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Les deux premiers articles du chapitre I déploient les branches d’une alternative : deux manières d’aborder et de concevoir la politique et la vie en société sont opposées. Cette alternative sera-t-elle un « ou bien, ou bien » ? ― Il n’est pas rare qu’un texte de philosophie pose une alternative, pour ensuite la dépasser, la déborder, la subvertir. Ce peut être en montrant qu’elle implique un faux dilemme, ou que les termes opposés sont, chacun à leur manière, insuffisants ou excessifs ; ou que les termes participent, sous les apparences, d’une même lacune, d’un même présupposé85. Parfois l’un des termes est plus satisfaisant que l’autre, moyennant un correctif. ― Ainsi commence le Traité politique :

§ 1. ― Les philosophes conçoivent les affects dont nous sommes tourmentés comme des vices dans lesquels les hommes tombent par leur propre faute ; c’est pourquoi ils ont coutume d’en rire, d’en pleurer, d’en médire, ou, quand ils veulent montrer plus d’élévation, de les détester [1]. Ils croient ainsi agir divinement et s’élever au faîte de la sagesse, prodiguant toute sorte de louanges à une nature humaine qui n’existe nulle part, et flétrissant par leurs discours celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu’ils sont, mais tels qu’eux-mêmes voudraient qu’ils soient : et ainsi le plus souvent ils ont écrit une Satire en guise d’Éthique, et n’ont jamais conçu de Politique qui puisse être en usage et être tenue pour autre chose qu’une chimère, ou comme convenant en Utopie ou à l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire à un temps où nulle institution n’était nécessaire [2]. Entre toutes les sciences, donc, qui ont une application, c’est la politique où la théorie passe pour différer le plus de la pratique, et il n’est pas d’hommes qu’on juge moins propres à gouverner la République, que les théoriciens ou les philosophes [3]86.

[1] L’appellation « philosophe », ici, a quelque chose de péjoratif. On sent que l’auteur ne se compterait pas volontiers parmi eux. Qui sont ces « philosophes » exactement, Spinoza ne le dira pas. On peut supposer qu’il s’agit des Scolastiques ; mais peut-être pas seulement. Les « philosophes » ont en commun de concevoir les hommes

85 Henri Bergson, par exemple, à propos du matérialisme, de l’idéalisme et du réalisme, dans la

« Conclusion » de Matière et mémoire, écrit : « en creusant au-dessous de trois hypothèses, je leur

découvre un fond commun. » Ou bienGilbert Simondon : « Il existe deux voies selon lesquelles la réalité de l’être comme individu peut être abordée : une voie substantialiste […], une voie hylémorphique […]. Le monisme centré sur lui-même de la pensée substantialiste s’oppose à la bipolarité du schème hylémorphique. Mais il y a quelque chose de commun en ces deux manières d’aborder la réalité de l’individu : toutes deux supposent qu’il existe un principe d’individuation antérieur à l’individuation elle- même. » Dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2005, p. 23.

comme tombant dans le vice par leur propre faute (sua culpa). Ainsi, le thème de la faute ouvre le Traité politique. On tient les individus humains pour responsables de leur sort, on les suppose doués d’un libre arbitre. L’attitude réprobatrice décrite découle de cette supposition ; cependant, les causes réelles des affects conflictuels restent dans l’ombre. Nous verrons dans quelle mesure la production des affects peut être expliquée en partie par le déterminisme des institutions. ― Remarquons que ces différentes réactions (se moquer, se plaindre, maudire) devant le spectacle de l’impuissance humaine, découlent elles-mêmes d’affects. Par redoublement, on pourrait rire, déplorer, détester ces « philosophes » qui rient, pleurent, etc. Mais, on le voit, ce serait rester prisonnier de la perspective dont il s’agit de se déprendre.

[2]Les « philosophes » conçoivent les hommes non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils soient. La nature humaine qu’ils imaginent n’existe nulle part, cependant que la nature humaine existante, pourtant non dénuée de potentialités, est méconnue et diminuée. Il résulte de l’idée fausse que les hommes se font de la nature humaine une inapplicabilité de leurs visées politiques. Si l’erreur consiste à penser que les hommes sont vicieux par leur propre faute ; si l’inapplicabilité de la politique des philosophes découle de ce présupposé, alors, semble-t-il, la condition d’applicabilité de la politique va impliquer, notamment, une imputation différente de la faute. Nous verrons dans la deuxième partie quelle sera cette nouvelle imputation, ce « nouveau blâme ». Nous verrons aussi comment le Traité politique va transformer graduellement le langage de la faute, en un langage de l’institution sage et de l’amélioration.

Arrêtons-nous pour le moment sur les termes utilisés : les philosophes n’ont jamais conçu de politique qui soit autre chose qu’une « chimère » (chimæra), des institutions valables seulement au pays de l’« Utopie » ou encore à l’âge d’or des poètes. Bref, autant de fictions bien avérées. La référence à l’Utopie dans le texte de Spinoza nous semble particulièrement remarquable87. Quel est le sens de cette référence ? Il ne semble pas être question de l’œuvre littéraire de Thomas More à proprement parler (avec son intrigue et ses

87 On sait que Spinoza avait l’Utopie de More dans sa bibliothèque. Charles Kaufman commentant

l’inventaire de la bibliothèque de Spinoza dressé par A. J. Servaas van Rooijen, archiviste de la Haye, s’arrête sur le livre de More. Après une précision d’ordre biographique sur le « célèbre homme d’État et écrivain anglais », dont l’Utopie a produit un « concert d’admiration », Kaufman note : « L’Utopie n’est point une œuvre capitale, mais simplement un jeu d’esprit, comme les savants s’en proposaient à cette époque, une fantaisie de lettré, un caprice d’écrivain, qui a besoin de se distraire et d’amuser ses lecteurs. », Dossier de l’édition de l’Éthique, op. cit., p. 662.

personnages). Plutôt, l’utopie, lieu de nulle part, apparaît ici comme lieu commun. D’ailleurs, non sans un certain accent péjoratif qui deviendra monnaie courante au XIXe siècle, à la suite de Karl Marx. ― On n’en conclura pas toutefois que c’est de la philosophie de More dont Spinoza cherche à s’éloigner ; au contraire, on pourrait trouver chez l’un et l’autre une commune inspiration. Par exemple, dans l’Utopie, More commence par mener une critique très « terre à terre » de l’Angleterre de son temps ― sur le mode de la satire, il est vrai ―, et exprime certaines idées qui, justement, nous paraissent proches de celles de Spinoza88.

[3] Puisque c’est en politique que la théorie passe pour différer le plus de la pratique, il s’ensuit que les théoriciens sont les moins aptes à proposer une politique applicable. La formule est hyperbolique : il n’est pas d’hommes qu’on juge moins propres à gouverner la république que les philosophes : on peut lire cet énoncé comme poursuivant la critique de la position « idéaliste » de certains, voire de la plupart des philosophes. Mais on pourrait également y lire un constat plus neutre, par exemple : les philosophes, pétris de rationalité et de culture, peuvent avoir tendance à imaginer les hommes comme eux-mêmes, leur prêtant des idées, des affects, des dispositions et aussi des conditionnements qu’ils n’ont pas. Ils imaginent des cités sans friction.

Considérons maintenant l’autre branche de l’alternative.

§ 2. ― Pour les politiques en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu’à les diriger pour le mieux, et on les juge habiles plutôt que sages [1]. L’expérience en effet leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes [2] ; ils s’appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l’efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d’appliquer [3]. Ils semblent de ce fait aller contre la religion, aux yeux des théologiens surtout, qui croient que les pouvoirs souverains doivent traiter les affaires publiques selon les règles de piété qui lient le simple particulier [4]. Que cependant les politiques aient écrit de politique avec bien plus de bonheur que les philosophes, cela n’est pas douteux : ayant eu en effet l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné qui s’éloignât de l’usage [5]89.

88 « Si vous ne remédiez à ces maux-là, c’est en vain que vous vanterez votre façon de réprimer le vol. Elle

est plus spécieuse qu’elle n’est équitable ou efficace. En effet, vous laissez donner le plus mauvais pli et gâter peu à peu les caractères depuis la petite enfance, et vous punissez des adultes pour des crimes dont ils portent dès leurs premières années la promesse assurée. Que faites-vous d’autres, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ? […] Mettez une limite aux achats en masse des grands et à leur droit d’exercer une sorte de monopole. » Thomas More, Utopie, Livre I, op. cit, p. 103.

[1] Spinoza ne dit pas exactement que « les politiques » tendent des pièges aux hommes plutôt que de les diriger pour le mieux. Il fait plutôt état d’une opinion. Il la partage peut-être, en tout cas il la présente de biais. On les croit, on les estime plutôt habiles90 (callidi) que sages (sapientes). L’habilité, en effet, peut aller sans sagesse. Il y a bien une critique impliquée dans cette présentation, mais la position de l’auteur n’est pas tranchée comme dans l’article précédent.

[2] L’expérience a enseigné aux « politiques » qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes : la phrase est déposée comme une leçon pratique, un truisme, une lapalissade ; peut-être avec un haussement d’épaules. Autrement dit les politiques sont des « réalistes ». On les dira « machiavéliques ». Le caractère vicieux de l’homme a cessé de leur apparaître comme un accident, et en cela ils sont plus avisés que les « philosophes » et les « théologiens » ; que les « utopistes » et les « poètes ».

[3] « Les politiques » cherchent à prévenir la malice humaine, et pour cela ils usent de moyens qui procèdent davantage de la crainte que de la raison. Nous pouvons supposer que cette politique de la crainte va être inférieure à une autre, mais cela n’est pas dit d’emblée. Le philosophe, avançant comme masqué, paraît se ranger du côté des politiques. Est-il bien vrai que les politiques s’efforcent de prévenir la malice ? N’est-ce pas plutôt le projet de l’auteur, qu’il glisse dans cette description de la politique, pour suggérer déjà ce qui découlera d’une politique bien menée ? Spinoza estime le « réalisme » et l’expérience des politiques, et pourtant, il semble que les politiques ne le satisfont pas non plus.

[4] Les politiques semblent aller contre la religion ― mais, puisque la religion est une institution politique, les politiques ne peuvent peut-être pas vraiment aller contre la religion91.

[5] Si les politiques s’y connaissent en politique, s’ils en traitent mieux que ne le font les philosophes, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils enseignent les voies de reconduction de l’usage. Tout se passe comme si la théorie de la pratique existante, ne pouvait que conserver ce qui existe, sans jamais faire advenir ce qui se conserverait le mieux. Le cercle dans lequel semblent être engagés les politiques (les politiques que la

90 Le qualificatif habile reviendra plus tard pour caractériser Machiavel comme auteur politique.

91 Alexandre Matheron soutient une thèse forte d’après laquelle chez Hobbes et Spinoza, « la religion a une

fonction exclusivement politique : politiquement positive ou politiquement négative selon les cas, mais toujours et uniquement politique. ». Cf. « Politique et religion chez Hobbes et chez Spinoza », dans

crainte tient, et qui tiennent par la crainte), semble supposer en même temps quelque chose comme l’institution d’une parole autorisée sur le sujet de la politique. Or, la politique au sens large ne concerne pas que les « politiques ».

Spinoza ne s’en tiendra pas à cette alternative. Il la surmontera en recueillant le meilleur de l’une et de l’autre branche. Mais avant d’aller plus loin, il nous semble bon d’insister sur le fait que cette alternative est peut-être moins celle de Spinoza, que celle de l’opinion commune, ici mise en scène. Pour les politiques, sera utopique, chimérique, toute proposition qui n’entre pas dans le cercle restreint de ce qui est « applicable92 ». Les philosophes, de leur côté, jugeront les politiques bornés et machiavéliques. Un semblable jeu de renvois compensatoires caractérise encore nos discussions contemporaines.

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Les articles 3 à 5 exposent les motifs de l’auteur écrivant ce Traité. « M’appliquant à la politique, donc, je n’ai pas cherché à démontrer quoi que ce soit de nouveau ou d’inouï, mais seulement d’établir par des raisons certaines et indubitables ce qui s’accorde le mieux avec la pratique93. » Spinoza a cherché à établir ce qui convient le mieux avec la pratique (cum praxi optime conveniunt). Affirmation paradoxale : comme il ne s’agit pas de découvrir ou d’inventer quoi que ce soit de nouveau, on peut se demander de quelle pratique il est question, et en quoi ce qui convient le mieux avec la pratique n’est pas ce qui se pratique déjà, justement, et dont les politiques ont l’expérience. Pourquoi écrire le Traité

politique, s’il est incroyable que nous concevions jamais rien de neuf en la matière ? ― Ce

qui convient le mieux avec la pratique, Spinoza va le déduire de la « nature humaine ». Les philosophes se sont illusionnés à son sujet94. La méthode sera d’en partir95.

92 « Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter », écrit Rousseau dans l’Émile ; « C’est comme

si l’on me disait : proposez de faire ce qu’on fait ; ou du moins proposez quelque bien qui s’allie avec le mal existant. Un tel projet, sur certaines matières, est beaucoup plus chimérique que les miens ; car, dans cet alliage, le bien se gâte, et le mal ne se guérit pas. J’aimerais mieux suivre en tout la pratique établie, que d’en prendre une bonne à demi. » Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Préface.

93 T.P., I, § 4.

94 Le début du Traité politique pourrait être rapproché de la Préface de la quatrième partie de l’Éthique :

« Pour la plupart, ceux qui ont écrit des affects et de la façon de vivre des hommes semblent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la nature, mais des choses qui sont hors de la nature. On dirait même qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme perturbe l’ordre de la nature plutôt qu’il ne la suit, qu’il a sur ses actions une absolue puissance, et n’est déterminé par ailleurs que par soi-même. Ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance de l’homme non pas à la puissance commune de la nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine, et pour cette raison ils la déplorent, en rient, la mésestiment, ou bien, et c’est le cas le plus

L’auteur nous paraît très conscient d’opérer, à la suite de Descartes et de Hobbes, une rupture ; d’instaurer un nouveau paradigme ; quand il déclare, sobrement : « J’ai considéré les affections humaines telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la superbe, la pitié et les autres mouvements de l’âme, non comme des vices mais comme des propriétés de la nature humaine : des manières d’être qui lui appartiennent comme le chaud et le froid, la tempête, le tonnerre et tous les météores appartiennent à la nature de l’air. » ― Ce que Spinoza dit des affections s’applique tant à la foule qu’aux politiques, et c’est bien là tout le problème : « Croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes » ; autrement dit « se complaire dans la fiction96 ».