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Partie III. — Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre

1. Vers le Scolie II de la Proposition 37

Nous retrouvons Spinoza à la dernière ligne du Scolie I de la Proposition 37209 de la quatrième partie de l’Éthique. « Il me reste à expliquer ce que c’est que le juste, l’injuste, le péché, et enfin le mérite. Mais là-dessus, voir le Scolie suivant210. » Il s’agit là d’une énumération thématique très proche de celle qui ouvrait le chapitre II du Traité politique211.

208 « Speremus pariter, pariter metuamus amantes ; Ferreus est, si quis, quod sinit alter, amat. » Cité par

Spinoza, Éthique, III, Prop. XXXI, Corol ; trad. de B. Pautrat.

209 Prop. XXXVII : « Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour

tous les autres hommes [...]. »

210 Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. I.

211 « Dans notre Éthique nous avons expliqué ce que sont le péché, le mérite, la justice, l’injustice et

L’occurrence de cette énumération, placée à la fin du Scolie I de cette Proposition, est remarquable ; à quel Scolie le lecteur est-il renvoyé ? Au Scolie II, qui suit, parfaitement contigu. Nous sommes renvoyés... à la phrase suivante. ― Lisons donc l’incipit de ce Scolie II : « Dans l’Appendice de la Première Partie, j’ai promis d’expliquer ce que c’est que la louange et le blâme, le mérite et le péché, le juste et l’injuste212. » Péché, mérite, justice et injustice : nous retrouvons là les termes de l’énumération qui terminaient le Scolie I, à quoi s’ajoutent maintenant la louange et le blâme ; pour le reste, il s’agit de la même série de notions, chacune présentée avec un contraire, ce qui peut suggérer déjà leur caractère relatif.

L’idée vient, de relier le réseau des articles du Traité politique concernant le paradoxe du péché de la cité (la boucle formée des chapitres II et IV, comme nous l’avons vu dans la section 3 de notre partie précédente) à ce port d’attache « entre scolies » (dernière ligne du Scolie 1, première ligne du Scolie II de l’Éthique), pour une mise en communication des pièces dans le système. Une entrée politique trouvée là, au détour de la quatrième partie de l’Éthique, intitulée De la servitude humaine ou des forces des affects. Ce que l’on appelle « articulation éthico-politique », pour caractériser la philosophie de Spinoza, trouverait sans doute, à ce point de recoupement possible des écrits, un lieu d’observation privilégié. En effet, la série récurrente des trois énumérations (à la fin du Scolie I, au début du Scolie II de la Proposition 37, et au début du chapitre II du Traité

politique) nous paraît caractériser une problématique précise, et il semble que l’auteur nous

en signale la présence, d’œuvre en œuvre. Le deuxième scolie pourrait-il être un ajout tardif, inspiré de l’écriture du Traité politique (lequel renvoie à l’Éthique à plusieurs reprises) ?

Après les deux énumérations des deux scolies rapprochant le mot « péché » des mots de la politique bien connus (tels que « justice » et « injustice »), Spinoza dans la phrase suivante ajoute, encore sur le mode de l’annonce par référence à sa division de texte

212 Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. II. ― Voici le lieu de l’Appendice de la Première Partie auquel le

scolie II semble se référer : « Une fois qu’ils se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux, les hommes ne purent que tenir pour principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux, et juger le plus éminent tout ce qui les affectait au mieux. D’où vint qu’il leur fallut former ces notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur : et parce qu’ils se croient libres, de là naquirent les notions que sont la Louange et le Blâme, le Péché et le Mérite ; mais celles-ci, je les expliquerai plus bas, quand j’aurai traité de la nature humaine. » Éthique, I, Appendice, op. cit., p. 87.

― accentuant encore l’aspect ralenti de l’exposé ―, cette autre précision : « Pour ce qui touche la louange et le blâme, je m’en suis expliqué dans le Scolie de la Proposition 29 Partie 3 ; et quant aux autres, ce sera maintenant le moment d’en parler213. » C’est donc du juste et de l’injuste, ainsi que du mérite et du péché, dont il s’agira ici.

Avec à l’esprit ce que nous disions au sujet de la redéfinition du langage de la faute ― ou, comme disait Hobbes, de l’idée d’un blâme raisonnable214 ―, regardons ce que Spinoza fait, dans le deuxième Scolie de cette proposition sur le désir d’un bien commun. En quelques lignes, il va condenser les principes de la politique, et produire une sorte de

miniature ; une page et demie, incluant de nombreux renvois intratextuels (d’ailleurs tous

contenus dans la première moitié du Scolie II), ayant pour cibles des lieux précis et distants. Une telle mise en forme ancre fortement le raisonnement dans un ensemble de raisonnements préalables. Devant autant de trajets possibles, comme à la montagne, il faut choisir ; satisfaisons-nous ici de faire intervenir la seconde moitié du Scolie II dans le corps principal de notre texte, et plaçons le début en note ci-dessous215. La multitude des renvois

213 Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. II.

214 « Il faut donc rechercher ce que c’est que blâmer raisonnablement, ou au rebours blâmer hors raison. [...]

Un péché, une coulpe, une faute, ou une offense, se peut définir en cette manière, ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois. » Hobbes, Du citoyen, op.

cit., II, chap. XIV, § XVII.

215 « Chacun existe par le souverain droit de nature, et par conséquent c’est par le souverain droit de nature

que chacun fait ce qui suit de la nécessité de la nature ; et par suite c’est par le souverain droit de nature que chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et veille à son intérêt selon son propre tempérament (voir les Prop. 19 et 20 de cette partie) et se venge (voir le Coroll. Prop. 40, partie 3) et s’efforce de conserver ce qu’il aime, et de détruire ce qu’il a en haine (voir la prop. 28, partie 3). Que si les hommes vivaient sous la conduite de la raison, chacun posséderait ce droit qui est le sien (par le coroll.

1, Prop. 35 de cette partie) sans aucun dommage pour autrui. Mais, parce qu’ils sont sujets aux affects

(par le Coroll. de la Prop. 4 de cette partie), qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu de l’homme (par la Prop. 6 de cette partie), ils se trouvent donc souvent entraînés diversement (par la Prop. 33 de

cette partie), et sont contraires les uns aux autres (par la Prop. 34 de cette partie), alors qu’ils ont besoin

de s’aider mutuellement (par le Scolie de la Proposition de cette partie). Et donc, pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et s’aider, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit naturel, et s’assurent mutuellement de ne rien faire qui puisse tourner au détriment d’autrui. Quant à la manière dont il peut se faire que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux affects (par le Coroll. de la Prop. 4 de

cette partie), et inconstants et divers (par la Prop. 33 de cette partie), puissent se donner cette assurance

mutuelle et avoir une confiance mutuelle, elle ressort avec évidence de la Proposition 6 de cette Partie et de la Proposition 39 de la Partie 3. À savoir, qu’un affect ne peut être contrarié que par un affect plus fort et contraire à l’affect à contrarier, et que l’on s’abstient de causer un dommage par peur d’un dommage plus grand. C’est donc par cette loi que la Société pourra s’établir, à condition de revendiquer pour elle- même le droit qu’a chacun de se venger, et de juger du bien et du mal ; et par suite, d’avoir le pouvoir de prescrire une règle de vie commune, et de faire des lois, et de les garantir non par la raison, qui ne peut contrarier les affects (par le Scolie de la Prop. 17 de cette partie), mais par des menaces. » Éthique, IV, Prop. XXXVII, Scol. II, op. cit., p. 399. ― Nous aurions pu ne pas reproduire ces renvois intratextuels, mais nous voulions donner à voir ces aspects formels remarquables. Une telle densité de renvois peut être

de la première partie du Scolie II fait alors place au texte que voici, sur l’origine et la formation de la société politique :

Et cette Société, garantie par les lois et par le pouvoir de se conserver, s’appelle Cité, et ceux qu’elle défend de son droit, Citoyens ; par où l’on comprend aisément qu’il n’y a dans l’état de nature rien qui soit bien ou mal de l’avis unanime ; puisque chacun, dans l’état naturel, ne veille qu’à son utilité, et décide du bien et du mal selon son tempérament et en n’ayant pour règle que son utilité, et que personne ne l’oblige à obéir à une loi, que lui seul. Et par suite, dans l’état naturel le péché ne se peut concevoir ; mais bien dans l’état Civil, où il est décidé d’un commun accord de ce qui est bien et de ce qui est mal, et où chacun est obligé d’obéir à la Cité. Et donc le péché n’est rien d’autre que la désobéissance, qui pour cette raison est punie par le seul droit de la Cité, parce qu’on le juge par là même digne de jouir des commodités de la Cité216.

L’enchaînement de signes par lequel est introduite la notion de péché, très proche du Traité

politique stylistiquement, nous semble procéder en deux temps ― et ne pas inclure la

troisième règle d’usage, paradoxale entre toutes, qui, comme nous l’avons vu dans la section 3 de la partie précédente, apparaît dans le chapitre IV du Traité politique. Le premier temps est celui de la négation de l’idée d’un péché par rapport à la nature en soi (déthéologisation de la notion, règle négative). Dans l’état de nature le péché ne se peut concevoir217. Puis, vient l’affirmation d’une condition d’application, découlant de la définition de la loi commune : le péché se conçoit seulement à l’état civil, en fonction de ses décrets218. Par conséquent, « le péché n’est rien d’autre que la désobéissance ». Mais la cité, elle, peut-elle pécher ? Si l’on s’en tient à ce texte, l’on voit que le problème n’est pas posé. Il n’est pas dit ici que la cité elle-même peut mal faire (ou « errer », comme dira Rousseau) ; il est seulement dit que, en tant que souveraine puissance, le pouvoir public décide de ce qui est bien et mal ― loi vis-à-vis de laquelle le péché peut être commis. La cité, de ce point de vue, est rigoureusement injusticiable. Il n’est pas dit, comme dans le

Traité politique, qu’il faut au philosophe une troisième règle d’usage : celle dont nous

disions qu’elle forme un paradoxe219. Mais le Scolie II de la Proposition 37 n’est pas terminé, et se poursuit de cette façon :

le signe d’une écriture tardive. Impossible ici de sonder la totalité de ces connexions prolixes. Retenons que Spinoza prend soin d’indiquer que l’affect le plus fort naît rarement de la raison, et que le matériau de la vie sociale, c’est l’affect-passion : car, des hommes purement raisonnables s’accorderaient spontanément ; et entre sages tout est commun. Or c’est chacun qui peut dire, selon le mot du poète : je vois le meilleur, et fais le pire.

216 Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. II. Nous soulignons. 217 « Il n’y a pas de péché dans l’état de nature... » T.P., II, § 18. 218 « Le péché ne peut se concevoir que dans l’État... » T.P., II, § 19.

Ensuite, dans l’état naturel, personne n’est, d’un commun accord, Seigneur de quelque chose, et il n’y a dans la Nature rien qu’on puisse dire être à tel homme, et non à tel autre ; mais tout est à tous ; et partant dans l’état naturel on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun le sien, c’est-à-dire que, dans l’état naturel, rien ne se fait qui puisse être dit juste ou injuste ; mais bien à l’état civil, où l’on a d’un commun accord décidé de ce qui est à untel et à untel220.

Dans l’état naturel, on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun le sien, c’est- à-dire qu’il n’y a pas un « droit de propriété » antérieur à l’institution juridique (laquelle est une institution politique). Il est dit que, à l’état civil, ce qui est à untel et non pas à tel autre a été décrété d’un commun accord : ex communi consensu decernitur. Mais est-ce vraiment le cas ? On peut supposer en effet que ni l’iniquité dans la répartition des biens, ni la division sociale, par exemple, ne procèdent toujours d’un commun accord, si par commun accord on entend une réciprocité d’intérêt dans l’entente contractée. Qu’opère l’introduction ici et pas ailleurs de cette idée d’un commun accord, ex consensu ? Elle permet de distinguer l’état civil de l’état de nature, où il n’y a ni propriété, ni justice, ni discernement en commun. Or, une fois dit que les lois humaines sont des conventions, reste la question : est-il possible de juger injuste une justice pourtant dite ex consensu ? ― À quoi Spinoza pourrait répondre : « Oui bien sûr, c’est ce que je dis... » Mais il ne suffit pas de le dire comme ça : « justice injuste » : l’idée enveloppe contradiction. ― « Comment, c’est-ce que tu dis ? » ― « J’ai l’espoir, en effet, qu’en faisant apparaître comme conventionnelles les lois, en faisant valoir les droits de la raison, le lecteur comprenne qu’il n’est pas tenu d’accepter n’importe quelle clause. »

Et Spinoza de terminer le Scolie II de la Proposition 37 en reprenant (une troisième fois en deux scolies) l’énumération des thèmes, mais cette fois-ci en tirant une conclusion qui relativise radicalement tout ce qui vient d’être dit : « d’où il appert que le juste et l’injuste, le péché et le mérite, sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui expliquent la nature de l’Esprit. Mais assez là-dessus221. » Les « notions extrinsèques » (péché, mérite, justice, injustice, etc.) n’expliquent pas la nature de l’esprit, ne permettent pas de le comprendre. Or, « nous ne savons avec certitude être bien et mal que ce qui conduit véritablement à comprendre222 ». Les notions extrinsèques peuvent être comprises :

disons qu’elle pèche au sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la nature pèche. » T.P., IV, § 4.

220 Id. 221 Id.

bien qu’il n’y ait pas de justice et d’injustice en soi ― sinon ce serait des attributs de la substance, perçus par l’intellect comme constituant son essence ―, ces notions, avec les affects qui s’y lient de manières précises et déterminées (espérance et crainte, humilité et repentir), sont utiles à la vie sociale223.