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Partie II. — Le mouvement d’exposition des principes du droit

4. La recherche extra-juridique du meilleur régime

« Tâchons donc de nous former par supposition l’idée d’un peuple heureux, et puis nous établirons nos règles sur cette idée188. »

Rousseau, Fragments politiques

Le chapitre V, à la charnière de l’ouvrage, opère une nouvelle révolution terminologique. Le problème sur le point d’être formulé, c’est celui d’une institution juridique qui, sans être déraisonnable tout à fait, n’est pas non plus si raisonnable que cela. Le langage de la faute se transforme, graduellement, en langage de l’« amélioration ».

Comme la meilleure règle de vie pour se conserver soi-même autant qu’il se peut, est celle qui est instituée suivant les prescriptions de la raison, il en résulte que tout le meilleur que fait soit un homme, soit une Cité, est ce qu’il fait en tant qu’il est le plus complètement son maître. Ce n’est pas en effet tout ce que nous disons qu’on a le droit de faire, que nous affirmerons être le meilleur [1]. Autre chose est de cultiver un champ en vertu d’un droit, autre chose est de cultiver ce champ le mieux possible ; autre chose, dis-je, est de se défendre, de se conserver et de juger le mieux possible [2]. En conséquence autre chose est de commander en vertu de son droit et d’avoir la charge des affaires publiques, autre chose est de commander le mieux possible et de gouverner le mieux possible la chose publique [3]. Ayant ainsi traité en général du droit de toute Cité, il est temps de traiter du régime le meilleur en un État quelconque189.

[1] Cet énoncé d’après lequel ce n’est pas de tout ce que nous disons fait de droit (jure fieri dicimus), que nous affirmerons être pour le mieux (optime fieri affirmamus), nous paraît d’une grande importance. Une difficulté surgit, qui vient du fait que, en vertu de l’identification spinozienne du droit et de la puissance, il n’est pas évident que l’on puisse opposer, au droit, autre chose qu’un droit.

[2] L’exemple d’un champ bien ou mal cultivé, quoique cultivé de « bon droit », met en évidence la différence des deux niveaux hétérogènes que sont les conventions humaines, d’une part, et la « réalité objective », d’autre part. L’exposé nous place maintenant à un point de vue excédant tout positivisme juridique. Pourtant, on dira que cultiver un champ le mieux possible ne représente pas non plus une sortie du droit de nature, car il s’agit encore

188 Bibliothèque de la ville de Neuchâtel, N.7914, f° prélim. ; cité dans Rousseau, Du contrat social, op. cit.,

p. 331.

d’une puissance. Il semble donc que le mot « droit », dans cet article, est pris au sens de la convention. Opposant le « meilleur possible » au droit, relativisant, pour ainsi dire, le droit civil par le droit naturel de la raison, Spinoza se place à un point de vue qui permet de juger le droit positif190.

[3] Cette présente distinction entre le meilleur et le droit se répercute maintenant au niveau du gouvernement. On peut gouverner de « bon droit », et cependant mal gouverner. Il est important de faire valoir cette éventualité puisque, devant les erreurs et les errements du détenteur de l’autorité politique, il ne suffit pas, pour se comporter raisonnablement, d’alléguer simplement que la chose publique est gouvernée en règle, comme s’il s’agissait là du fin mot de l’affaire.

L’article 2 parachève la transformation du langage de la faute.

§ 2. ― On connaît facilement quelle est la condition d’un État quelconque en considérant la fin en vue de laquelle un état civil se fonde ; cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la vie [1]. Par suite le gouvernement le meilleur est celui sous lequel les hommes passent leur vie dans la concorde et celui dont les lois sont observées sans violation [2]. Il est certain en effet que les séditions, les guerres et le mépris ou la violation des lois sont imputables non tant à la malice des sujets qu’à un vice du régime institué [3]. Les hommes en effet ne naissent pas citoyens mais le deviennent [4]. Les affections naturelles qui se rencontrent sont en outre les mêmes en tout pays ; si donc une malice plus grande règne dans une Cité et s’il s’y commet des péchés en plus grand nombre que dans d’autres, cela provient de ce qu’elle n’a pas assez pourvu à la concorde, n’a pas institué assez prudemment ses règles de droit, et par conséquent n’a pas établi absolument un droit civil [5]. Un état civil, en effet, est constamment à craindre, où les lois sont fréquemment violées, ne diffère pas beaucoup de l’état de nature où chacun, au plus grand péril de sa vie, agit selon sa complexion propre [6]191.

[1] Si l’état civil devait se comprendre par rapport aux seuls buts que se propose un État, le risque de tyrannie serait constant, puisque tout s’organiserait, non pas en fonction de la société entière, mais en fonction des intérêts des politiques192. Certes, il y a bien un cercle dans cette affaire puisque, dans la mesure où l’État est censé émaner de la volonté générale, se régler sur l’État, c’est se régler sur la société elle-même, c’est obéir à la loi que l’on s’est prescrite. En un autre sens toutefois, l’un des termes a logiquement prévalence sur

190 L’étude des conditions de l’amendement spécifiquement juridique n’est pas menée dans le Traité

politique. Le Traité théologico-politique la menait pour son compte, comme nous le montrerons dans la

sous-partie B de la prochaine partie.

191 T.P., V, § 2.

192 Hobbes écrivait, exemplairement : « La fonction du souverain (qu’il s’agisse d’un monarque ou d’une

assemblée) est contenue dans la fin pour laquelle on lui a confié le pouvoir souverain, et qui est le soin de la sûreté du peuple : il y est obligé par la loi de nature, et il est obligé d’en rendre compte à Dieu, auteur de cette loi, et à nul autre. Notez que par sûreté, je n’entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes

les autres satisfactions de cette vie que chacun pourra acquérir par son industrie légitime sans danger ni mal pour la République. » Hobbes, Léviathan, II, XXX, op. cit., p. 357. Nous soulignons.

l’autre ; ce n’est qu’en se rapportant à la raison de la formation de l’état civil que peut être retrouvée la raison des lois. L’état de nature ne connaissait ni la sécurité, ni la paix.

[2] Que la non-violation des lois soit une condition nécessaire de la félicité collective, cela se comprend aisément. Que de très mauvaises lois soient plus sujettes à être violées que les bonnes, on ne s’en étonnera pas. Une telle considération peut même paraître triviale. Toutefois il faut avoir à l’esprit, considérant le raisonnement en train de se faire, que les derniers articles du chapitre IV défendaient explicitement l’idée selon laquelle les lois contraires à l’intérêt commun doivent être violées, contrairement à ce que l’on pourrait

dire par ailleurs. Pour éviter autant que possible les malentendus, il importe de réitérer les

principes de la « politique ordinaire ».

[3] L’idée que les « péchés » soient imputables non à la malice des sujets, mais à un vice du régime institué, est proprement révolutionnaire ; la pensée théologico-politique ou scolastique posait exactement l’inverse. C’était par cet angle critique que le Traité politique s’ouvrait (article 1, chapitre I) : les philosophes et les théologiens font comme si les hommes tombaient dans les vices par leur propre faute, alors que les affects qui les déterminent, ils ne choisissent pas de les avoir. Et tandis que le blâme s’épanche sur cette nature humaine supposée, les institutions et les défauts de l’ordre social existant, déterminant la production d’affects, sont passés sous silence.

Le passage du péché selon la cité au péché de la cité ouvre la voie à une critique de la raison institutionnelle.

[4] Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent : proposition majeure, formulée à la manière d’un apophtegme. La sociabilité correspond certainement à un besoin et à une aptitude de l’humain, mais elle peut prendre différentes formes193. Il ne faut point cependant présupposer ce qu’il s’agit d’engendrer : la « civilité194 ».

[5] Après avoir dégagé la structure rationnelle de l’État, il devient possible de repérer les défauts et les travers d’un État peu raisonnable. Le gouvernement le meilleur ne donne pas de raisons d’aller contre ses lois. Nous sommes au cœur d’une révolution dans

193 « Si les scolastiques, pour cette raison que des hommes à l’état de nature ne peuvent guère être leurs

propres maîtres, ont voulu appeler l’homme un animal sociable (animal sociale), je n’ai rien à leur objecter. » T.P., II, § 15.

194 « Puisque les hommes sont enfants lorsqu’ils naissent, ils ne peuvent pas être nés capables de société

l’ordre moral et politique : les vices individuels sont imputables aux défauts de l’institution. Comme le disait Thomas More, critique des pratiques de son temps, les autorités punissent des criminels que la forme de l’ordre social ne pouvait qu’engendrer : tel est le cercle vicieux dont il s’agit de sortir195. Il faut affronter l’apparente contradiction : la justice (au sens strict) est injuste (par rapport à l’idée de justice qu’on peut former). ― De même que les péchés commis peuvent être raisonnablement imputés aux défauts de la cité, la vertu des citoyens doit être mise au compte du système institutionnel196.

[6] Un état civil fondé sur la crainte et où les lois sont violées équivaut

fonctionnellement à un état de nature. Pour avoir un droit civil, une société peut n’en être

pas moins barbare à différents égards.

* * *

La différence entre le droit au sens strict et le meilleur selon la raison permet de créer une tension à l’intérieur des concepts précédemment exposés. Par exemple, la paix s’oppose à la guerre. Mais l’institution d’un droit civil suffit-elle à engendrer la paix ? L’article 4 répond à cette question.

§ 4. ― Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix, en effet, n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme, car l’obéissance (par le § 19 du chapitre II) est une volonté constante de faire ce qui suivant le droit commun de la Cité doit être fait. Une Cité, faut-il dire encore, où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau, et formés uniquement à la servitude,

mérite le nom de solitude plutôt que celui de Cité197.

Si... on doit dire... non que... mais... : de tels marqueurs attestent, une fois de plus, d’une

attention portée aux conditions d’usage des termes. Il ne suffit pas qu’il n’y ait pas de guerre, pour qu’il y ait la paix, c’est-à-dire que l’opposition simple paix/guerre ne suffit pas, car elle se fonde sur la guerre manifeste, tout ce qui n’est pas guerre manifeste étant

195 « Si vous ne remédiez à ces maux, c’est en vain que vous vanterez votre façon de réprimer le vol. Que

faites-vous d’autres, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ? » Thomas More, L’Utopie, I, op. cit, p. 103. ― Le droit pénal est ici mis en cause.

196 « De même en effet que les vices des sujets, leur licence excessive et leur insoumission doivent être

imputées (imputanda) à la cité, de même en revanche leur vertu, leur constante soumission aux lois doivent être attribuées à la vertu et au droit absolu de la Cité, comme il est manifeste par l’article 15 du chapitre II. » T.P., V, § 3. ― Il ne s’agit donc pas d’exiger plus de « vertu » des sujets et des gouvernants, mais de rendre le système institutionnel plus « vertueux ». Telle est la grande thèse spinozienne au sujet des institutions.

interprété comme paix ― grave erreur, car à côté de la guerre manifeste, il y a la guerre

latente198 ; et, sans doute, entre la guerre latente et la paix, il y a encore des degrés intermédiaires. Certes, une cité oppressive n’en demeure pas moins une cité. Cependant, d’une manière rhétorique, Spinoza refuse à une telle cité le nom de « cité », et la qualifie plutôt de « solitude199 » (solitudo). Sans doute ne s’agit-il pas pour l’auteur de faire de la

solitude une catégorie politique rigoureuse. Quelle est la fonction, dès lors, de ce passage ?

Nous croyons que l’objectif ici visé est de produire un affect ; l’efficace d’une telle opération est, en quelque sorte, extra-thétique.

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L’article 5 nous paraît non moins pertinent : « Quand nous disons que l’État le meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, j’entends qu’ils vivent d’une vie proprement humaine, d’une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l’accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux, mais principalement par la raison, la vertu de l’âme et la vie vraie200. » Une fois de plus, le discours de Spinoza prend pour objet à la fois les choses et le discours que l’on tient sur les choses. Il désamorce un discours que l’on pourrait peut-être qualifier de réductionniste, et qui chercherait à identifier la concorde, avec la simple reconduction de ce qui existe. Ce n’est pas qu’il ne faudrait pas que l’ordre établi soit reconduit ; c’est que la reconduction ou la conservation n’est pas une fin en soi. La concorde supérieure à viser implique une élévation de la qualité de vie. La distinction que fait ici Spinoza fait passer une différence où il n’y en avait pas. Elle trace dans le concept de « vie », en apparence d’un seul tenant, une frontière entre deux modes (de vie) opposés, dont l’un est jugé insuffisant, dégradant, indigne. La vie humaine (vitam humanam) n’est pas la simple circulation du sang (non sola

sanguinis circulatione). La vie raisonnable suppose la paix ; maintenir l’« humain » dans le

cercle étroit des fonctions animales peut se faire dans le contexte d’une « absence de guerre », mais sûrement pas en temps de paix au sens plein. Sans insister, Spinoza en dit

assez pour initier une critique, marquer une divergence, une orientation. La prolongation de

198 Hobbes définissait certes l’état de nature comme état de guerre de chacun contre chacun, mais comme

guerre soit manifeste, soit latente.

199 Nous verrons dans la section A de notre troisième partie comment Spinoza introduit, dans l’Éthique IV,

cette même opposition cité/solitude.

la vie, dans des conditions dégradantes, par exemple, n’est pas plus défendable qu’une naissance dans des conditions semblables201. Cette définition de la vie humaine pourrait être rapprochée de ce qui a été dit de la liberté : bien que déterminée de part en part, elle ne se réduit pas au « libre » déplacement spatial.

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Terminons notre analyse du mouvement d’exposition des principes du droit avec l’article 6, avant-dernier du chapitre V ; grave, expressif et récapitulatif.

§ 6. ― Notons que l’État institué, comme je l’ai dit, en vue de cette fin de faire régner la concorde, doit être entendu comme institué par une multitude libre, non comme établi par droit

de guerre à la multitude [1]. Sur une population libre l’espoir exerce plus d’influence que la

crainte ; sur une population soumise par la force au contraire, c’est la crainte qui est le plus grand mobile, non l’espérance [2]. De la première on peut dire qu’elle a le culte de la vie, de la seconde qu’elle cherche seulement à échapper à la mort : celle-là, dis-je, s’efforce à vivre par elle-même, celle-ci reçoit par contrainte la loi du vainqueur [3]. C’est ce que nous exprimons en disant que l’une est esclave, l’autre libre [4]. La fin d’un pouvoir acquis par le droit de guerre est la domination, et celui qui l’exerce a des esclaves plutôt que des sujets [5]. Et bien que, entre l’État créé par une population libre et celui dont l’origine est la conquête, il n’y ait point de différence essentielle si nous avons égard au droit civil en général, il y a entre eux une grande diversité et quant à la fin poursuivie, comme nous l’avons montré, et quant aux moyens dont chacun d’eux doit user pour se maintenir [6]202.

[1] L’institution d’une multitude libre s’oppose aux « républiques d’acquisition », pour le dire dans les termes de Hobbes. L’État né de la « conquête » inspire de la crainte et de la haine. La crainte, dans un tel contexte, est toujours double : crainte des sujets à l’endroit des despotes, crainte des despotes à l’endroit des sujets. Un tel État est, dans les termes de Spinoza, relativement impuissant, bien qu’institué « de droit203 ». Machiavel disait à quel point il est difficile, pour une population non libre au point de départ, de conquérir sa liberté : elle n’en a pas le souvenir204.

[2] L’affect d’espoir caractérise une population libre. La crainte mutuelle, souvenons-nous, caractérisait l’état de nature. Ici, on voit que l’opposition n’est plus entre

201 « Les enfantements pires que les meurtres... » Isidore Ducasse, Poésies, I, Paris, Presses de la

Renaissance, p. 244.

202 T.P., V, § 6.

203 Car le « souverain » n’a de droit sur les sujets que dans la mesure où il l’emporte sur eux en puissance,

disait la Lettre L de Spinoza à Jarig Jelles. Un droit de guerre peut devenir, par la force, « légitime » ; mais sans être le « meilleur possible ».

204 « Si des cités libres dès leurs origines, comme Rome, ont des difficultés à trouver des lois pour maintenir

leur liberté, celles qui sont nées dans la servitude n’ont presque aucune possibilité de le faire. » Machiavel,

l’état de nature et l’état civil, mais entre deux modes civils, se distinguant par le type d’affects qu’ils conditionnent.

[3] Une multitude libre a le culte de la vie, tandis que les individus asservis ne cherchent qu’à éviter la mort : l’opposition est radicale. Spinoza fait surgir ici l’aspect

moral de la condition humaine, comme pouvant être déterminée par le mode d’institution politique. Sans doute ne retrouve-t-on jamais ces modes d’existence opposés à l’état pur.

Cette caractérisation d’une société ayant le culte de la vie, ou bien, vivant dans la crainte et l’oppression, touche à tous les aspects de la vie collective, ses mœurs, son histoire, ses devenirs. Au sortir de la boucle reliant les chapitres II à IV, le chapitre V ouvre la perspective d’une recherche plus exigeante, une recherche plus que juridique.

[4] Vie/mort, liberté/servitude. ― « C’est ce que nous exprimons, en disant... », précise Spinoza, c’est-à-dire que « libre » et « esclave », termes à manipuler avec précaution, peuvent maintenant être utilisés pour décrire non plus seulement la condition des sujets, mais celle d’une société entière.

[5] Comme une cité fondée sur la crainte doit, du point de vue de la raison, recevoir le nom de solitude plutôt que celui de cité, de même, les sujets d’un pouvoir de cette sorte (un État contraire à l’intérêt du plus grand nombre) ne sont pas des sujets, mais des esclaves (servos) ― un retournement conceptuel éclatant. Certes, ces sujets dont Spinoza dit qu’ils n’en sont pas ― ils n’en sont pas moins des sujets tout de même. Or, l’option

philosophique de Spinoza est de concevoir et de proposer à l’attention des hommes une définition du citoyen qui exclut un tel mode de sujétion. Il nous le suggère, nous le fait