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Partie III. — Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre

1. Le statut des lois

« Mais qu’est-ce enfin qu’une loi ? Tant qu’on se contentera de n’attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans s’entendre, et quand on aura dit ce que c’est qu’une loi de la nature, on n’en saura pas mieux ce que c’est qu’une loi de l’État. »

Rousseau, Du contrat social, II, VI

La législation comme thème apparaît le plus nettement dans le chapitre IV intitulé « De la loi divine ». Il en sera question aussi dans cet ouvrage dans l’ouvrage, pour ainsi dire, que représentent les chapitres XVI à XX, comme nous le verrons. Lisons d’abord le début exact du chapitre IV.

Le nom de loi, pris en un sens absolu (absolute sumptum), signifie ce conformément à quoi chaque individu, ou tous, ou quelques-uns d’une même espèce, agissent selon une seule et même raison, précise et déterminée ; elle dépend ou de la nécessité de la nature ou d’une décision des hommes : la loi qui dépend de la nécessité de la nature même de la chose ou de sa définition ; celle qui dépend d’une décision humaine et qui est plus proprement appelée règle

de droit245.

La définition générale de la loi pose l’universalité, pour une classe d’individus, d’un même agissement. Deux espèces de loi sont distinguées : une loi naturelle et une loi humaine. La loi humaine dépend d’une « décision » ; ce n’est pas le cas de la loi naturelle, qui est éternelle. La nature en soi n’est rien de juridique (à moins de nous replacer au moment théorique de ce que nous avons appelé, dans la section 2 de notre deuxième partie, la confusion méthodique des registres, où l’on rattache au droit des idées métaphysiques). L’auteur réclame une manière d’appeler ou de nommer qui soit propre à dissiper la confusion entre ces deux registres. La loi qui dépend d’une décision humaine est plus

proprement appelée droit (magis proprie jus appellatur), ou règle de droit246. Trois exemples viennent illustrer cette distinction.

Tous les corps, lorsqu’ils heurtent d’autres plus petits, perdent autant de mouvement qu’ils en communiquent aux autres, c’est là une loi universelle de tous les corps qui suit de la nécessité de la nature. Ainsi encore l’homme qui se souvient d’une chose se souvient aussitôt d’une autre semblable ou perçue en même temps : c’est là une loi qui suit nécessairement de la nature humaine. Mais que les hommes cèdent ou soient contraints de céder quelque chose de leur propre droit qu’ils tiennent de la nature, et s’astreignent à une règle de vie déterminée, cela dépend d’une décision humaine. Et bien que je concède sans réserve que tout est déterminé par les lois universelles de la nature à exister et à agir selon une raison précise et déterminée,

245 T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 181. Nous soulignons.

j’affirme cependant que les lois de cette dernière espèce dépendent de la décision des

hommes247.

Les deux premiers exemples ont trait à la science physique. La première loi est relative à la physique des corps, la deuxième, à ce qu’il faut bien appeler une physique des idées (l’exemple donné est celui de l’association des idées). Les idées ne sont pas des corps, mais ne sont pas non plus en dehors de la nature. La troisième loi, produite par l’esprit humain, diffère néanmoins radicalement d’avec les lois des deux premiers exemples : l’esprit peut être conçu indépendamment des conventions sociales, en tant qu’il est considéré comme expression réelle de la substance248.

Considérons plus attentivement le mouvement des deux dernières phrases de la citation précédente : la règle de vie des hommes dépend d’une décision humaine... et bien que… ― je concède sans réserve que tout est déterminé par les lois de la nature ―, et bien que l’homme cède ou soit contraint de céder… j’affirme que cela dépend d’une décision

humaine. ― Cette répétition met bien en évidence ceci : il y a un niveau d’analyse

spécifique correspondant à ce que dans le monde humain on appelle une loi civile. La loi humaine est un commandement, la loi naturelle, non.

En vérité le nom de loi semble être appliqué métaphoriquement (per translationem) aux choses naturelles, et communément on ne comprend rien d’autre par loi qu’un commandement que les hommes peuvent exécuter ou négliger, car il ne contraint la puissance humaine sous des limites déterminées, inférieures à sa portée, et ne commande rien qui excède ses forces ; c’est pourquoi la loi semble exiger une définition plus particulière, à savoir une règle de vie qu’un homme se prescrit ou prescrit à d’autres249.

Ici encore, l’auteur du T.T.-P. insiste sur l’enjeu de l’appellation. Le procédé de transposition métaphorique qu’il décrit au début de ce chapitre IV, on s’en doute, prépare le terrain pour une critique de l’anthropomorphisme inhérent à l’univers de phrases théologico-politique (cela fait l’objet de la seconde moitié du chapitre, et sert directement la démonstration générale de l’ouvrage). La loi humaine ou commandement ne peut pas demander plus que ce que le sujet peut, d’une part, et d’autre part ne contraint pas le sujet de telle façon que le crime soit impossible. Il y a donc deux limites, de natures différentes :

247 T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 181. Nous soulignons.

248 « [La loi] dépend en effet principalement de la puissance de l’esprit humain, mais d’une façon telle,

néanmoins, que l’esprit humain, en tant qu’il perçoit les choses du point de vue du vrai et du faux, peut être très clairement conçu sans ces lois, alors qu’au contraire il ne peut l’être sans une loi nécessaire au sens où nous venons de la définir. » T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 183. Nous soulignons.

la limite du possible au sens physique, et la limite du commandement, et qui est une limite morale. ― La loi humaine est instituée, et « c’est pourquoi l’on peut fort bien dire que la ratification des lois de cette espèce dépend de la décision (ex placito) des hommes250 ».

* * *

La véritable fin des lois, à l’époque de Spinoza, n’était connue que par un petit nombre de personnes251. On avait coutume de donner comme exemple de la sujétion de l’autorité politique au pouvoir religieux, le cas de Moïse. L’auteur du T.T.-P. montre au contraire à plusieurs reprises que Moïse n’a œuvré « que » comme un législateur : il a donné des lois à son peuple. Il a perçu ― la chose se présenta à lui comme une révélation ― la façon dont le peuple israélite pourrait être uni le mieux possible en une certaine région du monde où ériger un état252. Il dit à son peuple que c’étaient là « les lois de Dieu ». Mais, ce n’était là qu’une manière de parler, un usage du mode superlatif, pour suggérer l’idée de quelque chose de très important. Or c’est à cause d’un « défaut de connaissance » (defectum cognitionis), que l’on « imagina Dieu comme chef, législateur, roi, miséricordieux, juste, etc. ; tous ces attributs, cependant, n’appartiennent qu’à la seule nature humaine et doivent être tout à fait écartés de la nature divine ».

Si donc la cité des hommes n’est pas à l’image d’une cité de Dieu, si l’ordre social n’a rien de providentiel, deux idées complémentaires peuvent venir à l’esprit. Premièrement, que l’ordre moral et politique existant ne résulte pas de la volonté de Dieu. Deuxièmement, que les lois peuvent être remaniées. Car ce qu’il faut aussi expliquer, c’est pourquoi l’instauration dite ex consensu, ex placito, s’institue souvent de fait sans une véritable réciprocité d’intérêt253. Dans le T.T.-P. s’affirmera de plus en plus l’idée qu’il ne

250 T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 183. ― Il semble que ex placito puisse être traduit de différentes façons.

Comme il plaît, à la guise de, etc., bref, ce qui résulte de ce qu’on appelle souvent une décision.

251 « Comme la véritable fin des lois, d’ordinaire, n’est claire que pour un petit nombre de gens et que la

plupart, sont presque incapables de la percevoir et plus encore de régler leur vie selon la raison, les législateurs, afin que tous soient également contraints, ont sagement établi une autre fin, fort différente de ce qui suit nécessairement de la nature des lois : ils ont promis à qui respecte la loi ce que le vulgaire aime le plus, et menacé au contraire qui violerait la loi, de ce qu’il craint le plus. » T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 183.

252 T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 195.

253 Lecture parallèle : « De quoi s’agit-il donc précisément dans ce discours ? De marquer dans le progrès des

choses le moment où le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à la loi ; d’expliquer par quel enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le faible et le peuple à acheter un repos en idée, au prix d’une félicité réelle. » Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les

suffit pas de montrer que l’origine des lois est conventionnelle, mais qu’il faut dire aussi, et comment, il se peut que les lois soient « contraires à la raison », autrement dit mauvaises, et que l’on ait à les modifier ― une modalité de l’institution politique intéressante à connaître. Non pas mauvaises en soi, car cela impliquerait contradiction, mais relativement mauvaises. Relativement à quoi ? À l’évaluation d’un désir ; c’est d’ailleurs pour cette raison que certaines règles de droit peuvent être mauvaises du point de vue de la raison, mais néanmoins être valorisées massivement comme bonnes ― et dura lex, sed lex !