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2.4 Parthenay, « une ville numérisée, une économie locale sinistrée »

Il ne suffit donc pas que l’élu ait la compréhension et une vision de ce que peut être une société numérique, de ce que serait son « e-territoire » ou « @-territoire » : il faut aussi qu’il les partage avec les habitants, que chacun se trouve inscrit dans une même dynamique, dans un même élan, visant un même but sans préjuger de son atteignabilité. Ce qui s’est passé dans la commune de Parthenay est sur ce sujet très riche d’enseignements.

A la fin des années 1990, Parthenay est une petite ville rurale de 12 000 habitants. Michel Hervé, son maire, chef d’entreprise et technophile, décide de transformer la commune en « ville numérisée »91 (Vidal, 2007), poursuivant plus particulièrement deux objectifs : celui de transformer « le citoyen spectateur / consommateur en citoyen actif » et celui de mettre sur pied et développer une communauté électronique locale.

En quête de partenaires institutionnels, Michel Hervé choisit de ne pas s’associer à l’État, ne désirant pas offrir sa commune comme terrain d’expérimentation d’une nouvelle politique partisane qui pourrait ensuite être déclinée sur l’ensemble du territoire national. Il décide plutôt de se rapprocher de l’Europe dont il sait qu’elle est à la recherche d’un nouveau modèle sociétal à promouvoir à l’échelle européenne. L’Europe s’installe donc dans le projet de Parthenay en y apportant des fonds substantiels et une vision partagée.

C’est en ce contexte que naît une forme d’Intranet territorial invitant les parthenaisiens à s’impliquer dans les sujets quotidiens que traite la mairie et regroupant une offre d’usages à l’adresse des habitants. Son nom : l’In-Tow-Net (littéralement : « le réseau à l’intérieur de la

ville »). Dès sa première année de mise en œuvre, plus de 6000 personnes visitent le site. Les

écoles, les administrations, les PME, les associations : chacun petit-à-petit va y trouver l’opportunité de renforcer ses activités et assez vite, il est vrai, s’approprier ce nouvel outil.

« Dix espaces numérisés à destination des citadins constituent, au sein du District, les véritables marqueurs territoriaux d’une société de l’information envisagée comme devant être conviviale et citoyenne plus que marchande et productive (en dépit de quelques démarches à vocation économique). Ces espaces accueillent gratuitement les habitants qui peuvent, en outre, suivre des formations personnalisées auprès des animateurs-formateurs. Tout est entrepris pour que l’appropriation des TIC par la majorité des citoyens soit facilitée » (Vidal, 2007)

90

In « Les cobayes débranchent Parthenay », Libération, Florent Latrive, 5 avril 2001 91

In « La permanence d’une politique publique TIC : de Parthenay Ville numérisée à Parthenay Ville numérique », pp. 137-164

« S’y ajoutaient des forums, certains à caractère anonyme, d’autres à caractère nominatif. Notre objectif était de parvenir à une démocratie réellement participative, c’est-à-dire à un dispositif qui permette, au-delà du dialogue entre les citoyens et les élus, d’instaurer des débats entre les citoyens eux-mêmes dans lesquels les élus n’auraient plus qu’un rôle de médiation ou de régulation, de sorte que les citoyens puissent véritablement exercer un pouvoir sur la cité. » (Hervé92, 2002)

L’opération « Parthenay ville numérisée » réunissait en apparence les conditions de réussite d’un projet de synthèse idéale entre le réel et le virtuel : « une cité où l’espace de la

communication électronique ne viendrait ni se substituer ni se superposer passivement à l’espace traditionnel mais s’y entremêlerait étroitement ». Sur la période de 1995 à 2001, les

objectifs que s’était fixés la mairie étaient quasiment atteints : une communauté s’était développée autour du numérique, une offre de services était disponible (abonnement gratuit à un serveur d’informations, possibilité proposée aux habitants d’héberger son site sur le serveur municipal, création de l’association « PartheNet » qui animait des sessions de présentation et d’initiation aux nouveaux outils de communications, forte mobilisation des habitants).

Malgré ces résultats encourageants, malgré les nombreuses visites que la mairie organise de son territoire devenu pour beaucoup une vitrine de la société de l’information ramenée au périmètre d’une petite commune, malgré ce que nous appellerions aujourd’hui une « e-

exemplarité » sur laquelle se pose et se développe la grande notoriété dont la ville bénéficie

en France comme à l’étranger, malgré tous ces indicateurs d’une situation politique favorable à l’équipe municipale sortante, la voici qui se trouve en échec lors des élections municipales de 2001.

Comment cela est-il possible ? Comment le maire n’a-t-il pas pressenti les besoins de changement de ses administrés ? Voilà pour nous un paradoxe :

- d’un côté, nous voyons se développer une offre d’outils de communication électroniques qui visent une plus grande facilité et fluidité des échanges, le développement d’une plus grande proximité virtuelle (interagir avec l’équipe municipale n’a jamais été aussi simple, rapide et direct),

- de l’autre, nous constatons que le maire s’éloigne progressivement et s’isole de ses électeurs, de leur vie quotidienne au point de ne plus paraître en capacité de répondre à leurs attentes, de ne plus incarner à leurs yeux l’espoir d’un mieux vivre quotidien au sein de la commune.

Michel Hervé donne ici une explication :

« Les effets positifs, notamment sur le développement de la créativité de chaque citoyen et sur la création de richesse, étaient trop longs à venir par rapport aux

92

Michel Hervé, in « Parthenay ou les infortunes de la vertu », séminaire « Entrepreneurs, Villes et Territoires » du 6 février 2002 organisé par l’Ecole de Paris du management

échéances électorales, d’autant que mes principaux supporters, les enfants, les jeunes et les artistes, n’étaient pas électeurs ou ne votaient pas » (Hervé, 2002, op. cité)

La presse grand-public analyse cette situation inattendue en d’autres termes93 :

« Parthenay la rurale se transforme en labo, à coups d'investissements, de subventions européennes, et de partenariats avec Microsoft ou France Télécom. Les médias nationaux louent la ‘’résurrection’’ de la commune. Les visites de personnalités, françaises et étrangères, se succèdent. Michel Hervé, son maire, se montre avec Bill Gates, arpente les colloques. Du Canada au Japon, Parthenay devient un modèle envié. ‘’Il a cru que les Parthenaisiens pouvaient s'enorgueillir que l'on parle de leur ville à New York’’, dit un ancien de son équipe. Mais la ville finissait par ressembler à un show room. Parthenay, la ville-symbole du réseau mis au service de la citoyenneté, en a eu marre des expérimentations de son maire et l’a éjecté sèchement dès le premier tour des municipales, après vingt-deux ans de pouvoir. L'homme avait voulu transformer cette ville de 10 800 habitants, renommée pour son marché aux bestiaux et son centre médiéval, en laboratoire de la high-tech. Les cobayes lui ont dit stop. ‘’Il a payé sa monomanie’’, estime un élu divers droite de la liste qui l'a battu » (Libération du 5 avril 2001)

Le sociologue et économiste Alain d’Iribarne ajoute94 :

« En ce qui concerne les citoyens de base, tout s’est passé comme si le projet de ville numérisée était peu à peu venu s’interposer entre le maire et eux. Michel Hervé a cru que la communication numérique pouvait se substituer à la communication physique et a négligé la politique ordinaire de proximité, qui passe par le fait de serrer les mains dans la rue et sur les marchés. Il s’est également plus ou moins désintéressé des doléances banales des citoyens, tout absorbé qu’il était par son grand projet.

Or le temps de retour du projet de ville numérisé se jouait sur une durée relativement longue, et il aurait fallu maintenir une présence active auprès des citoyens pour tout ce qui touchait à leurs problèmes quotidiens. » (D’Iribarne, 2002)

Le phénomène, très ordinaire chez l’homme, de la résistance au changement peut aussi être convoqué parmi les causes de ce retournement de position des électeurs :

« Cela dit, le fait de développer les minorités et de cultiver l’hétérogénéité sociale et culturelle ne plaisait pas à tout le monde, dans une zone rurale qui est par définition marquée par un très grand conformisme social. J’étais moi-même, en tant que patron de gauche, assez peu conforme, et parmi les reproches qui m’ont été faits pendant la campagne, l’un des plus fréquents était celui de l’incohérence de ma politique, de son caractère incompréhensible. » (Hervé, 2002, op.cité)

Alain d’Iribarne et Emmanuel Eveno95 rejoignent quelque peu cette conclusion de l’élu :

93

In « Les cobayes débranchent Parthenay », Libération, Florent Latrive, 5 avril 2001 94

In « Parthenay ou les infortunes de la vertu », séminaire « Entrepreneurs, Villes et Territoires » du 6 février 2002 organisé par l’Ecole de Paris du management

95

« Parthenay se présente comme un modèle exotique et à contre-courant. Il est exotique parce qu’il semble comme « venu d’ailleurs », de fait, il puise l’essentiel de sa légitimité dans le rôle du maire de Parthenay, député européen en quête d’un destin d’innovateur. Cet exotisme parthenaisien explique peut-être pour partie le fait qu’il soit attractif à la fois pour les médias ou pour les acteurs associatifs, soucieux d’afficher leurs distances avec l’État.

Il est à contre-courant parce que, tandis que l’État semble faire prévaloir, à la suite du rapport de Gérard Théry, une démarche centrée sur les équipements et les infrastructures, Parthenay affiche avec une sorte d’étrange présomption un choix résolument centré sur les « attentes sociales » en matière de TIC.

Il ne rentre donc pas correctement dans les « formes » de l’arsenal étatique qui semble vouloir se reconstituer dans l’esprit du rapport Théry »

La liste qui finalement s’installera aux commandes de Parthenay (liste divers droite menée par Xavier Argenton) se sera imposée aux habitants :

- Par des slogans au fond très ordinaires (« Une ville numérisée, une économie locale

sinistrée », « Un maire virtuel, absent d'un monde bien réel »),

- Par un programme parfaitement banal (« La droite propose de boucher les trous dans

les rues, promet de s'occuper du commerce local, oppose aux autoroutes de l'information la 2x2 voies Nantes- Poitiers »),

- Par la dénonciation d’incohérences assez remarquables : « Pour une ampoule cassée,

on transmet la demande à la vitesse de la lumière via le site de la ville et on attend six mois pour qu'elle soit remplacée. Cela finit par exaspérer les gens »

Cette mésaventure survenue à un homme public audacieux, pionnier, plutôt visionnaire et probablement charismatique (vues sa longévité à la tête de la mairie et sa capacité à faire connaître cette petite commune jusqu’à Redmond, au siège de Microsoft) montre, si besoin est, que le succès attendu de la société de l’information ne saurait seulement résulter de la qualité d’une infrastructure, de la largeur de bande passante garantie, de la nature des outils logiciels déployés, de la multiplicité des services et usages que leur technologie permet, de la beauté des rêves d’un nouveau vivre ensemble que les industriels, éditeurs, hommes politiques, associations peuvent promettre…

Il ne peut y avoir de société de l’information viable qu’à la condition première que les missions fondamentales de l’administration territoriale soient assurées, que les besoins les plus simples et élémentaires que formulent les habitants soient correctement entendus, compris et traités, que la collectivité dans son organisation et sa gouvernance ait bien intégré les bases de pratiques importées du secteur privé, rassemblées dans ce qu’on appelle une « Culture orientée Client » visant à apporter une réponse au demandeur qui soit conforme à ses attentes en termes de délais et de qualité de service, une réponse centrée sur les besoins de l’habitant plutôt que sur l’interprétation de ce que devrait être ce besoin dans un société désirée et dessinée par l’élu.

A défaut, nous bâtirions une collectivité parfaitement chimérique de laquelle, au mieux, l’usager s’éloignera, contre laquelle, au pire, il s’insurgera.

Chapitre 3 - Le bien-être mobilisé pour lire et mieux comprendre le

territoire