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une nouvelle approche de l’esthétique du temps

2.1. Vers un modèle esthétique de dispositif de temporalité

2.1.6. E. La prémonition comme une transgression du temps

Notre corpus nous pousse à émettre l’hypothèse que, même si référant à du non-visible, se jouent au niveau de la temporalité les mêmes phénomènes qui se jouent avec l’arrière-pays, l’autre scène —appelons-la comme on voudra — sur le plan du visible. En d’autres termes la structure, dans sa quatrième dimension temporelle, est travaillée de phénomènes de déformation, de fracture qui ouvrent sur le réel en le trahissant, voire qui s’articulent avec les dimensions spatiales du dispositif. Cette effraction est l’équivalent dans la rationalité narrative des ruptures avec les lois de la perspective dans la représentation spatiale en peinture et nous avons tout intérêt à penser une représentation à quatre dimensions, comme nous y invite Bakhtine, et comme les dispositifs de temporalités maeterlinckiens ou le vaste édifice d’À la recherche du temps perdu en sont l’approche intuitive ou concertée.

Ainsi quelle place le phénomène singulier de la prémonition peut-il prendre dans cette approche du dispositif de temporalité ? Étrangeté que de multiples représentations réfèrent à des modèles différents d’explication, de la religion à la psychologie, de la science des quantas à l’inconscient comme champ atemporel (cf. supra, I. À la recherche de la prémonition), la prémonition constitue tout autant une anomalie repérable (mais nécessitant parfois l’intervention d’un processus herméneutique ou d’une symbolisation par le langage pour se livrer en tant que message et s’imposer pour ce qu’elle se veut) de la structure temporelle immédiate, qu’un passage de la réalité au réel du temps. C’est ainsi que Maeterlinck, dans

Confession de poète, fait du pressentiment une des voies à explorer vers l’inconnaissable :

« Je voudrais me pencher sur l’instinct, en son sens de lumière, sur les pressentiments, sur les facultés et les notions inexpliquées, négligées ou éteintes, sur les mobiles irraisonnés, sur les merveilles de la mort, sur les mystères du sommeil, où malgré la trop puissante influence des souvenirs diurnes, il nous est donné d’entrevoir, par moment, une lueur de l’être énigmatique, réel et primitif […]342 ».

Le pressentiment, cette ouverture vers le futur à l’échelle de l’homme, est donc bien une porte vers « l’autre côté de la pensée humaine343 » où réside l’inconnaissable.

Il faut penser que le temps nous affronte au réel (l’éternel, le compact), et au Réel (la mort par exemple – mort344 en tant qu’éternel non-être chez Maeterlinck), mais cette distinction s’effondre avec une vision en termes de dispositif, car le temps ne peut être appréhendé que du point de vue du sujet qui forme la représentation, et de celui qui la consomme. Le réel et le Réel ne sont de ce fait que deux dimensions du temps perçu, le premier prétendant à l’objectivité, mais restant pensé par la conscience, le second perçu comme subjectif.

342 M.M., O I, Confession de poète, p. 420.

343 M.M., CT I, Agenda de 1886, p. 281.

344 « La mort est peut-être la seule chose primitive, totale et réelle qui nous reste […] en cet artifice de la grande déception, » note Maeterlinck en son Agenda de 1889, CT II, p. 938.

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La prise en compte de la prémonition comme une effraction du réel dans le dispositif de temporalité nous ouvre par voie de conséquence sur un autre champ de questionnements qui occupera le troisième temps de ce travail avec la dimension active de cette représentation : la production esthétique. Comme nous l’avons vu plus haut, cette production ne se réfère pas seulement à une intention esthétique (celle qui serait modélisée par les critères, parfois arbitraires, consciemment mis en œuvre par le créateur), mais elle s’impute à la co-création qu’effectue le récepteur. Le dispositif de temporalité joue le lecteur.

L’intérêt de cette partie de l’étude du temporalité sera d’abord de montrer la palette des possibles dans la représentation du temps en fonction de l’expérience initiale souvent théorisée dans l’œuvre réflexive de Maeterlinck, appréhendée en cours de route chez Breton, mais avec de forts partis pris esthétiques et philosophiques pour l’in-former. Les dispositifs institués de Maeterlinck tendent à donner une représentation d’un homme fragilisé face à l’inconnaissable, en suspens au-dessus d’un vertigineux et angoissant néant, non-être qu’intuitivement perçoivent ceux qui en sont le plus proche par leur naissance, ou leur mort. Mais l’expérience singulière de la temporalité qu’offre la prémonition témoigne surtout d’une hyperesthésie de l’être jugé authentique dans le surréalisme. Les « stupéfiants » que quête ce dernier se trouvent dans l’épiphanie de l’être profond, et la littérature en libérant les états d’inconscience (ou plutôt les tensions entre état d’inconscience et rationalité consciente qui décuplent les perceptions d’être) ouvre un tout autre rapport au réel du temps, et de ce fait, au lecteur lui-même.

Ces vertiges varient dans la réception en fonction des degrés d’immersion du lecteur dans des dispositifs qui vont d’une perception cognitive du temps (où le temps est symbolisé) à une perception cénesthésique ou immersive (plutôt d’ordre mimétique). Avant d’atteindre à la conception du temps comme un horizon permis du fait de la réflexion engendrée par l’objet littéraire, le dispositif propose ainsi à son lecteur une expérience sensible du temps. C’est la rencontre entre deux expériences existentielles du temps, médiatisée par un objet qui en propose une expérience esthétique (mais expérience qui se fond avec, ou occupe, tout ou partie de l’expérience existentielle du récepteur le temps de la lecture, ou de la représentation). Cet état dernier de l’expérience, nous ne pouvons d’ailleurs le recomposer qu’à partir de notre propre expérience de lecteur ou de spectateur croisée avec des projections théoriques. Par ces biais existent, en fonction des modes de représentation de la prémonition choisis (vertiges de l’annonce faite, de l’épiphanie, du trou logique dans le continuum narratif, etc.) plusieurs formes d’expériences du vertige qui redoublent la nature singulière de ceux-ci.

À la fois parce que l’expérience du temps du lecteur est intrinsèquement différente du temps représenté et parce que cette représentation peut tendre à lui refuser sciemment une identification rassurante sur ce plan-là, cette expérience esthétique, partagée à des degrés divers par le lecteur, nous semble donc de nature à engendrer des vertiges variés, en tout cas à lui faire partager une expérience dynamique du réel temporel. Le quatrième temps de notre étude abordera ces esthétiques du vertige.

Résumons nos interrogations. Lorsqu’elle attente à l’ordre du temps, la prémonition joue à l’intérieur du dispositif de temporalité comme une anomalie au sein de la causalité et

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de la succession. Or la représentation du temps, en tout cas dans le récit, passe par une rationalité narrative. Nonobstant la prolepse décrite par Genette, qui n’est qu’un moyen de l’économie narrative distincte de l’ordre de succession intradiégétique lui-même, et qui est le fruit d’une maîtrise du récit par le narrateur-écrivain, par quelle perturbation l’émergence de la prémonition (en sa manifestation première, ou en sa révélation épiphanique) se manifeste-t-elle dans l’économie tempormanifeste-t-elle de la narration ? Qumanifeste-t-elles hypothèses interprétatives, décrites ou suggérées par le texte, ou reconstruites à l’aide de la démarche conceptuelle des auteurs permettent de décrypter son sens, son origine et de ce fait d’inférer un au-delà de la structure ? Comme porte d’accès au réel, la prémonition n’est repérable et n’ouvre sur lui que par la mise en place d’un agencement spécifique qui révèle son caractère prophétique et l’ordre non représentable d’où elle émane. Nous avons vu qu’à ce titre les représentations picturales traditionnelles tendent à la spatialiser par une coupure sémiotique qui réfère à des ordres, des espaces distincts de symbolisation, ou au hors-cadre (cf. supra, 1.2.2.B. Pouvoir divin : le

prophète). La représentation visuelle doit fracturer sa continuité et mettre en place un

dispositif pour représenter la discontinuité temporelle. Par induction d’un mode de représentation à l’autre, quelle profondeur doit se donner la représentation littéraire pour donner à lire cet invisible ? par quels agencements, ou quelles installations du texte en tant que signifiant ou en tant que signifié, y parvient-t-elle ? Ainsi, par voie de conséquence, sur quel autre ordre suggéré par le texte ouvre la prémonition ? comment entre-t-elle dans la mise en scène d’une confrontation avec l’ouvert du temps, ou avec l’émergence de l’être profond ?

Ainsi avons-nous tenté de répondre dans ce chapitre à ce qui nous est apparu comme une nécessité théorique et critique, et d’apporter des éléments de réponse à l’aporie de la non figurabilité du temps, tout au moins des moyens de la contourner. Parce qu’elle apporte une perspective féconde dans l’appréhension du texte en sa loi intime, la théorie du dispositif s’est imposée comme la plus apte à aborder des textes littéraires en particulier ceux relevant de la modernité, ce qui est le cas des textes de notre corpus. Mais la question de la représentation du temps est complexe ; le meilleur moyen de l’appréhender est de replacer le texte dans cet axe où sa structure ouvre sur des conjonctures, à la fois celle qui relie un créateur à son texte, et celle qui se joue dans la réception du texte, dans la lecture, ou la représentation théâtrale. Le texte arbitre la représentation du temps sur cet axe où se placent les enjeux esthétiques. Mais il est aussi l’arbitrage par un créateur à cette fin esthétique des héritages culturels que nous avons collectés et décrits en première partie (cf. supra, I. À la recherche de la

prémonition) et d’un régime de temporalité singulier qui se construit en amont du texte dans

la représentation du temps de son créateur, et dans le texte lui-même dont les dispositifs techniques peuvent devenir, et deviennent dans une certaine mesure, matriciels. C’est à ce point que nous sommes à présent portés : comment une révolution épistémologique et des révolutions technologiques ont pu modifier radicalement un régime de temporalité entre 1880 et 1935 ? en d’autres termes, comment cette révolution donne à la fois un principe de cohérence temporel et esthétique à l’ensemble des textes de notre corpus, et comment

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épistémè et dispositifs technologiques ont-ils bouleversé la représentation du temps tout particulièrement chez Maeterlinck, Proust et Breton ?

2.2. De Maeterlinck au surréalisme, l’étrange similitude des contraires ou les