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Partie III. — Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre

1. Un programme

Le Traité se présente sous la forme d’un récit. Ce que l’on recherche habituellement dans la « vie commune » (ou vie ordinaire) est vain et futile268. Rapidement la relativité des notions de bien et de mal est affirmée. Des choses dont le narrateur a l’expérience, il écrit :

266 « Tractatus de intellectus emandatione », aussi traduit parfois par Traité de l’amendement de l’intellect.

Bernard Pautrat explique son choix de traduction : « Emendatio signifie, plus précisément que “réforme”, “rectification”, “correction”, “effacement des fautes”, c’est-à-dire en tous les cas : “amélioration”. On ne peut dire que le mot réformer soit à coup sûr la garantie qu’il s’agisse bien d’améliorer. Or le mot “amendement”, directement dérivé du latin emendatio, signifie, de l’avis de bons auteurs (dont Littré) : “changement en mieux” : dès lors, pourquoi ne pas l’adopter ? » « Notes du traducteur », dans Spinoza,

Traité de l’amendement de l’intellect, Paris, Allia, p. 167. ― Remarquons au passage la complémentarité

antithétique des idées de péché et d’amendement.

267 De ces différents modes de percevoir, il s’agira de « choisir le meilleur de tous » (quo omnium optimum

eligam). T.I.E. § 18.

268 « Après que l’expérience m’eut appris que toutes les choses qui arrivent fréquemment dans la vie

commune (quæ in communi vita frequenter occurrunt) sont vaines et futiles (vana et futilia esse) […], j’ai décidé enfin (constitui tandem) de chercher s’il y avait quelque chose qui fût un bien vrai et pouvant se communiquer (communicabile esset), et qui serait seul à affecter l’esprit, toutes les autres choses ayant été rejetées. » T.I.E., § 1.

« Je voyais que toutes celles qui me faisaient craindre et que je craignais n’avaient en elles rien de bon ni de mauvais. […] Il faut noter que le bien et le mal ne se disent que respectivement269. » La relativité des notions de bien et de mal est donc un point de départ, et non pas un point final. La vie sociale apparaît vite comme décevante. Les honneurs et les

richesses, pour les obtenir, il faut rechercher, c’est normal, ce que les autres recherchent.

C’est déjà une fin placée hors de soi. Or, « tous les buts que poursuit la foule, non seulement ne fournissent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore l’empêchent270 ». L’esprit est tour à tour diverti, contrarié, attristé, obsédé ; et finalement toujours asservi aux opinions et aux affects. (Nous avons vu dans la section A de cette partie que les notions extrinsèques, utiles en contenant les désirs humains, ne permettent pas non plus de comprendre l’esprit.) D’où la question du narrateur, cherchant à se placer sur un tout autre plan : y a-t-il un « bien vrai », qui ne soit pas fluctuant et précaire comme les biens ordinaires, mais qui pourrait être possédé sans cesse par l’esprit, et être impérissable ?

La grande réévaluation de la condition humaine dont le Traité de la réforme de

l’entendement est le récit et la performance, prend du temps, enveloppe une certaine durée.

Plusieurs signes nous en sont donnés : « Tant que mon esprit tournait dans ces pensées [...] » (cogitationes versabatur) ; « par cette méditation prolongée, je parvins à voir que, pourvu que je pusse délibérer à fond […] », etc. Une délibération fugace, inconsistante, ne suffirait pas pour engendrer l’état d’indépendance de l’esprit désiré271. Le narrateur répète, en soulignant : « Ce n’est pas sans raison que j’ai usé de ces mots : Pourvu que je puisse

délibérer sérieusement (serio deliberare) ». ― Cette délibération prolongée de l’esprit

(faisant retour sur lui-même) produit des effets dont le narrateur ne se doutait pas : « Je voyais que, tant que mon esprit se retournait dans ces pensées, il se détournait de ces choses, et pensait sérieusement au nouvel état (novo cogitabat instituto), ce qui me fut d’un grand soulagement. Car je voyais que ces maux ne sont pas d’une telle condition, qu’ils ne veuillent céder aux remèdes272. »

269 T.I.E., § 12, op. cit., p. 43

270 « [J]e voyais que toutes ces choses faisaient à ce point obstacle à ce que j’œuvre à quelque institution

nouvelle (ad novum institutum) […]. » T.I.E., § 6.

271 « J’avoue qu’il est besoin d’un long exercice », disait Descartes ; « et d’une méditation souvent réitérée ».

Discours de la méthode, III.

Le Traité, qui avait jusque-là adopté un point de vue plutôt personnel, voire intimiste, fait maintenant entrevoir une singulière perspective, dresse le portrait d’une société désirable, formule ce que l’on pourrait appeler un programme, et qui est comme un manifeste pour une culture entière.

C’est donc la fin à laquelle je tends, à savoir acquérir une telle nature et faire effort pour que beaucoup l’acquièrent avec moi : c’est-à-dire que fait aussi partie de ma félicité d’œuvrer à ce que beaucoup d’autres entendent la même chose que ce que j’entends, afin que leur entendement, et désir, aillent au plus loin dans leur accord avec mon entendement et désir [1] ; et, pour que cela se fasse, il n’est nécessaire d’entendre de la Nature qu’autant qu’il suffit pour acquérir une telle nature [2] ; ensuite, de former une société telle qu’elle doit être désirée pour que le plus grand nombre y parvienne le plus facilement, et le plus sûrement possible. En outre, il faut œuvrer à la Philosophie Morale, comme, aussi, à la Science de l’Éducation des enfants, et, puisque la Santé n’est pas un petit moyen pour arriver à cette fin, il faut composer une Médecine entière [3] ; et, puisque beaucoup de choses qui sont difficiles sont rendues faciles par l’art, et que nous pouvons grâce à lui gagner beaucoup de temps et de commodité dans la vie, la Mécanique n’est pour cela d’aucune manière à mépriser [4]. Mais, avant tout, il faut produire par la pensée une façon de soigner l’entendement et de l’expurger lui-même, autant que permis au début, pour qu’il entende les choses avec succès et sans erreur, et le mieux possible273.

[1] Il fait partie de la félicité du narrateur d’œuvrer à ce que beaucoup acquièrent une nature capable de jouir de ce bien. La communication n’est pas seulement un moyen, mais elle est constitutive du bien découvert. Un bien qui soit communicable, disait la première phrase du T.I.E. La vérité demande à être partagée. Si le bien vrai (verum bonum) est la connaissance de l’union que l’esprit a avec toute la Nature (tota Natura), le « bien

suprême » (summum bonum) sera ce bien vrai devenu bien commun, et reconnu comme tel.

Notons la répétition ici de « intellect et désir », liant l’intellect et le désir des autres, de beaucoup d’autres, à mon intellect et désir. Ce lien social n’est pas limitatif, au contraire il pourrait aller aussi loin que possible dans le sens de la liberté274.

un espace de temps très exigu, après cependant que le vrai bien se fut fait connaître à moi de plus en plus, ces intervalles furent plus fréquents et plus longs, surtout après avoir vu que l’acquisition de monnaies, ou la volupté, et la gloire ne nuisent que tant qu’elles sont cherchées pour elles-mêmes et non comme moyens pour d’autres choses. » T.I.E., § 11. Nous soulignons.

273 T.I.E., § 14.

274 « Libération individuelle complète et définitive, communauté sans restriction : ce double passage à la

limite n’éclaire-t-il pas, rétrospectivement, les motivations les plus profondes du spinozisme ? » demande Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 613. ― Il nous semble falloir répondre à cette question par l’affirmative. A. Matheron ajoute : « Par-delà l’État libéral “bourgeois” et l’étape transitoire de la vie raisonnable interhumaine, [le sage] veut instaurer le communisme des esprits : faire exister l’Humanité entière comme totalité consciente de soi, microcosme de l’Entendement infini, au sein de laquelle chaque âme, tout en restant elle-même, deviendrait en même temps toutes les autres. […] C’est là, bien entendu, une limite qui ne sera jamais atteinte ; mais, pour le sage, elle fait fonction d’Idée régulatrice au sens kantien. » Ibid., p. 612.

[2] Voici un jugement de valeur sur la science : elle (ne) vaut (que) par rapport à la visée éthique275. Il s’agit d’une idée constante de Spinoza276. On pourrait la rapprocher d’un motif analogue chez Épicure : la science est utile parce qu’elle engendre l’ataraxie277. Certes, il y aurait des différences à faire entre ces deux visées éthiques : l’absence de déplaisir pour l’un, acquérir une nature supérieure pour l’autre. Mais on pourrait aussi dire que cette différence est intérieure à une même tradition eudémoniste.

[3] Cette société (secietatem) qu’il est question de former doit être « désirable » : il y a donc des sociétés indésirables. Il faudra œuvrer à la « philosophie morale » (Morali

Philosophiæ). Sans doute est-il question de former dans l’esprit des jeunes gens des

principes de civilité, d’inculquer une morale commune (les « bonnes manières »), mais pas seulement : l’instruction élémentaire devient éducation de l’individu ; dans un esprit d’universalité, former la personne humaine pour elle-même. On peut supposer que la Mathématique, les Lettres, les sciences naturelles et l’histoire, comme le développement et l’exercice du corps, sont quelques-uns des aspects de cette éducation278. (Rappelons que Spinoza pratiquait le dessin.) L’humanisme de la Renaissance se radicalise : une nouvelle société naîtra de l’égalité en droit. Quant à la médecine : il faut connaître mieux le corps, guérir les maux, et les prévenir ; prolonger la vie, pour jouir pleinement de cette nature

275 « D’où l’on peut déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but, à savoir

celui d’arriver à cette suprême perfection humaine dont nous avons parlé […] En un mot, que toutes nos actions ainsi que toutes nos pensées devront être dirigées vers cette fin. » T.I.E., § 16.

276 Par exemple, dans la Préface de la deuxième partie de l’Éthique, Spinoza dit qu’il va expliquer ce qui a

nécessairement dû suivre de l’essence « de l’étant éternel et infini » : « Non, certes, de tout ce qui a dû suivre » ― car il en a dû suivre une infinité de choses d’une infinité de manières ―, « mais seulement de celles qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la connaissance de l’esprit humain et sa suprême béatitude ».

277 « La connaissance des phénomènes célestes, qu’on les considère avec d’autres ou en eux-mêmes, ne peut

avoir qu’un but, l’ataraxie et une ferme confiance. » Épicure, « Lettre à Pythoclès », dans Lettres et

maximes, trad. O. Hamelin et J. Salem, Paris, Librio, p. 48. ― Épicure encore : « Si nous trouvons et

indiquons plusieurs causes possibles des solstices, des couchers, des levers, des éclipses et des autres choses de ce genre, ainsi que cela a lieu pour les faits particuliers que nous observons sur la terre, il ne faut pas croire pour cela que notre besoin de connaissance relativement à ces choses n’a pas été pleinement satisfait, autant qu’il importe pour notre ataraxie et notre bonheur. […] Si nous concevons qu’un phénomène puisse, outre une certaine cause, en avoir encore une certaine autre, qui suffise au même degré à assurer l’ataraxie, cette connaissance même de la possibilité de plusieurs explications nous procurera l’ataraxie tout aussi bien que si nous savions que le phénomène a lieu pour telle raison et non autrement. » Épicure, « Lettre à Hérodote », dans Lettres et maximes, op. cit., p. 42. Nous soulignons.

278 « Dans la mesure où quelqu’un est orienté au point de départ dans une certaine direction par son éducation,

ce qui surviendra par la suite pour lui sera conforme à cette orientation. » Platon, La république, IV, 425c, trad. G Leroux, Paris, GF Flammarion, p. 223.

capable d’une connaissance vraie de soi et des autres. La médecine, la philosophie morale et la mécanique étaient justement les trois branches de l’arbre de la science de Descartes.

[4] Grâce à l’art, qui comprend la « Mécanique », nous pouvons gagner beaucoup de temps et de commodité dans la vie. Le temps libre est utile à l’amendement de l’intellect. L’auteur nous l’avait dit déjà sous une autre forme, quand il insistait sur l’importance de la

durée de la méditation, sur l’importance de faire pendant un certain temps l’expérience

d’un désir non mis hors de soi. Bien sûr, tous ces points ne sont pas beaucoup développés. Assez toutefois pour suggérer des pistes. Pourquoi Spinoza dit-il que la Mécanique n’est pas à mépriser ? Un survol historique montrerait que les arts techniques ont été, dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, refoulés279. Spinoza y voit d’emblée un enjeu social, à la manière d’un philosophe du XIXe siècle.

Prioritairement toutefois, poursuit le narrateur, il faut produire par la pensée une façon de soigner l’intellect, pour qu’il entende les choses avec succès et sans erreur, et le mieux possible280. ― Si la constitution d’une philosophie prend du temps, la transformation des mœurs en prend bien davantage.

Ainsi que le chante Lucrèce,

Navigation, culture des champs, murailles et lois, armes, routes, vêtements et autres biens de ce genre, tous les réconforts, tous les délices de la vie, poèmes et peintures, statues d’un art achevé, l’usage mais aussi l’effort et l’invention de l’esprit l’enseignèrent aux hommes suivant leurs lents progrès281.

279 « La suppression de l’esclavage en Europe occidentale a permis aux anciennes techniques serviles de venir

au jour et de se manifester dans la pensée claire : la Renaissance a consacré les techniques artisanales en leur apportant la lumière de la rationalité. La mécanique rationnelle a fait entrer les machines dans le domaine de la pensée mathématique : Descartes a calculé les transformations du mouvement dans les machines simples que les esclaves de l’antiquité utilisaient. […] C’est le XVIIe siècle qui a apporté les

moyens de l’universalisation des techniques que l’Encyclopédie a mis en œuvre ; cependant on doit noter que dès la Renaissance, une très grande bienveillance envers les techniques se manifeste ; déjà elles sont valorisées soit comme paradigme et moyen d’expression (dans la Défense et Illustration de la Langue

française ; Rabelais et Montaigne emploient aussi beaucoup de termes tirés des métiers), soit pour leur

valeur humaine qui ouvre des voies nouvelles. Le magnifique éloge que fait Rabelais du Pantagruélion résume toute l’espérance des hommes de la Renaissance, toute leur croyance en la “vertu” des techniques, grâce auxquelles l’humanité pourra peut-être aller un jour “jusque ès signes célestes”, comme elle a su aller de l’Ancien Monde au Nouveau. » Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, p. 87-96.

280 « L’entendement, par sa force native, se fait des instruments intellectuels, par lesquels il acquiert d’autres

forces pour d’autres ouvrages intellectuels, et, à partir de ces ouvrages, d’autres instruments, pour pouvoir aller plus loin dans l’investigation, et continue ainsi par degrés jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet de la sagesse. » T.I.E., § 32.

Le projet de société du T.I.E. rend possible une théorie et une critique de la culture. En effet, les objectifs du programme peuvent devenir autant de critères d’évaluation. Par exemple, à partir de ce qui vient d’être dit, il coule de source que quand une société n’universalise point l’éducation, quand elle ne soigne point efficacement, quand elle fait un mauvais usage de ses techniques, etc., cette société peut faire l’objet d’un « blâme raisonnable ». ― Ce que l’on appelle le naturalisme de Spinoza est, plus qu’il ne pourrait le sembler à première vue, un « culturalisme » ; et aussi, peut-être, un optimisme (ou bien un « optimalisme »), mais rien moins que naïf. Cette méthode pour orienter le mieux son entendement ― le sien, mais aussi celui des autres, ce qui justifie le programme ― contribue à rendre possible la pensée des Lumières. Cependant, si l’amélioration des conditions de vie et de moralité de l’humanité est possible (l’histoire le montre), il n’en demeure pas moins que la régression aussi reste possible (l’histoire le montre), ce qui relativise radicalement la notion de progrès, et implique déjà toute une philosophie de l’histoire dont l’un des traits serait de ne pas supposer, tacitement ou explicitement, que l’histoire se règle sur un modèle préexistant.