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2.3 Le territoire augmenté offre l’aspect d’un prestataire de services numériques

Nous croyons trouver l’origine du concept de territoire « augmenté » dans les travaux du géographe Jean-Pierre Jambes (Jambes, 2011)85 qui ancre ses recherches sur les nouvelles proximités qu’autorisent les TIC. Dans la figure 10, il en représente quelques-unes à l’intérieur d’un tableau à deux dimensions : en abscisse est une échelle représentant les deux familles de porteurs de projets (que sont les collectivités d’un côté et les acteurs privés de l’autre : associations, entreprises) et en ordonnée, une échelle positionnant le projet selon qu’il relève d’un périmètre local ou global. Notons que ce que nous appelons « Projets » pointe en réalité des bouquets de service déjà existants. Jean-Pierre Jambes souligne ici très fortement le lien de complémentarité entre le numérique et le territoire : le premier modifiant sensiblement le profil fonctionnel du second : la dimension servicielle que le territoire offre à l’habitant.

Plus que jamais, le territoire est donc vu comme un prestataire devant proposer le plus large « catalogue de services ». L’entreprise qui cherche à s’implanter, le particulier en quête d’un nouveau lieu de résidence, vont chacun à leur manière comparer les sites « candidats » sur ce critère de l’offre de services, cette dernière devant un discriminant territorial, un « argument

de vente » promu par la mairie. L’auteur esquisse quelques « directions d’augmentation » du

territoire exprimées par de nouveaux types de services, tels :

- les services vecteurs de nouvelles capacités d’actions et d’interactions (réaffirmation de la relation entre la collectivité et ses habitants à Mérignac, les bibliothèques partagées de proximité à Sutton, les espaces de coworking de Périgueux…),

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- les services qui permettent « de rendre visible une partie de l’invisible » des proximités renforçant le lien social (les réseaux de solidarité d’Angers, la qualification des espaces urbains à Glow86),

- les services liés aux techniques de réalité virtuelle (vitrines interactives, mobilier urbain intelligent, visite virtuelle de la ville reconstituée en « 4 D » (la quatrième dimension étant celle du temps, permettant d’immerger le visiteur dans une autre temporalité ou époque),

- les opportunités qui sont offertes de créer de nouveaux métiers et d’imaginer de nouveaux services d’intérêt général générateurs de valeur économique.

Jean-Pierre Jambes remarque pourtant que les potentialités que démontrent ces services ne suffisent pas à accélérer l’aménagement numérique du territoire qui lui semble, dans la partie des usages tout du moins (celle des pratiques proposées à l’habitant), demeurer dans un état de balbutiement : les élus restant obnubilés par la dimension de génie civil et d’infrastructure qui caractérise pour une part ce grand chantier d’aménagement.

Mais cessons un instant de considérer l’habitant par le regard que posent sur lui l’universitaire, l’élu, l’entreprise, l’association, tous ces acteurs qui se sentent investis du devoir et du pouvoir de dessiner cette nouvelle société numérique : parce qu’elle représente des opportunités de croissance micro et macro-économique, parce qu’elle remet en cause la relation de l’électeur à aux pouvoirs publics, parce qu’elle modifie la perception du territoire et ouvre la voie vers une nouvelle façon de le vivre, d’y construire ses interactions.

Demandons-nous comment ce qu’il est convenu de nommer « l’usager du territoire » se perçoit lui-même dans un monde toujours plus irrigué d’informations, plus technicisé ouvrant encore plus grand et loin l’horizon des « capabilités »87 (que nous résumons en potentialités d’agir, d’être, de consommer, de se déplacer, de s’exprimer, d’habiter…). Bien que nous n’ayons pas posé directement la question en ces termes durant nos enquêtes, il nous est plutôt facile d’esquisser une position qui résume celle de l’extrême majorité de nos répondants à partir des réponses que nous dévoilerons et analyserons en seconde partie de notre thèse. Nous verrons que les personnes qui ont répondu à notre enquête ne sont pas nécessairement représentatives de la population des Yvelines (cf chapitre 7). Il est en ce cas imprudent de tirer une conclusion hâtive. En revanche, le nombre total de 146 réponses nous permet d’identifier une tendance qui caractérise un certain type de population (un homme de la classe

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On pointe ici le travail réalisé sur la qualité des espaces publics, leurs formes, la spatialisation et le fonctionnement de leurs équipements et dispositifs économiques, leurs ambiances…

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Ce terme a été imaginé par l’économiste et philosophe Amartya Sen (Prix Nobel d’économie 1998) . Il désigne la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les réaliser effectivement. Les « capabilités » sont les enjeux véritables de la justice sociale et du bonheur humain. Nous lui préférons le mot français « capacité » que certains auteurs n’ont pas retenu.

d’âge de 40 à 60 ans, cadre en entreprise, vivant dans une commune de 8.400 habitants en moyenne). Nous leur avons soumis un questionnaire de 14 points que nous avons pensés couvrir l’ensemble des dimensions décrivant le profil de cette commune numérique (donc de cette partie de la société de l’information qui est la plus proche d’eux) que nombre d’élus considèrent comme un modèle :

- ces questions ont porté sur les sujets de l’éducation, de la solidarité, du commerce, des déplacements et de la mobilité, de l’environnement, des loisirs et des sports, du logement, de la santé, de la culture et de l’emploi,

- chacune proposait une liste de 5 réponses en choix multiple,

- chacune offrait l’option « Autre réponse » permettant de compléter sa réponse, de dépasser le cadre des propositions que nous faisions, d’exprimer une vision plus originale et personnelle de la société numérique

Figure 10: Plate-forme de proximités augmentées. Exemples de quelques solutions (source : Jean-Pierre Jambes, 2011)

Nous remarquons que le champ « Autre réponse » (exposé 14 fois à chaque personne) n’a été renseigné que dans 4 % des cas. Nous traduisons ce constat en la difficulté des répondants à se projeter dans un futur qui n’est pas décrit, dont le scénario n’est pas déroulé devant eux, peut-être à un défaut d’imagination, de repères. Les pratiques que les habitants développeront dans la société numérique de demain sont plutôt confuses ou impensées.

Dans une autre enquête que nous détaillons au chapitre 8, nous découvrons que la société de l’information semble pour beaucoup se limiter à une simple et autre forme de société de consommation où l’intérêt d’une forte bande passante du réseau trouve sa raison dans le besoin de regarder des programmes ou des jeux vidéo en très haute définition (85 % de nos réponses). Cette perception étriquée et réductrice de ce que peut apporter à chacun une société en très haut débit nous montre peut-être que l’effort de pédagogie des élus n’est pas suffisant. Pourtant, cette société numérique ainsi décrite par nos enquêtés, si peu audacieuse, encore inscrite dans la continuité du présent représente pour 91 % des personnes répondantes une condition de bien-être. Nos contemporains seraient-ils si peu exigeants ou résignés ?

Mais quelle vision sincère et partagée portent les élus du futur numérique de leur commune ? Disposent-ils des compétences et connaissances qu’il est nécessaire de mettre en œuvre pour stimuler et accompagner un tel changement de paradigme sociétal ? Sont-ils capables de les articuler pour construire un projet suffisamment séduisant et mobilisateur pour les habitants ? La sociologue Périne Brotcorne définit ainsi la littératie numérique88 :

« Elle consiste en l’aptitude à comprendre et à utiliser le numérique dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses compétences et capacités »

L’auteure précise que l’objectif de la littératie numérique est bien de permettre l’accès à une véritable culture numérique qui doit conduire, selon les termes de l’Académie des sciences89 :

« (…) à donner à tous les citoyens les clés du monde du futur, qui sera encore bien plus numérique que ne l’est le monde actuel, afin qu’ils le comprennent et puissent participer en conscience à ses choix et à son évolution plutôt que de le subir en se contentant de consommer ce qui est fait et décidé ailleurs » (Brotcorne, 2014)

A ses yeux, les enjeux du numérique dépassent à la fois ceux du simple accès et de l’utilisation élémentaire des outils numériques : ils concernent plus largement la capacité à maîtriser les TIC en vue d’améliorer sa qualité de vie et sa participation aux différentes sphères de la société. Dans les grandes lignes, ce discours est parfaitement audible mais dans le détail est-il suffisamment précis pour aider l’habitant à s’imaginer dans une nouvelle

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In « Des compétences numériques à la littératie numérique », p. 4

89

In le rapport de l’Académie des Sciences, intitulé « Enseignement de l’informatique à l’école : il est urgent de ne plus attendre », p. 8

société, dans un nouveau rapport avec la connaissance (les savoirs partagés que les TIC diffusent), le temps, l’espace, les autres, soi-même ? Nos travaux montrent plutôt qu’il a besoin d’être accompagné pour se sentir inscrit dans cette trajectoire d’un mieux-être…