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Partie III. — Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre

2. La possibilité de l’amendement juridique

« Un État n’est pas bien constitué lorsqu’un citoyen peut y être attaqué impunément pour avoir proposé une loi favorable à la liberté. »

Machiavel, Discours, I, XLV

Spinoza prolonge cette percée machiavélienne, et l’amplifie. Un État n’est pas bien

constitué lorsque... ― Cherchait à s’énoncer, depuis la Renaissance, un nouveau langage de

la morale et de la politique254. Une fois la loi civile ramenée à ses fondements humains (sociaux, politiques, historiques), l’amendement politique et juridique devenait concevable, et désirable.

Dans la Préface du Théologico-politique, après une description des malheurs du siècle, on lit : « Si le droit de l’État énonçait que seuls les actes peuvent être poursuivis, et

que l’on ne punit point les paroles, de telles séditions ne pourraient se glorifier d’une

apparence de droit, et les controverses ne se transformeraient pas en séditions255. » La phrase, au conditionnel, comporte un segment mis en italique par l’auteur du Traité. Ce segment, considéré isolément, forme une proposition à l’indicatif. Celle-ci, composée de deux énoncés (seuls les actes peuvent être poursuivis ; on ne punit point les paroles), pourrait être mise en pratique dans une législation particulière. Auquel cas le conditionnel, l’hypothétique, le céderait à l’indicatif. Ainsi, la phrase contenant l’incise jouerait un peu le rôle d’une rampe de lancement ; le projectile, ce serait cette proposition à l’indicatif, dont toute la Dissertation est la justification.

254 « Qui disait que nos péchés en étaient la cause disait vrai ; mais ce n’était certes pas ceux qu’il croyait,

mais ceux que j’ai racontés ; parce que c’était les péchés des princes, eux aussi en ont supporté le châtiment. » Machiavel, Le Prince, chap. XII, op. cit., p. 140.

D’autre part, dans la citation, les « séditions » se présentent (cela n’est pas si évident à traduire, contrairement à ce qu’il pourrait sembler) sous l’espèce du droit (juris specie). Ce peut être de bon droit, mais ce peut être aussi sous une apparence de droit, ou, comme on dit, sous couleur de droit. Le droit, quant à son institution, est inséparable de ce jeu liant le droit et l’apparence du droit. Semblablement, mais quand même différemment, tel régime monarchique avait déjà été dépeint comme trompant les hommes, comme masquant du nom spécieux de religion (specioso religionis nomine) le respect obligé des mauvaises conditions qui leur sont faites, ce qui revenait à leur faire nommer « liberté » leur servitude. Pourtant, à chaque fois, ce droit politique qui interdit la liberté de philosopher, semble juste et légitime, si l’on s’en tient au sens strict.

* * *

Dans le chapitre XX qui conclut le Traité théologico-politique, Spinoza aborde explicitement la question de l’« abrogation » d’une règle de droit. Le ton y est solennel. Au fur et à mesure de son réquisitoire, Spinoza s’était placé de plus en plus au point de vue de la forme du droit démocratique. C’est ce régime qui comprend en lui le plus de puissance, le plus de liberté. L’auteur laisse de côté les autres sortes de républiques256. De la démocratie, Spinoza donne une définition remarquable : « l’assemblée universelle des hommes détenant collégialement un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance. » À quoi il ajoute : « il s’ensuit que le pouvoir souverain n’est tenu par aucune loi ». ― Au tableau de la comparaison entre les deux traités, il faudrait inscrire de chaque côté, de part et d’autre, dans chaque colonne, la présence du principe de l’injusticiabilité souveraine. Pouvons-nous traduire cet énoncé dans les termes de la problématique du Traité politique ? C’est le sens du péché selon la cité.

Mais ce qui nous retient le plus ici, c’est la valorisation du thème de l’amélioration. Il s’agit de laisser ouverte la possibilité d’une révision, d’une correction, d’un amendement. « Puisque tous les hommes ne peuvent avoir également le même avis, […] ils ont décidé de donner force de loi à l’avis qui aurait la majorité des suffrages, mais en conservant

cependant l’autorité d’abroger ces décisions s’ils en voient des meilleures (ubi melior

256 « Je n’ai voulu traiter expressément que de ce seul État parce qu’il convient le mieux à mon projet (meum

viderint)257. » La circularité introduite par le Traité théologico-politique entre la liberté de philosopher et la paix et la piété, implique la reconnaissance du libre exercice du jugement pour tous. Laissant cette liberté de jugement et de parole à tous ― personne ne voulant être tenu à l’écart des délibérations au sujet de ce qui l’intéresse258 ―, il est forcé que se présentent des opinions différentes, opposées, contraires ; portées par différentes prétentions259. Il ne peut donc pas manquer d’arriver que quelqu’un propose un amendement, ou s’exprime en la faveur d’une abrogation.

Si quelqu’un montre qu’une loi est contraire à la saine raison et se prononce pour cela en faveur d’une abrogation, s’il soumet en même temps son avis au jugement du souverain (à qui seulement revient d’instituer et d’abroger les lois), et si entre-temps il ne fait rien qui soit contraire à ce que prescrit cette loi, il a bien mérité de la république au même titre que les meilleurs citoyens. Mais si au contraire il le fait pour accuser d’iniquité le magistrat et pour le rendre odieux à la foule, ou s’il essaie de faire abroger cette loi de façon séditieuse, contre le gré du Magistrat, alors c’est sans conteste un perturbateur et un rebelle260.

La porte s’ouvre, puis se referme. ― Dans ce passage, la loi à abroger est dite « contraire à la saine raison261 ». L’idée d’une loi déraisonnable paraît contradictoire, si l’on prête attention à la nature de la loi. Abroger une loi contraire à la saine raison suppose une

institution préalable de cette mauvaise loi. Or, la loi est un instrument de la raison, une

institution utile : la raison n’instituerait pas la déraison.

Si le citoyen s’exprimant pour l’abrogation respecte les conditions à partir desquelles une telle proposition peut être entendue, s’il s’abstient de ne pas agir cependant contre les lois discutées, sa proposition est légitime et mérite le libre et public examen. L’auteur du T.T.-P. souligne, le citoyen se conduit excellemment en faisant état de ses réflexions au sujet de la loi commune. C’est d’ailleurs un peu ce qu’il fait lui-même.

Mais, la décision en dernière instance ne peut que procéder du souverain. Un sujet ― ou encore ce que Hobbes dans le Léviathan appelait une organisation sujette ― ne peut pas prendre l’initiative personnelle d’imposer ou d’abroger une loi, même pour bien faire, même de bonne foi. Le citoyen doit argumenter et tenter de convaincre par la raison de la

257 T.T.-P., chap. XX, op. cit., p. 649. Nous soulignons.

258 « Dans cet État, nul ne transfère son droit naturel à autrui au point d’être exclu de toute délibération à

l’avenir. » T.T.-P., chap. XVI, op. cit., p. 521. ― Encore faut-il que cet intérêt naisse et soit entretenu.

259 « Il se pourrait trouver autant de réformateurs que de têtes... », René Descartes, Discours de la méthode,

VI.

260 T.T.-P., chap. XX, op. cit., p. 639.

261 Dans le Traité politique, nous l’avons vu, c’est la cité qui, suivant les situations, pouvait être dite, non sans

précaution, contraire à la raison ; au sens où les philosophes et les médecins disent que la nature peut pécher.

justesse de sa proposition. Ce qui de toute façon ne peut pas se faire dans une société où il n’est pas permis en général de discuter des questions de cette nature. Dans une libre république au contraire, il incombe à chacun de mettre de l’avant ce qui lui paraît le plus salutaire et le meilleur pour la société. « C’est pourquoi nous voyons en quel sens chacun peut dire et enseigner ce qu’il pense, sans mettre en péril le droit et l’autorité du Souverain, c’est-à-dire la paix de la république », écrit Spinoza ; « bien plus il le doit s’il veut être juste et pieux262 .

Le droit naturel ne disparaît pas dans la société civile263. Autrement dit, le jugement comme puissance peut prendre pour objet le contenu de la loi commune. Le citoyen est une partie du souverain. Ainsi, la réflexion individuelle conduisant à l’amendement, par la communication d’une pensée, d’une idée, d’un propos, contribue à constituer ce qu’il faut bien appeler le champ de la « discussion souveraine264 ». La perspective du législateur s’ouvre pour tout « sujet-citoyen de la réflexion » ; l’esprit peut prendre un point de vue par-delà les lois (sans les enfreindre). Il serait d’ailleurs impossible, sinon, d’imaginer d’autres lois que celles existantes ; bien plus, celles en vigueur n’auraient jamais existé non plus. Donc la possibilité d’une transformation du droit civil implique davantage que le droit positif institué. Le droit civil ― au sens d’une législation ― peut être relativisé, car il fait partie de ces notions relatives par définition (les « notions extrinsèques » de l’Éthique). Imaginer des règles et des mondes possibles, ce n’est jamais sortir de la nature. Cette opération de relativisation conceptuelle s’explique encore par le « droit naturel ».

* * *

262 T.T.-P., chap. XX, op. cit., p. 639.

263 « Le droit naturel de chacun (si nous pesons correctement la chose) ne cesse pas dans la société civile. »

T.P., III, § 3. ― « M’est permis par le droit naturel, que je voie par une raison vraie et certaine que j’ai eu

tort de promettre... » T.T.-P., chap. XVI, op. cit., p. 513.

264 Platon, dans Le Politique, 259b, fait demander à l’Étranger : « ...si quelqu’un a le talent de conseiller le roi

d’un pays, quoiqu’il ne soit lui-même qu’un simple particulier, ne dirons-nous pas qu’il possède la science que le souverain lui-même devrait posséder ? » ― Il faut bien répondre que oui, ainsi que le fait Socrate le Jeune. Le simple citoyen ne se révèle-t-il pas, à la réflexion, constituant le souverain par quelque côté ? N’est-ce pas pour marquer cet aspect de constitution participative, que Rousseau signait à l’entrée du

Contrat social : « Citoyen de Genève, Membre du Souverain » ? ― « Les Citoyens étant tous égaux par le

contrat social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire. » Rousseau, Du contrat social, III, chap. XVI.

Pour l’anecdote, le Traité théologico-politique fut effectivement interdit par la Cour de Hollande. Mais entre le moment de l’impression et le moment de la censure, l’écrit avait fait un bout chemin, à l’intérieur comme à l’extérieur. Puis, la publication de l’ouvrage fut faite en partie contre l’interdiction265. Sa mise sous presse après l’interdiction fut un péché ; or, le livre faisait apparaître comme péché de la cité une telle interdiction, une telle censure. Le T.T.-P. apportait avec lui, pour ainsi dire, ses propres conditions de possibilité : l’auteur procède à sa propre auto-légitimation juridique. Par son « droit de raison », l’ouvrage ne laisse pas inchangé le « droit naturel » des lecteurs éventuels. La critique d’un défaut dans l’institution politique, d’une part, et la démonstration de la possibilité d’une correction- amélioration, d’autre part, sont deux aspects complémentaires de la philosophie des institutions qui se faisait jour dans le Traité théologico-politique.

265 « Malgré une telle interdiction formelle du livre en 1674 par la Cour de Hollande, Jan Rieuwertsz a

continué de faire imprimer et de distribuer le T.T.-P. jusqu’à une nouvelle prohibition en 1678. Et, même après cette date, le livre en latin ne disparut pas complètement de la circulation. Des traductions, d’abord en français (1678), puis en anglais (1689) et en néerlandais (1693 et 1694) ont renforcé davantage la divulgation du livre et de son message. » « Notice sur le texte latin », dans T.T.-P., op. cit., p. 19.

C. ― Le projet de société du Traité de la réforme de l’entendement

On pourrait penser que le Traité de la réforme de l’entendement266 ― « et de la voie par laquelle il est le mieux dirigé vers la connaissance vraie des choses » ―, apparenté au

Discours de la méthode de Descartes, ne rencontre pas, n’a pas à rencontrer les « questions

sociales et politiques » qui étaient au centre des deux ouvrages sur la politique, et qui étaient très importantes aussi dans l’Éthique, comme nous l’avons vu dans la section A de cette partie. En un sens cette attente se vérifie : l’objet du Traité de la réforme est en effet tout autre, il présente un développement sur la « méthode d’investigation du vrai ». Et pourtant, à un certain moment de la trajectoire existentielle que nous décrit le narrateur, juste après avoir énoncé le but ultime de l’amendement de l’intellect (« la connaissance de l’union que l’esprit a avec toute la Nature »), et tout juste avant d’entamer l’analyse des différents modes de perception par lesquels nous affirmons ou nions quelque chose en général267, le champ social fait irruption dans le discours, et s’ouvre alors une singulière perspective : est énoncé ce que l’on pourrait appeler un projet de société. Nous prenons ce projet pour objet, et le décrivons comme un programme qui est aussi un chantier. Descartes disait vouloir se changer lui-même plutôt que l’ordre du monde. Spinoza fait sienne cette exigence. Mais, ayant changé, il désire aussi « changer le monde ».