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Territorialisation idiosyncrasique et «métropolitanisation» des questions locales

6. PMAD et gouvernance: Le Grand Montréal 1 Introduction

6.8 Territorialisation idiosyncrasique et «métropolitanisation» des questions locales

Le fait que cet intérêt, cette motivation et cette capacité à se mobiliser adéquatement en la matière soient limités aux organisations de la société civile et excluent les «citoyens ordinaires» est toutefois en voie de changer progressivement. En effet, l’espace vécu des citoyens et le territoire d’intervention des organisations de la société civile grand-montréalaise débordent désormais fréquemment les frontières de leur quartier ou de leur municipalité, permettant à certains de se mobiliser à l’échelle de cet espace vécu ou ce territoire d’intervention, correspondant de plus en plus souvent à celle de la métropole (Leblanc Van Neste 2011). Par exemple, sur les enjeux qui les préoccupent le plus directement au quotidien, parmi lesquels le transport trône sans contredit au sommet, «même certains organismes communautaires liés à l’échelle de l’arrondissement ont fait le saut jusqu’aux débats métropolitains» (ibid.: 273). La coalition de plusieurs dizaines de citoyens individuels et de membres de groupes militants locaux autour des Partenaires du parc écologique de l’archipel de Montréal susmentionnés, dans le cadre du débat sur le PPMAD, constituait à maints égards une première manifestation d’un tel saut d’échelle en matière d’aménagement dans la région. Cela donne à penser que ce «deficit model» ou ce «cognitive deficit» ont peut-être été palliés dans une certaine mesure par la vaste offensive d’information et de mobilisation de la CMM entourant le PMAD et la planification

métropolitaine. Le directeur général de MRC cité ci-dessus (MRCN1 2014-09-05) reconnaît qu’il s’est agi d’une «belle opération, mais de là à se targuer que tout le monde était d’accord avec le PMAD», il y a un pas qu’il ne faut franchir.

Cette mobilisation sans précédent de la société civile mérite en effet d’être soulignée, surtout qu’elle s’est effectuée autour d’un document de planification portant sur des échelles spatiale et temporelle sur lesquelles le Grand Montréal ne s’était penché qu’une fois auparavant, six ans plus tôt, quand il a tenté en vain d’adopter son projet de schéma métropolitain. Il est toutefois incertain que cela confirme que l’échelon métropolitain revête aujourd’hui une signification et une importance concrètes pour la société civile du Grand Montréal dans son ensemble. Seuls les groupes et organismes dont l’aire d’intervention ou d’influence est métropolitaine ont ainsi référé explicitement à cette échelle, à l’exception notable des acteurs locaux, régionaux et même nationaux coalisés pour l’occasion autour de la promotion de ce projet de trame verte et bleue. Toutefois, les interventions à cette fin de la majorité de ces citoyens non affiliés ou membres de groupes militants locaux participaient en fait d’un processus singulier qu’il convient de qualifier de «territorialisation idiosyncrasique», c’est-à-dire d’ancrage territorial des enjeux du débat en fonction de leurs manières particulières et habituelles de réagir et de se mobiliser observée à d’autres échelles, sur d’autres enjeux et même à d’autres périodes.

La plupart de ces citoyens et groupes locaux ont en effet utilisé l’arène métropolitaine pour mettre en évidence des préoccupations globales à l’égard de milieux particuliers. Une grande quantité de participants a ainsi demandé aux commissaires de la CMM que le PMAD protège ce boisé, cette forêt, ce milieu humide, ce parc, cette rivière, ce ruisseau, etc. (bois Angell; boisé Saint-Paul; club de golf Meadowbrook; corridor vert Châteauguay-Léry; escarpement Dickson; falaise Saint-Jacques; forêt Sainte-Dorothée; îles au Foin, aux Vaches, Charron, Saint-Joseph et Saint-Pierre; monts Laval et Royal; parcs de la rivière Saint-Jacques et Westmount; promenade Bellerive; rivière de l’Anse-à- l’Orme; ruisseau Molson; etc.). L’innovation à cet égard résidait ainsi dans le fait que leurs requêtes étaient pour la plupart rattachées à ce souhait que le Grand Montréal constitue sa trame verte et bleue en protégeant ce boisé, cette forêt, ce milieu humide, ce parc, cette rivière, ce ruisseau, etc. Les fins d’autrefois devenaient dès lors les moyens d’aujourd’hui de parvenir à de nouvelles fins plus globales, et ce, sans pour autant cesser de constituer des fins en elles-mêmes. Plutôt que d’être le théâtre d’une soudaine apparition de préoccupations de nature métropolitaine, le débat public sur le PMAD a donc mis en scène une certaine «métropolitanisation» des questions locales, surtout en matière de protection de l’environnement.

Gariépy et Gauthier (2009) ont montré qu’un phénomène similaire s’est produit durant les audiences de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) sur le plan d’urbanisme de 2004 de la Ville de Montréal. Dans son rapport synthétisant les mémoires présentés devant lui par les groupes et citoyens, l’OCPM a laissé de côté plusieurs requêtes concernant des territoires locaux particuliers en disant qu’il

appartenait aux arrondissements, et non à la ville-centre, de s’en occuper, et rattaché les autres à des questions globales en soutenant que leur prise en considération était nécessaire à l’échelle de la ville dans son ensemble. Les commissaires ont donc assuré la montée en généralités de certaines requêtes et permis leur saut d’échelle du local au supralocal. Leur travail d’interprétation a permis de traiter ces préoccupations particulières adéquatement en rendant les principales «plus digestes» pour les élus en les enchâssant dans de grands principes mieux connus et attestés. Durant les audiences sur le PPMAD, les citoyens et groupes locaux partisans du projet de parc écologique ont effectué par eux-mêmes ce travail d’abstraction du concret et de regroupement de leurs requêtes précises sous le parapluie d’un idéal global, novateur, rassembleur et, par conséquent, beaucoup plus susceptible de recueillir l’appui des décideurs. Dans de telles circonstances, l’ajout de la trame verte et bleue aux objectifs du PMAD a permis à la société civile de souligner l’importance et l’ampleur de sa contribution à la planification métropolitaine et à la CMM de montrer qu’elle a su écouter ce que le Grand Montréal lui demandait et accéder à ses requêtes pour le bien-être de tous. Toutes deux se sont ainsi légitimées réciproquement. Les répercussions de cette dialectique unissant les employés de la CMM, les élus du Grand Montréal et la population de la région ne seraient toutefois pas que de nature discursive. Les liens de confiance tissés entre tous ces acteurs entre autres par le débat sur le PMAD et la légitimation réciproque entre citoyens et élus qui en a découlé permettraient en effet d’augmenter la capacité des parties prenantes à le mettre en œuvre — en somme, de rendre «plus fonctionnelle» la gouvernance de l’aménagement métropolitain. Selon une mairesse de la couronne sud (MCS2 2014-10-02), l’acculturation des élus, planificateurs et citoyens de la région aux réalités plurielles de l’aménagement local, régional et métropolitain maximise les probabilités que la CMM, les MRC et les municipalités parviennent à traduire avec efficacité et adéquation les orientations générales du PMAD en interventions concrètes (constitution d’une aire TOD, protection d’un boisé, etc.). La dynamique d’inter-mobilisation qui lie les élus et les citoyens participant au débat public joue toutefois un rôle déterminant dans ce processus, selon elle, car ces acteurs sont les vecteurs de cette traduction réussie:

Si on veut faire arriver les choses dans la plus petite poupée russe, il faut aller en haut pour que ça descende jusqu’en bas. […] Quand on dit qu’il faut faire descendre les choses sur les territoires locaux, ça me fait toujours un peu peur, parce que les acteurs sur le terrain disent que c’est la volonté d’en haut mais qu’ils n’ont pas les outils pour l’appliquer concrètement. Si on veut avoir les outils, il faut s’assurer qu’en haut, on comprenne la réalité du terrain et ce qu’elle représente comme défi. Donc on mobilise les citoyens pour qu’à chaque étape des consultations, ils soient là pour rappeler le même message pour qu’il ne soit pas oublié et qu’il percole jusque sur le terrain. […] Alors moi, je surfe sur cette vague citoyenne, et pour ça, il faut que je l’alimente.

La réciproque de cette relation est tout aussi bénéfique pour les planificateurs de la région. Une fois mobilisés en nombres plus importants dans le cadre de grandes conversations en continu sur les enjeux de l’aménagement et ralliés autour d’objectifs partagés qu’ils se sont fixés ensemble à cette occasion, citoyens et élus locaux sont beaucoup moins susceptibles de s’opposer au travail des urbanistes, qui

s’en trouve considérablement facilité. L’assurance de l’acceptabilité sociale des projets, toujours complexe et sujette à d’intenses controverses, est dès lors plus probable, ce qui retire un poids considérable de leurs épaules — une autre contribution significative à la stabilisation et à la pérennisation d’une gouvernance pour la région. L’adoption du PMAD à l’issue d’une telle conversation marquée par une mobilisation sans précédent leur permet même de l’utiliser comme outil de justification de leurs intentions et interventions. Par exemple, l’employée de la CMM responsable d’interagir avec les MRC pour la concordance de leur SAD (CMM1 2013-11-29) a constaté depuis son entrée en vigueur en 2012 qu’il donne du poids aux revendications des élus et des planificateurs des couronnes face à leur population plus réticente à la densité. Par exemple, son collègue responsable des discussions politiques de la CMM avec les élus locaux (CMM3 2014-07-24) révèle que des municipalités des couronnes utilisent le PMAD pour justifier la densité et la protection de l’environnement face à leur population, comme à Saint-Bruno-de-Montarville, sur la couronne sud, où un projet prévoyant 1 500 logements en comptera finalement de 2 500 à 3 000, et à Saint-Eustache, sur la couronne nord, où un terrain de golf, plutôt que des terres agricoles, sera utilisé pour accueillir un projet de lotissement. La planification métropolitaine constitue ainsi un instrument de gouvernance au sein des territoires locaux également.