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« Un des buts des politiques sociales est de créer un plus grand bonheur pour le plus grand nombre de personnes » (Veenhoven, 1997)

Les concepts de bonheur et de bien-être sont très voisins. On les trouve aujourd’hui dans la littérature et selon les traductions : tantôt confondus, tantôt séparés. L’économiste Florence Jany-Catrice96 remarque ce flou qui perdure dans leur usage mais qui n’empêche pas leur mobilisation de plus en plus fréquente lorsque sont envisagées des perspectives alternatives de mesure économique et sociale (Jany-Catrice, 2012).

Pour le sociologue Ruut Veenhoven97, les deux sont synonymes, nécessairement subjectifs car reliés à un individu et susceptibles de fluctuation sémantique : « Le terme n’est pas

uniquement utilisé pour définir la satisfaction de vivre dans son ensemble mais pour définir aussi des malaises spécifiques et des humeurs changeantes ». Veenhoven définit le bonheur

comme « le degré selon lequel une personne évalue positivement la qualité de sa vie dans son

ensemble »98 (p. 34). Pour sa part, l’université de Waterloo (Ontario, Canada), qui a mis au point un « indice du mieux-être », définit le bien-être en ces termes : « Il est la meilleure

qualité de vie possible dans sa pleine expression et basée sur les aspects suivants, mais ne s’y limitant pas nécessairement : niveau de vie agréable, santé robuste, environnement durable, collectivités dynamiques, populations scolarisées, aménagement du temps équilibré, niveau élevé de participation démocratique et accès et participation à des activités récréatives et culturelles »99.

Valérie Albouy100, administratrice de l’INSEE, définit le bien-être comme s’appuyant sur deux piliers. Celui du bien-être ressenti, équivalent du bonheur et celui de la qualité de vie qu’elle décrit comme vecteur de dimensions objectivées :

« Mesurer le bien-être consiste à mesurer la qualité de vie d’une personne, c’est-à- dire sa situation dans plusieurs dimensions dans les domaines d’équipements matériels, de la santé, des conditions de logement, de l’insécurité (…) puis en déduire si elle est en position d’avoir une qualité de vie satisfaisante » (V Albouy et al, 2010, p. 99)

96

In « Les nouveaux indicateurs de richesse » 97

Ruut Veenhoven, professeur émérite de sociologie à l'université de Rotterdam, est l’auteur du « World database of Happiness » (registre de la recherche scientifique sur l’appréciation subjective de la vie, accessible par le lien http://worlddatabaseofhappiness.eur.nl/index.html ) qui au 1er mai 2017 recense 11 177 publications

98

In « Progrès dans la compréhension du bonheur », pp. 29-74 99

In « Comment les ontariens se portent-ils vraiment ? », p. 4 100

En des termes plus simples, plus universels et en des temps beaucoup plus lointains, c’est dans l’œuvre des penseurs de l’Antiquité que l’on trouve les premières définitions de ce qu’est ou pourrait être le bien-être. Platon et Aristote le conçoivent comme une manière d’être, un état de l’âme, une forme de bien agir, la finalité de toute action. Calliclès, dans le Gorgias de Platon, défend la thèse du « bonheur-plaisir » faisant dépendre le bien-être de la maximisation des plaisirs. Le plaisir serait alors le seul critère, indépendant et neutre, de ce qui est intrinsèquement le meilleur. Pour Aristote, dans « Ethique à Nicomaque », le bien-être est moins un état subjectif que le fait de s’épanouir au mieux selon ses capacités rationnelles « dans une activité de l’âme en accord avec la vertu ».

Le philosophe John Rawls101 ancre la notion de bien-être à celle de besoin dont il considère qu’elle en constitue la détermination la plus fondamentale : il utilise le concept de « biens

premiers » (les droits et libertés, les pouvoirs et opportunités, le revenu et la richesse) pour

définir les besoins des personnes privilégiant ainsi leur situation physique plutôt que psychologique. Le « Prix Nobel d’économie »102 Amartya Sen103 suggère d’ajouter des déterminations subjectives des besoins et du bien-être dans la mesure où l’avantage qu’un individu extrait d’un bien n’est pas exclusivement du plaisir mais plutôt l’opportunité de réaliser ses potentialités : le bien-être se construit donc en référence à des biens humains, s’étendant à l’ensemble de la vie et dont la vocation est de réaliser des potentialités (traduction de l’anglais « capabilities »). La philosophe Caroline Guibet-Lafaye écrit104 et 105:

« Les éléments déterminants du bien-être ne sont pas tant le plaisir ou la satisfaction, le revenu ou les ressources personnelles mais la capacité individuelle de réaliser et d’exploiter des biens premiers, de convertir ces ressources en libertés réelles, de développer des modes de fonctionnement humains fondamentaux, permettant de vivre une vie humaine digne et sensée » (Guibet-Lafaye, 2007)

Il y a sans doute consensus à dire que le bien-être fait intervenir les concepts de prospérité, de santé et de bonheur, qu’il réside dans un « sentiment général d’agrément, d’épanouissement

suscité par la pleine satisfaction des besoins du corps et de l’esprit ».

« Qualité de vie et bien-être sont donc des états multidimensionnels, de sensations, d’émotions et d’idées, à des activités, à des succès mais aussi à la jouissance d’une

101 John Rawls, 1921-2002, philosophe politique, Professeur jusqu’en 1995 des Universités de Princeton, Oxford, Cornell et Harvard.

102 On appelle usuellement « Prix Nobel d’économie » le prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, dont on sait qu’il n’avait pas souhaité consacrer cette discipline scientifique

103 Amartya Kumar Sen a été distingué en 1998 pour ses travaux sur la famine, sur la théorie du développement humain, sur l’économie du bien-être, sur les mécanismes fondamentaux de la pauvreté et sur le libéralisme économique

104

In « Bien-être », pp. 127-141, in « Dictionnaire du corps », p. 135

105 Caroline Guibet-Lafaye est agrégée et docteur en Philosophie à l’Université de Paris I. Chargée de recherche au CNRS, elle consacre ses travaux de philosophie morale et politique à l'analyse de l’appréciation des inégalités et de leur légitimation, en contexte redistributif

certaine autonomie et d’un bien-être matériel minimal, à l’établissement de relations personnelles authentiques avec d’autres personnes, à la compréhension de nous-même et du monde qui nous entoure » (Guibet-Lafaye, 2007)

Dans « The wellbeing of Nations » qu’il publie en 2001, Robert Prescott-Allen donne cette définition du bien-être humain, en réalité très proche de celle d’Amartya Sen énoncée supra :

« Une société est dans un état de bien-être quand tous ses membres sont capables de déterminer et satisfaire leurs besoins et ont à leur disposition un vaste éventail de choix pour réaliser tout leur potentiel »

Pour le « spectateur monde » qu’est le géographe Antoine Bailly106, le bien-être est le résultat d’une relation subjective entre une personne et les valeurs auxquelles elle aspire (morales, culturelles, politiques, économiques…). Dans « La géographie du bien-être » qu’il publie en 1981, il développe la finalité d’une telle géographie comme un outil d’aide à la décision publique, qui offre une nouvelle grille de lecture pour mieux comprendre le territoire relativement :

- à la connaissance des disparités sociales des conditions de vie, - aux satisfactions et aspirations des groupes sociaux.

Les géographes Sébastien Fleuret et Lucille Gresillon107 développent l’idée d’une approche « sensorielle » du territoire qui ne serait plus seulement espace de fonctionnalités mais deviendrait lieu de bien-être : ses propriétés perceptibles éveillant les sens de l’individu (Fleuret et Gresillon, 2005). Lucille Gresillon qualifie ce bien-être sensoriel comme une partie du bien-être corporel, qui, associé au bien-être relationnel et au bien-être esthétique décrit le bien-être éprouvé dans un espace à un moment donné.

De ces lignes, nous entrevoyons que le bien-être est un objet qui interroge de nombreuses disciplines dont :

- la sociologie, - l’anthropologie,

- la philosophie (entre divers auteurs, Spinoza convoque et étudie longuement ce sujet dans « Ethique » publié en 1677),

- la psychologie (il existe à l’université de Carleton, à Ottawa, un laboratoire de recherche nommé « Happiness Laboratory », rattaché au Département Psychologie et placé sous l’autorité du Professeur John Zelenski),

- la théologie,

106 Il définit la géographie comme une manière de lire et interpréter le « spectacle monde » et son organisation

107

- les sciences de l’éducation (Verdiani 108, 2010),

- l’économie qui y trouve des réponses à sa quête de nouveaux indicateurs de la richesse d’un territoire et de progrès social,

- la géographie sociale dans la trajectoire d’une plus grande compréhension qu’elle cherche à avoir de la relation qui est établie entre l’homme et le territoire…

Mais le bien-être est également un objet dont se sont emparées des disciplines qui sont au- delà des sciences humaines. Ainsi, la statistique. En 2014, l’INSEE publie ses premiers travaux sur le sujet de la qualité de vie dans les territoires au terme d’une étude conduite auprès de 2677 « territoires de vie ». De ce fait, l’Institut montre que le sujet du bien-être (qu’il adopte comme synonyme de la qualité de vie) est devenu un objet d’étude légitime, pertinent, une dimension de l’habiter, un paramètre descriptif du territoire que l’acteur public a besoin de connaître pour mieux appréhender sa situation actuelle, les attendus qu’expriment ses habitants, et en piloter plus finement le développement. L’INSEE définit la qualité de vie comme résultant de 27 indicateurs ainsi répartis en 13 familles :

- les indicateurs d’accessibilité aux équipements et infrastructures collectifs (part de la population ayant accès aux 21 équipements de la gamme de proximité109 en 7 minutes ou moins, part de la population ayant accès aux 12 équipements de la gamme intermédiaire110 en 15 minutes ou moins),

- les indicateurs de culture et de vie associative (part de la population ayant accès à un cinéma en 15 minutes ou moins, part des 20 – 60 ans détenant une licence dans un club sportif),

- les indicateurs d’éducation (part des 20 ans ou plus ayant au moins le baccalauréat, part des 20-29 ans ayant au moins le baccalauréat),

- les indicateurs d’égalité hommes / femmes (écart entre le taux d’emploi des femmes et celui des hommes pour les 25-54 ans, écart relatif entre le salaire net horaire moyen des femmes et celui des hommes),

- les indicateurs d’emploi et de travail (taux d’emploi des 25-54 ans, part des salariés en emploi stable, part des 18-25 ans en emploi ou en formation, salaire net moyen des salariés à temps plein, part des chômeurs de longue durée dans la population active des 15-64 ans, niveau d’inadéquation au regard des catégories sociales, des emplois du territoire et de la population active occupée),

- les indicateurs d’environnement (part des espaces artificialisés sur le territoire),

- les indicateurs d’équilibre travail / vie privée (part des actifs occupés résidant à 30 minutes ou moins de leur lieu de travail),

108 Docteur en sciences de l’éducation, Antonella Verdiani a publié en 2010 chez L’Harmattan « Eduquer à la joie »

109

Les équipements de la gamme de proximité sont la banque, le bureau de poste, le garage auto, les services d’artisans, de coiffure, de restaurant, les commerces de bouche, l’école, le dentiste, la pharmacie, la salle ou le terraitn de sport (…)

110

Les équipements de la gamme intermédiaire sont la gendarmerie, le centre de finances publiques, l’auto-école, le vétérinaire, le super marché, les grands magasins, la station service, le collège, la gare, la piscine (…)

- les indicateurs de logement (part de la population vivant dans un logement en situation de sur-occupation, part de la population vivant dans un logement sans salle de bain), - les indicateurs de relations sociales (part des personnes de 75 ans ou plus vivant

seules, part des familles monoparentales),

- les indicateurs de revenus (revenu net imposable moyen annuel par foyer fiscal), - les indicateurs de santé (indice comparatif de mortalité globale, nombre de médecins

généralistes libéraux en ETP pour 100.000 habitants, part de la population ayant accès en moyenne à un médecin généraliste et à une pharmacie en 10 minutes ou moins), - les indicateurs de transport (part des transports en commun dans les déplacements

domicile travail),

- les indicateurs de vie citoyenne (taux de participation électorale au 1er tour de l’élection présidentielle, part de la population couverte par un agenda 21 de proximité).

Notons que pour l’INSEE l’accès aux équipements et infrastructures collectifs (première famille d’indicateurs de qualité de vie) ignore parfaitement toute notion d’infrastructure numérique et d’accès à Internet à moyen, haut ou très haut débit. On ne peut pas alors imaginer aisément la nature du lien qui unit TIC et bien-être habitant. Remarquons également le fait que l’INSEE ne prend aucunement en compte l’aspect du bien-être ressenti par les habitants, réduisant l’expression de la qualité de vie à des faits et chiffres qui ont certes l’avantage d’être objectifs et faciles à mesurer mais qui ont l’inconvénient d’imposer une définition du bien-être en l’aspect d’une formule mathématique, d’une équation qui omet l’essentielle composante individuelle et subjective du bien-être.

Malgré la complexité induite par ses multiples façettes, le bien-être s’affiche dans le monde universitaire comme un objet de recherche très séduisant.

À preuve, le sociologue Ruut Venhooven recense en 2015 exactement 11 177 publications scientifiques dans sa « World Database of Happiness » (op. cité), toutes disciplines confondues (cf figure 11). Pour autant, les géographes ne sont pas encore pleinement emparés du sujet. Antoine Bailly écrit en octobre 2016 (35 ans après la publication de son livre « La

géographie du bien-être »)111 :

« La géographie du bien-être n’en est qu’à ses débuts. Elle ne peut prétendre à la maturité des sciences pures ou même à la rigueur conceptuelle de certaines sciences sociales. L’étape empirique descriptive n’est pas encore dépassée, ni atteinte celle de la formalisation logico-mathématique. C’est l’un des problèmes de toute discipline sociale contemporaine que d’être transformée en technique avant d’avoir mérité son statut scientifique » (Bailly, 2016)

111

Figure 11: nombre de parutions scientifiques publiées sur le thème du bonheur (source : Ruut Veenhoven, 2015)