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Tensions prémonitoires dans le théâtre de Maeterlinck : de la faille au gouffre

La prémonition : de l’imminence à l’immanence

3.1. La prémonition maeterlinckienne : Vue oblique 445 sur le réel

3.1.2. Tensions prémonitoires dans le théâtre de Maeterlinck : de la faille au gouffre

Le théâtre de Maeterlinck voit évoluer les manifestations de la prémonition dans le sens d’une utilisation de plus en plus subtile des procédés qui l’inscrivent dans la dramaturgie jusqu’à ce que le second théâtre, en énonçant l’indicible, ne lui fasse perdre une grande part de sa puissance dramatique. Entre les deux pôles que sont La Princesse Maleine et L’Oiseau

Bleu existe un théâtre dans lequel Maeterlinck a atteint une véritable perfection de la

dramaturgie de la prémonition.

3.1.2.A. Angoisse d’un univers en désagrégation : La Princesse Maleine

Encore largement influencées par la lecture du théâtre élisabéthain, et plus précisément par celle d’Hamlet de Shakespeare, le tout premier théâtre est lourd de symboles à valeur augurale de toutes formes possibles. Les Carnets de travail et Agendas de Maeterlinck nous renseignent utilement sur l’accumulation des signes dès le stade du projet de La Princesse

Maleine. Ainsi le dramaturge a sciemment prévu la tension générale qui organise les effets

dans la pièce : « 5w Pendant ce repas rendre l’effet de pressentiment de mort qui doit flotter dans le château depuis deux jours que la princesse est morte517 ». Il intègre successivement au projet par la suite des phénomènes liés aux météores comme les « comètes » (dont le passage est encore jugé comme un présage à l’époque élisabéthaine) en précisant dans ses notes que « quand les étoiles ont des cheveux elles menacent la tête des grands », un «orage — tempête éclairs — au moment où elle prend la coupe — une fenêtre s’ouvre— entre le vent et une averse de grêle — », des « éclipses — étoiles filantes ». Puis c’est la puissance symbolique à la fois d’un animal et de son nom qui l’intéresse : c’est le chien Pluton rivé à la porte de Maleine dont les inquiétudes se communiquent à la princesse : « Une scène avec un chien, corbeau ou tout autre animal qui a des pressentiments »518. Souhaitant exprimer les influences délétères du réel en jouant avec les frontières du réalisme naturaliste et du symbolisme519, il avait aussi pensé glisser « la peste dans le village —/ ou la fièvre des marais520 ». De ce dernier projet, il ne retiendra que la seconde possibilité pour la placer comme à la limite de l’augure et de la menace dans la bouche de la reine Anne521. Plus tard, Maeterlinck

517 M.M., CT II, Agenda de 1889, p. 767.

518 Ibidem, successivement aux pages 720, 752, 743, 745, 752 puis 778 et 779. Notons que le chien devait initialement hurler à la mort simultanément à la mort de la princesse (« pendant le meurtre hurlement d’un chien dans la cour » ibidem, p. 768), ce qui le ferait entrer dans la catégorie des êtres susceptibles de télépathie, proche des phénomènes suggérés dans Onirologie.

519 On retrouvera dans Les Aveugles des traces plus mesurées de ce réalisme symbolique avec la menace d’engloutissement de l’île par les eaux.

520 Ibidem, p. 852.

521 Dans l’Agenda de 1889, Maeterlinck consigne un projet de réplique : « Et ne craignez-vous pas l’air des marais Maleine », ibidem, p. 859. Dans la pièce, l’échange sera plus développé et moins directement menaçant :

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complètera son projet par d’autres signes : « dans le bois du parc présages — flammes entre les arbres » ou « entr’autres un jet d’eau qui s’arrête exceptionnellement522 » qui seront respectivement repris dans la pièce à la scène 6 de l’acte II par les propos de Hjalmar ou la didascalie « Ici le jet d’eau sanglote étrangement et meurt ». Un cyprès523 formera à plusieurs reprises présage en heurtant le château (acte III, scène 5), pour le roi (acte III, scène 5), pour Maleine (acte IV, scène 3). Pour les symboles végétaux, la chute du pot contenant le lys dans la chambre, lors de la scène 4 de l’acte IV est interprété par Fabrice an de Kerckhove524 comme un augure tout à fait ciblé — sans doute du fait de la symbolique royale du lys — de la mort de la princesse. Enfin, à la date du 18 mars 1889, l’Agenda porte mention d’un « jet d’eau agité par le vent » qui « s’abat […] comme une froide main de mort525 » sur le prince et Maleine au moment où ils s’embrassent. Ce signe apparaîtra dans la didascalie « le jet d’eau,

agité par le vent, se penche et vient retomber sur eux526 » alors que la réaction de Maleine

suggère une autre portée de l’acte et de l’instant, une possible prescience de son destin fatal désormais scellé. Cette rapide esquisse de la genèse des signes prémonitoires dans l’élaboration de la pièce nous convainc qu’elle a été conçue selon une esthétique baroque — au sens de l’histoire esthétique comme au sens général.

En dépit du nombre des occurrences conservées, le travail de conception de Maeterlinck semble s’orienter vers un allégement des signes et symboles qu’il consigne dans ses carnets, et qu’il dissémine dans les dialogues ou les didascalies, mais aussi dans des mentions plus ténues, indirectes, simplement suggestives, car la puissance symbolique s’effondre de sa trop grande exposition. Fabrice Van de Kerckhove rappelle que Maeterlinck a dû emprunter à Tolstoï le principe d’une obliquité de la représentation pour « la survie du symbole527 ». La scène de l’idylle est ainsi sursaturée de signes que l’on pourrait classer dans le régime des symboles nocturnes (« un <ou des> hiboux dans le bois — qui vols de velours autour d’eux / — || aussi des corbeaux, des cris, une pullulation d’autres bêtes — des exhalaisons entre les arbres des feuilles qui tombent etc.528 ») alors que la princesse est gagnée par l’ombre de laquelle le prince lui demande de sortir pour l’apercevoir. Cette idée de l’ombre comme signe, que Maeterlinck semble avoir été puisée chez Hans Christian

Il vaut mieux cependant ne pas sortir ce soir. Il faut que Maleine soit prudente. Elle me semble un peu pâle déjà. L’air des marais est très pernicieux.

MALEINE On me l’a dit, Madame.

ANNE Oh ! c’est un véritable poison !

M.M., O II, La Princesse Maleine, p. 154.

522 M.M., CT II, Agenda de 1889, p. 784.

523 Dans l’Agenda, Maeterlinck note « un cyprès qui fait signe », ibidem, p. 860.

524 Emprunté à la pièce élisabéthaine de John Webster, The White Devil, V, 4. Fabrice Van de Kerckhove note cependant une nuance moins positive puisque « le spectre de Brachiano porte un pot où fleurit un lys lorsqu’il apparaît à Flamineo, mais un crâne place sous le signe de la vanité ce symbole de pureté. » Ibidem, note 291, p. 792.

525 M.M., CT II, Agenda de 1889, p. 794.

526 M.M., O II, La Princesse Maleine, acte II, scène 6, p. 136.

527 Op. cit. note 299, p. 796.

528 Maurice Maeterlinck, Agenda de 1889, Carnets de travail (1881-1890), tome 2, Bruxelles, Labor, 2002, note 138, p. 795.

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Andersen529 indique le glissement d’une syntaxe du symbolique à une dramaturgie du dispositif symbolique. La rédaction finale de la pièce gomme la tension vers la signification et renforce la mystérieuse puissance de l’inconnaissable. Les ébauches consignées dans

l’Agenda de 1889 révèlent la volonté de Maeterlinck d’inclure des signes plus suggestifs en

jouant avec le caractère annonciateur des formes spectrales, « une ombre étrange sur le mur530 » qui génère l’inquiétude de Maleine durant son monologue de la scène 3 de l’acte IV, ou des mentions explicites :

« Ce sont les arbres du cimetière qui formeraient ces ombres dans la chambre de Maleine. Elle dirait : je ne veux plus habiter cette chambre. Le roi en voulant refermer la fenêtre verrait aussi quelque chose d’extraordinaire dans le cimetière ! et reculerait épouvanté sans la fermer. La reine dirait : laissez-là ouverte ! — Conservé !—531 »

Le travail de Maeterlinck consiste donc souvent à effacer ce qui serait trop visible ou lisible dans le symbole annonciateur, conservant davantage la puissance connotative que la dénotation directe qui en ferait un langage limpide. L’esthétique des voiles répond de ce fait à la préoccupation du dramaturge de la suggestion, de la révélation et du masque dans le même temps, de la forme et de l’informe en une même surface frontière. Il consigne cette orientation de travail le 29 avril 1889 : « étudier la manière dont les personnages doivent s’entendre par les yeux, l’instinct, l’intuition, la communion psychique à travers les voiles (presque toujours frauduleux) des mots qu’ils se disent532 ». Ce processus de gommage s’observe dans le passage du projet à la version finale de la pièce. Maeterlinck avait envisagé d’ultimes présages avant la mort de Maleine :

« En la chambre de Maleine, avant l’étranglement, il faudrait quelques apparitions ou présages de mort, par exemple dans les plis de vêtements blancs sur une chaise (il y ferait obscur), agités par le vent qui vient de la cheminée — un voile de soie jaune ayant la forme d’une tête de mort, l’ombre d’un arbre s’agitant un peu comme une ombre d’homme dans un coin où il y a un rayon de lune — etc.533 »

Dans la version définitive, Maeterlinck abolira les signes trop limpides comme la tête de mort, ce qui aura pour effet de rendre les signes (le crucifix, l’ombre, le rideau, etc.) encore plus inquiétants d’être à la fois ininterprétables par la princesse en tant que tels, et coupés de toute causalité. Le dramaturge aveugle la princesse tout en saturant son espace de signes, ou d’une inquiétude qui transforme en signes les éléments discontinus et aléatoires du contexte. Ainsi nous restons chez Maeterlinck dans cette perpétuelle ambivalence entre transcendance et immanence, à la frontière ténue entre la forme et l’informe qui fait signe. Cette dramaturgie

529 Hans Christian Andersen, « L’Ombre » (1847), in Hans Christian Andersen, Œuvres, éd. Régis Boyer, vol. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 344-355, cité par Fabrice Van de Kerchove, in M.M., CT II, Agenda de 1889, note 138, p. 740.

530 Op. cit., p. 828.

531 Op. cit., p. 842.

532 Ibidem, p. 842.

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suggestive sera particulièrement prégnante dans les pièces suivantes, surtout à partir de La

Mort de Tintagiles534.

Dans La Princesse Maleine, la multiplication des signes tous polarisés vers l’issue tragique ne peut qu’alourdir l’atmosphère et contribuer à fragiliser encore la figure de la princesse placée dans un château qui lui est hostile535. Ces signes culmineront dans l’évocation de l’apocalypse, que Maeterlinck avait initialement imaginée avec des cataclysmes divers536, auquel il substitua la découverte, sous la tapisserie du Massacre des

innocents537, de celle du Jugement dernier538. L’économie de la prémonition passe au niveau

second. Ce n’est plus le monde qui ouvre sur le réel, mais sa représentation. Mais la pièce reste dans l’influence du modèle shakespearien, et de la dramaturgie baroque qui avait promu le théâtre dans le théâtre, avec une fonction de révélation, ou d’annonce. Maeterlinck avait ainsi un temps projeté l’insertion d’un théâtre de marionnettes avec, lors de l’entrée en scène de Maleine, un personnage qui « ramasse les ossements539 ». Au-delà de l’évidente filiation baroque, ce procédé témoigne d’une faculté de l’imaginaire, en l’espèce d’artefacts picturaux ou dramatiques, à anticiper l’avenir. Les signes ne relèvent ainsi plus seulement d’une transcendance où s’émouvrait toute la nature mais, sur le modèle de la représentation et à l’intérieur de la représentation (qu’il s’agisse d’une forme dramatique ou picturale), d’une mise à distance de la réalité par l’œuvre, qui porterait davantage de vérité. Voici l’amorce des perspectives surréalistes, que nous aborderons plus loin, de l’œuvre imaginaire comme percée sur l’inconscient et un autre ordre de réalité, avec la nuance de taille que cette œuvre émane du sujet lui-même dans ce dernier cas.

Maeterlinck fait sien un héritage des représentations symboliques qui sont dans l’écart signifiant avec la réalité dépeinte : soit le macrocosme qui fait écho au microcosme avec les météores qui annoncent le devenir des êtres, soit les signes portés par les représentations artistiques qui forment un écran de signification à distance de la réalité. Ce symbolisme va nettement évoluer dans les pièces ultérieures où Maeterlinck élabore une représentation plus singulière et syncrétique de la prémonition avec un symbolisme plus personnel (cf. 3.1.3.

Passages : modes d’accès au futur dans la dramaturgie maeterlinckienne) des signes plus

ténus, estompés dans l’allusion et moins nombreux. Et, avant tout, c’est au cœur du langage, dans ses ambiguïtés, que va résider la puissance prémonitoire.

Dans L’Intruse, les présages s’inscrivent dans l’évocation de bruits extérieurs, comme celui de la faux du jardinier à l’activité étrangement nocturne, qui forme filigrane, dans cette attente inquiète, de l’allégorie de la mort. À ces symboles allusivement allégoriques s’ajoute

534 Même si cette pièce s’ouvre dans ambiance délétère : mer qui hurle, arbres qui se plaignent, peupliers qui étouffent le palais évoqués dans la première réplique de la pièce prononcée par Ygraine. La menace n’y est plus dans le visible, mais dans l’invisible suggéré. M.M., O II, La Mort de Tintagiles, p. 547.

535 Alladine aura ce même sentiment d’inadéquation avec le palais : « On dirait que je n’ai pas été faite pour l’habiter ou qu’il n’a pas été bâti pour moi… », M.M., O II, Alladine et Palomides, acte I, p. 485.

536 Op. cit., p. 785

537 Maeterlinck avait initialement pensé à une première tapisserie figurant « le martyre de Ste Agnès » mais la figuration pouvait lui sembler trop directe, comme le note Fabrice Van de Kerckhove, Ibidem, Agenda de 1889, p. 801.

538 M.M., O II, La Princesse Maleine, acte V, scène 2, p. 231.

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la série des « intersignes » dont Maeterlinck a trouvé l’exemple chez Villiers de l’Isle Adam540, ils peuvent s’expliquer par des phénomènes de télépathie non pas entre vivants à distance, ou avec les morts, mais avec les mourants. L’aïeul aveugle aurait été en communication avec la mourante — ce qu’en un sens, la simultanéité de la mort et du cri du nourrisson dans la pièce opposée tend à accréditer —, alors que le symbole du bruit de fauche semble le placer en relation avec la mort elle-même. C’est ainsi que Max Deauville541 rappelle qu’il peut s’agir d’un phénomène dans la lignée de ceux dont Maeterlinck aurait puisé l’existence dans Phantasms of the living, d’Edmond Gurney, Frederik M. H. Myers et Frank Podmore.

Par ailleurs, des paroles d’apparence anodines comme « est-ce que le menuisier vient demain ?542 » de l’aïeul, simplement liées à la réparation de la porte, prennent une autre résonance sachant que le menuisier est aussi celui qui fabrique les cercueils. Or, dans Les

Flaireurs, sur lequel Maeterlinck reconnaît avoir pris modèle, il était question d’un « homme

avec le cercueil 543», périphrase qui peut aisément désigner le menuisier. Le cercueil que l’on ouvre, dans La Princesse Maleine (cercueil qui sert apparemment à transporter le cadavre avant de l’ensevelir en pleine terre) constitue une autre préfiguration de cette occurrence augurale. On reconnaît alors le travail pour rendre les allusions plus subtiles qu’effectue Maeterlinck à partir de la pièce source afin d’estomper le symbole dans un apparent anodin sans perdre sa charge menaçante, tout au contraire.

Les Sept Princesses instaure une ambiance grave et l’inquiétude là encore pèse dans

les propos des personnages par rapport à une menace latente dont on ignore encore si elle surgira de l’extérieur ou de l’intérieur. Dans cet espace épuré et symbolique, des éléments réalistes comme la pluie et le vent prennent la puissance du symbole :

LE PRINCE On dirait qu’on pleure autour du château…

LA REINE On dirait qu’on pleure dans le ciel…544

L’indétermination du pronom personnel indéfini « on » fait balancer du réalisme d’une tristesse humaine hors scène au symbolique d’une transcendance : les pleurs deviennent une métaphore du paysage et, à l’échelle de la tragédie, une annonce de la tristesse à venir. Le contexte du début de La Mort de Tintagiles offre aussi ces présages symboliques : ils sont portés de la même manière par un paysage en souffrance de mer qui hurle, d’arbres qui se plaignent, de peupliers qui étouffent le palais. L’espace n’a aucune dimension réaliste et l’on

540 M.M., CT I, note 253, p. 567.

541 Cité par Fabrice Van der Kerckhove, ibidem.

542 M.M., O II, L’Intruse, p. 269.

543 Charles Van Leberghe, Les Flaireurs, (deux pièces symbolistes, avec La Fille aux mains coupées de Pierre Quillard), textes établis et annotés par Jeremy Whistle, Exeter, University of Exeter, 1976, acte 3, p. 27.

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comprendra que le « château malade545 » où Ygraine entraîne Tintagiles par la main n’est qu’une forme d’antichambre douloureuse où la mort est en débat.

Avec Pelléas et Mélisande, les symboles propres à Maeterlinck sont déjà largement

définis. La mer en particulier y point comme menace d’engloutissement latent : « C’est le bruit de la nuit ou le bruit du silence… Entendez-vous la mer derrière nous ? — Elle ne semble pas heureuse cette nuit… Ah ! voici la clarté !546 » explique Pelléas à Mélisande entraînée au fond de la grotte.

C’est la même menace d’engloutissement sur laquelle Golaud met l’accent quand il entraîne Pelléas dans les souterrains du château. Les perspectives qu’il trace, avec une dimension comminatoire, portent à deux reprises sur la fragilité des voûtes souterraines (« Il y a ici un travail caché qu’on ne soupçonne pas ; et tout le château s’engloutira une de ces nuits si l’on n’y prend pas garde. ») les odeurs mortifères du lac souterrain qui « empoisonnent le château » et dont il invite Pelléas à sentir « l’odeur mortelle qui règne » en ces lieux ou « l’odeur de mort qui monte ? » :

GOLAUD

[…] Sentez-vous l’odeur de mort qui monte ? — Allez jusqu’au bout de ce rocher qui surplombe et penchez-vous un peu. Elle viendra vous frapper au visage.

PELLÉAS Je la sens déjà… On dirait une odeur de tombeau.547

Les propos insistants de Golaud finissent par conditionner la perception de Pellèas : la parole est aussi contagieuse que les germes du destin véhiculés par le symbole. Ce même thème de la grotte et du château à l’influence délétère se fait plus explicite encore dans les propos d’Arkël :

« Et vraiment j’avais pitié de toi, Mélisande… Tu arrivais ici, toute joyeuse, comme un enfant à la recherche d’une fête, et au moment où tu entrais dans le vestibule, je t’ai vue changer de visage, et probablement d’âme, comme on change de visage, malgré soi, lorsqu’on entre à midi, dans une grotte trop sombre et trop froide… Et depuis, à cause de tout cela, souvent, je ne te comprenais plus… Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin… Je ne puis pas expliquer… Mais j’étais triste de te voir ainsi ; car tu es trop jeune et trop belle pour vivre déjà, jour et nuit, sous l’haleine de la mort…548 »

L’oppression est plus diffuse et plus insidieuse encore que dans La Princesse Maleine et il y a une forme de délitement de la joie de vivre de la jeune femme dans ce château. Une

545 M.M., O II, La Mort de Tintagiles, p. 552.

546 M.M., O II, Pelléas et Mélisande, acte II, scène 3, p. 414.

547 Ibidem, acte III,scène 2, p. 427. On notera l’usage très singulier de la ponctuation à la fin de ces deux répliques. Alors que l’immense majorité des phrases des personnages de Maeterlinck se terminent par des points de suspension, comme pour indiquer le vide autour de la parole, le dramaturge met un point après « visage » et « tombeau » comme si les deux mots faisaient déjà entrer dans la certitude de la mort.

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atmosphère mortifère s’exhale de ce qu’Arkël décrit comme une bouche délétère. Ce ne sont plus les lieux qui sont en instance d’effondrement mais les êtres eux-mêmes qui sont emportés dans la désagrégation qui leur était prédite.

L’élaboration progressive de la première veine de représentation de la prémonition dont Maeterlinck reprend l’héritage conduit à la fois à une fusion mieux finie dans la