mettions entre crochets des chiffres dans le corps de certaines citations longues, une numérotation que nous intégrons à notre texte, pour fin de commentaire suivi. Ainsi, nous pouvons serrer au plus près l’expression du philosophe, en isolant certaines phrases, tout en les présentant dans leur contexte d’énonciation immédiat. Le lecteur peut alors, depuis notre texte, remonter à la citation de départ et en reconsidérer les différentes parties à la lumière des gloses proposées.

1. Lettre de Spinoza à un ami pour servir de préface

Les éditeurs des Opera posthuma ont jugé utile, peut-être à l’instigation de Spinoza lui-même, de placer la Lettre LXXXIV en tête du Traité politique, en guise de préface. Il s’agit probablement de la dernière de la main de l’auteur. Elle se distingue des autres lettres par son formalisme. Le destinataire nous est inconnu47. Elle n’est pas non plus datée. Elle

47 C. Appuhn suggère comme destinataire Jarig Jelles ; l’hypothèse est vraisemblable, puisque c’est à Jelles

que Spinoza répond au sujet de Hobbes, et c’est à Jelles que, dans la Lettre XLIV du 17 février 1671, Spinoza écrit : « Un ami m’a envoyé, il y a quelque temps, un petit livre intitulé Homo Politicus dont j’ai beaucoup entendu parler. Je l’ai lu et l’ai trouvé le plus dangereux que puisse inventer et fabriquer un homme. Pour cet auteur le souverain Bien, ce sont les honneurs et les richesses, c’est à cela que tend sa doctrine, c’est un moyen d’y parvenir qu’il enseigne : pour cela il faut rejeter toute religion intérieure et professer entièrement celle qui contribue le plus à notre avancement, il faut aussi ne tenir ses engagements envers personne, si ce n’est parce qu’on y a profit. Ce cas excepté, il fait le plus grand éloge de l’hypocrisie, des promesses non tenues, des mensonges, du parjure et de bien d’autres pratiques du même genre. Après cette lecture l’idée m’est venue d’écrire contre cet auteur indirectement, un petit ouvrage

dans lequel je traiterai du souverain Bien, puis montrerai la condition inquiète et misérable de ceux qui sont avides d’honneurs et de richesses et établirai enfin, par les raisons les plus évidentes et de nombreux exemples, que le désir insatiable doit amener et en fait amène la ruine des États. » Nous soulignons ; la fin

(24)

commence avec cette cordialité caractéristique du commerce de Spinoza, mais devient rapidement une table des matières, un plan de travail.

Cher ami,

On m’a remis hier votre agréable lettre. De tout cœur, je vous rends grâce pour l’intérêt si attentionné que vous montrez à mon égard. Je n’aurais certes pas laissé cette occasion, si je n’étais occupé à certaine chose que je juge pour ma part plus utile, et qui à vous aussi, je crois, plaira davantage : à savoir, à la composition d’un Traité politique, commencé il y a quelque temps sur vos conseils [1]. Six chapitres en sont maintenant achevés [2]. Le premier est une manière d’introduction [3] ; le second traite du droit naturel [4] ; le troisième du droit du souverain [5] ; le quatrième, des affaires qui dépendent du gouvernement du souverain [6] ; le cinquième, du plus haut accomplissement qu’une société peut envisager [7] ; et le sixième, de quelle façon doit être institué un régime monarchique pour empêcher qu’il ne glisse vers la tyrannie [8]. Je rédige à présent le septième chapitre dans lequel je reprends et démontre méthodiquement tous les points du sixième chapitre touchant à la bonne organisation de la monarchie [9]. Je passerai ensuite au régime aristocratique, puis au populaire, et enfin aux lois, et à d’autres questions particulières regardant la politique [10]. Portez-vous bien48.

[1] Longtemps les auteurs politiques ont dédicacé leurs ouvrages aux princes ou aux « puissants », pour se les attacher, pour éviter la censure, pour éviter la mort. Nicolas Machiavel dédie Le prince au « Magnifique Laurent de Médicis49 », et ses Discours à Zanobi Buondelmonti et Cosimo Rucellai50. Hobbes adresse le Citoyen à Monseigneur le comte de Devonshire, et le Léviathan à Francis Godolphin, de Godolphin. Spinoza, dont le

Traité théologico-politique a paru anonymement, ne dédie le Traité politique à personne en

particulier, si ce n’est, d’une certaine façon, à l’ami de la lettre ― ce qui n’est sans doute pas anodin51. Considérant l’aspect formel de la lettre, et le fait qu’elle nous soit restée sans

de l’extrait donne peut-être raison à Lucien Mugnier-Pollet qui, dans La philosophie politique de Spinoza,

op. cit., p. 215, y voit l’origine de ce qui allait devenir le Traité politique, et dont la rédaction aurait

commencé selon lui en 1675. ― On serait tenté de généraliser : le philosophe écrit sur la politique à la suite d’un mécontentement.

48 T.P., op. cit., p. 87.

49 « Ceux qui désirent acquérir la faveur d’un prince ont coutume le plus souvent de venir à lui avec les

choses qu’ils ont de plus cher ou dont ils voient qu’il se délecte davantage. […] Désirant donc pour ma part m’offrir à Votre Magnificence avec quelque témoignage de ma soumission à son égard... » Machiavel, Le prince (1513), Épître dédicatoire ; Œuvres, trad. C. Bec, Paris, Robert Laffont, p. 109.

50 « [Les écrivains] ont en effet pour habitude d’adresser leur ouvrage à quelque prince et, aveuglés comme

ils le sont par l’ambition et la cupidité, d’en louer toutes les vertus, quand ils devraient en blâmer tous les défauts, c’est pourquoi, ne voulant pas, pour ma part, commettre cette erreur, j’ai choisi non des princes, mais qui par qualités mériteraient de l’être : non pas ceux qui pourraient me couvrir de charges, d’honneurs, de richesses, mais ceux qui, ne le pouvant pas, voudraient le faire... » Machiavel, Discours sur

la première décade de Tite-Live (1531), Épître dédicatoire, op. cit., p. 185.

51 « […] [C]et Officier l’avait assuré qu’il s’emploierait pour lui volontiers, et qu’il ne devait pas douter

d’obtenir, à sa recommandation, une pension de la libéralité du Roi. Mais que pour lui Spinosa, comme il n’avait pas dessein de rien dédier au Roi de France, il avait refusé l’offre qu’on lui faisait, avec toute la civilité dont il était capable. » Jean Colérus, Vie de B. de Spinoza, dans Spinoza, Éthique, op. cit., « Dossier », p. 572. ― Ne sous-estimons pas la valeur d’une telle anecdote : une authentique critique de la

(25)

destinataire, on peut se demander si Spinoza a réellement entrepris l’ouvrage à la suite de ces conseils amicaux, ou si l’initiative n’est pas plutôt personnelle52. Que Spinoza comme philosophe écrive pour des amis en général ― l’amitié étant, de tous les modes de relation sociale, celui qui dispose le plus à la recherche de la vérité ―, cela n’est pas douteux. Mais d’autre part ne se pourrait-il pas que cette lettre-préface soit un prétexte, un artifice d’écriture ? Un geste symbolique : aux amis ? Ce n’est là que conjecture. Au fond, la référence à l’ami pose le problème du destinataire, moins de la lettre comme telle que de l’œuvre de pensée politique en question. Tout lecteur n’est pas un ami, comme le disait Platon ; le texte roule dans le monde et ne répond pas aux questions qu’on lui pose. Le

Traité politique procède d’un regard théorique détaché, qui peut intéresser le philosophe,

mais la politique ne regarde pas que le philosophe : celui-ci doit donc conformer dans une certaine mesure son langage à celui de ses contemporains. Dans le Traité

théologico-politique, l’auteur s’exprimait devant et sous le contrôle de l’autorité politique de son pays,

comme il est dit au début et à la fin de l’ouvrage53. Dans le T.P., Spinoza ne parle plus comme il parlait ; ne parle pas comme Rousseau parlera, qui, dans le Contrat social, allait signer citoyen de Genève, membre du Souverain ― cherchant ainsi à communiquer un

sentiment de participation politique. Ni sujet ni gouvernant, le point de vue de l’auteur du T.P. pourrait être assimilé à celui d’un législateur laissant à la postérité un « manuel ».

[2] Au moment où Spinoza écrit cette lettre, il est en train de rédiger le chapitre VII, qui termine le développement consacré à la bonne institution de la monarchie. Il est sur le point d’entamer un premier chapitre sur la société aristocratique. Le Traité politique,

52 « Si celui-là même qui exhorta le philosophe à écrire une œuvre politique dut attendre que plus de six

chapitres et plus de quarante pages aient été déjà écrites, pour être mis au courant du simple fait que la rédaction de l’ouvrage était en cours, on est en droit de douter que lui-même, pourtant ouvertement intéressé au Tractatus Politicus, et a fortiori quiconque, ait pu avoir accès au manuscrit dans le bref délai qui resta à Spinoza pour composer les trente ou quarante dernières pages. » Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », dans Spinoza, T.P., op. cit., p. 46.

53 À la fin de la préface et au début du chapitre XX du T.T.-P., on lit : « Comme d’ailleurs beaucoup n’ont

peut-être ni le loisir ni l’intention de tout lire en détail, je suis contraint d’ajouter encore, comme à la fin de ce traité, que je n’écris rien que je n’aie longuement examiné et que je ne soumette volontiers à l’examen et au jugement du souverain de ma patrie ; car s’il jugeait qu’une partie de ce que je dis soit contraire aux lois de la patrie ou nuisible au salut commun, je déclare que je retirerais ce que j’ai dit : je sais que je suis homme et que j’ai pu commettre des erreurs. » ― Encore faut-il ajouter que, juste avant la première occurrence de cette apologie de l’auteur, Spinoza avait glissé au passage l’expression suivante : « Voilà, lecteur philosophe, ce que j’offre ici à ton examen […]. » T.T.-P., op. cit., p. 75. ― On voit donc que l’auteur du traité de 1670 dialoguait à la fois avec le lecteur philosophe et avec les autorités politiques. De telles indications ne se trouvent pas dans le T.P. Sans doute s’adresse-t-il encore au lecteur philosophe, mais peut-être pas seulement.

(26)

comme on l’a dit, est inachevé. Sur les onze chapitres écrits, les dix premiers sont achevés. Le onzième, qui traite de la société démocratique, est interrompu au troisième article54. Il est dommage que Spinoza n’ait pas développé davantage le sujet de l’État démocratique, pour lequel il avait exprimé sa préférence dans le T.T.-P., et que le T.P. qualifiera de « régime absolu ». Rassemblant les propos de ces deux ouvrages, une théorie spinozienne de la démocratie pourrait sans doute être reconstituée. Mais ce n’est pas ici notre sujet.

[3] Le premier chapitre, une introduction à l’ouvrage, comprend sept « articles », ainsi que Spinoza les appelle. Nous les étudions dans les sections 3 et 4 de cette partie.

[4] Le chapitre II porte sur le « droit naturel » (jure Naturali). Le droit naturel a une longue histoire : le droit naturel des anciens n’est pas le droit naturel des modernes ― et les modernes s’opposent aussi entre eux. Encore aujourd’hui, l’équivoque au sujet de cette notion est loin d’être dissipée, bien que l’on fasse parfois, dans nos Codes civils comme si elle allait de soi (on en fait une morale d’équité, au sens antique, mais qui n’est pas non plus un droit positif au sens strict). Pour l’instant, rappelons que la pensée politique du XVIIe siècle procède pour une large part des écrits de Grotius et de Hobbes. Spinoza reprendra à son compte, en les modifiant selon ses exigences propres, les catégories de ces auteurs55.

Nous pouvons déjà mettre en relief ce qui, dans ce chapitre II dont nous parle la

Lettre, va correspondre à notre sujet principal : les aventures de la notion de péché. En

54 Omero Proietti nous décrit l’état du manuscrit : « rien que l’étude du lemme respublica (écrit toujours in

extenso dans les chapitres I-VII) et de ses abréviations (abondantes seulement à partir du chapitre VIII,

§ 24) laisse supposer que les chapitres I-VI (+VII) sont le produit quasi définitif, ou la dernière version de plusieurs transcriptions, et que les chapitres restants, le texte était encore in fieri (en devenir), abondamment raturé par l’auteur, parsemé de repentirs, d’ajouts en marge ; de passages incertains, de variantes et de corrections autographes […] Plus on se rapprochera, à partir du chapitre VIII, § 24, de la dernière page du fragmentaire chapitre XI, plus il faudra considérer la possibilité d’un texte “original, mais non définitif” (c’est-à-dire qui a subi moins de transcriptions à partir de son état d’ébauche, de brouillon, ou de forme encore définitive). » Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », dans

Traité politique, op. cit., p. 54.

55 Comme l’explique Alexandre Matheron : « Au début du siècle, Grotius a mis au point toute une

problématique juridique qui, en tant que problématique, a été pleinement acceptée par Hobbes, qui est admise en Hollande par ceux que le T.T.-P. appelle les “doctes”, et dans laquelle Spinoza va entrer à son tour. Mais Spinoza, lui, va y entrer pour la subvertir de l’intérieur, exactement comme il l’avait fait au début de l’Éthique pour la problématique théologique. » Alexandre Matheron, « Spinoza et la problématique juridique de Grotius », dans Anthropologie et politique au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1986,

p. 81-82. ― Il n’est pas sûr toutefois que Hobbes accepte pleinement la problématique juridique de Grotius, sans la subvertir lui-même. Mais laissons cette question ouverte. Spinoza diffère aussi des théoriciens postérieurs, comme Pufendorf ou Locke. Il est intéressant de voir que les concepts principaux de la pensée politique de l’âge classique, en petit nombre, reçoivent des significations différentes et opposées chez ces auteurs. Cette différence des philosophies peut donner à matière à réflexion.

(27)

effet, c’est dans ce chapitre sur le droit naturel, précisément à l’article 18, que Spinoza fera intervenir la notion de « péché », mais pour la nier d’abord : puisque le droit naturel n’interdit rien, il n’y a pas de péché dans la nature. Puis, les articles 19 à 24 borneront les usages corrects de cette notion de péché, dès lors en transformation : il n’y a de péché que dans l’état civil. Fait remarquable qui alimentera notre réflexion, l’article 21 renvoie, par anticipation, aux articles 4 et 5 du chapitre IV. Nous verrons pourquoi ces renvois entre articles ont un rôle constitutif dans l’économie de l’œuvre, et en quoi ce système ― articulant les chapitres II, III et IV ― opère une politisation première et une politisation

seconde de la notion de péché56. C’est cette politisation seconde que nous dirons paradoxale.

[5] Le chapitre III traite du droit du pouvoir suprême (jure Summarum Potestatum), ou droit du souverain. Les historiens des idées s’accordent généralement à faire naître le concept de souveraineté au XVIe siècle chez Jean Bodin. Mais, c’est avec Hobbes surtout que l’autorité politique cesse explicitement d’être supposée divine. Le contrat social des hommes entre eux s’oppose au soi-disant pacte préalable passé par le « souverain » avec Dieu57.

Hobbes dans le Léviathan définit de cette façon l’essence de la République: « une

personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits, chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune défense58. » ― « Personne », ici, se dit de la fonction ; ainsi, un individu ou une assemblée peut être cette personne exerçant la fonction publique de la protection de l’intérêt commun. « Le dépositaire de cette personnalité est appelé souverain, et l’on dit qu’il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son sujet59. » ― Une équivoque allait cependant planer, du XVIIe siècle à aujourd’hui, au sujet d’un certain point ayant trait à l’exercice du pouvoir souverain. L’origine de la souveraineté

56 Où l’on voit que nos parties ne correspondent pas terme à terme, ne se superposent pas aux chapitres du

Traité politique. Notre première partie correspond en gros au chapitre I, tandis que notre deuxième couvre

essentiellement les chapitres II à V. Notre troisième partie s’attache aux œuvres antérieures.

57 « Cette allégation d’une convention passée avec Dieu est un mensonge si manifeste, même devant la

conscience de ceux qui y recourent, qu’elle est le fait d’une disposition non seulement injuste, mais aussi méprisable et dégradante. » Hobbes, Léviathan, II, chap. XVIII, trad. F. Tricaud, Paris, Dalloz, p. 181. ― L’erreur sous ce « mensonge » est de poser une personnalité souveraine antérieure à son institution.

58 Hobbes, Léviathan, II, Chap. XVII, op. cit., p. 178. En italique dans le texte. 59 Id.

(28)

est la multitude ; après l’instauration des règles de droit définissant le juste et l’injuste, la personne dépositaire du pouvoir public, administrant et légiférant, est dite souveraine, et le demeure. Mais le demeure-t-elle inconditionnellement ? Le souverain peut-il « errer », et maintenir néanmoins ses prérogatives ? « Le peuple, pour en si grand nombre qu’il s’assemble et qu’il conspire contre le souverain, n’a point droit de lui ôter sa puissance, s’il ne consent lui-même à ce qu’elle lui soit ôtée60. » Comment, dès lors, le souverain pourra-t-il être blâmé, blâmé avec raison, si celui-ci a le monopole légal du blâme, et s’pourra-t-il s’y accroche61 ? Les sujets restent-ils tenus par un « contrat social » qui les lèse, bien que légalement en quelque sorte62 ? Cette problématique allait préoccuper Spinoza, et ce dès le

T.T.-P. ; mais, c’est dans le T.P. que la question sera posée de la façon la plus aiguë.

[6] Le chapitre IV traite des affaires qui dépendent du gouvernement du souverain. La distinction entre gouvernement et souverain est importante, elle nous fait déjà progresser dans l’élaboration de la problématique dont nous venons de toucher mot : le gouvernement émane de la souveraineté, mais la souveraineté ne s’y résorbe pas, ni ne se monopolise absolument63. Tantôt il faudra considérer que gouvernement et souveraineté coïncident,

60 Hobbes, Du Citoyen, II, chap. XIV, § XVII, op. cit., p. 254. ― « Étant donné que le droit d’assumer la

personnalité de tous est donné à celui dont les hommes ont fait leur souverain, par une convention qu’ils ont passée l’un avec l’autre, et non par une convention passée entre le souverain et quelqu’un d’entre eux,

il ne saurait y avoir infraction à la convention de la part du souverain : en conséquence, aucun de ses

sujets ne peut être libéré de sa sujétion en alléguant quelque cas de déchéance. » Hobbes, Léviathan, II, XVIII, op. cit., p. 181. Nous soulignons.

61 « S’il n’y a aucune raison en usage dans le monde que celle des particuliers et celle de l’État, il s’ensuit

que c’est conformément à cette dernière qu’il faut définir quelles sont les choses qui méritent véritablement d’être blâmées. De sorte qu’un péché, une coulpe, une faute, ou une offense, se peut définir, ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois. » Hobbes, Du Citoyen, id.

62 Jean-Jacques Rousseau sera sensible à cette problématique héritée de Hobbes, quand il écrira dans le tout

premier chapitre du Contrat social : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à lui reprendre, ou l’on ne l’était point à la lui ôter. » ― Il y a ici, chez Rousseau, un accent spinoziste. On pourrait être tenté d’en conclure à un « anti-hobbisme » de ces auteurs. Gilbert Boss cependant nous invite à ne pas opposer trop rapidement ou superficiellement Spinoza (et Rousseau) à Hobbes : « Spinoza affirme que sa théorie de l’État ne diffère de celle de Hobbes que dans la mesure où, contrairement à son prédécesseur anglais, il conserve toujours le droit naturel et n’attribue jamais au souverain plus de droit qu’il n’a de puissance. Et encore, plutôt qu’une divergence profonde par rapport à la doctrine du Léviathan, on pourrait voir là même une sorte de hobbisme exacerbé. » Gilbert Boss, « Les fondements de la politique selon Hobbes et selon Spinoza », dans Les

études philosophiques, n° 1/2, 1994, p. 171-190.

63 Comme Spinoza le dira au moment de traiter de la monarchie : « Ils errent d’ailleurs grandement ceux qui

croient possible qu’un homme détienne le droit souverain d’une Cité. […] Le roi se cherche des généraux, des conseillers ou des amis […] de sorte que cet État que l’on croit absolument monarchique est en pratique, à vrai dire, une aristocratie, certes non manifeste, mais dissimulée, et par conséquent très mauvaise. » T.P., VI, § 5.

Références

Documents relatifs

o écrire, en respectant les critères d’évaluation, un texte court expliquant l’expression « Voir loin, c’est voir dans le passé », texte qui sera à rendre sur feuille pour

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

L’énoncé [dxelt kursi] (U.C 6) marque un dysfonctionnement au niveau de la fonction du contexte, parce que l'expression est étrangère au thème abordé, ce qui

Recours pour la victime car Dieu juge avec justice et fait droit au malheureux, mais aussi recours pour celui qui a commis le péché car « si notre cœur nous accuse, Dieu est

Pour vérifier la validité de cette théorie du critique littéraire, engageons une étude de ce mythe dit de la ‘Connaissance’ dans l’œuvre romanesque de Amélie Nothomb

Dès lors, le Manuscrit trouvé à Saragosse s’apparente en bien des points à un vaste laboratoire dans lequel des personnages cobayes subissent l’expérience

L’énoncé [dxelt kursi] (U.C 6) marque un dysfonctionnement au niveau de la fonction du contexte, parce que l'expression est étrangère au thème abordé, ce qui reflète

– elle a été préservée de toute souillure du péché originel (Pie IX : DS 2803) et durant toute sa vie terrestre, par une grâce spéciale de Dieu, elle n’a commis aucune sorte