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Typologies d’un objet incernable : La prémonition

1.2. Intensités et degrés de probabilité : dynamiques des passages vers le futur

1.2.6. B. L’univers quantique

La physique quantique a en effet permis de reconsidérer la stabilité de l’espace-temps newtonien. Réalisées en 1980 par Alain Aspect, les expériences ont démontré la validité du concept de non-séparabilité, « un viol concret et visible de la notion d’espace179 ». En effet, l’expérience a démontré l’interrelation entre deux photons issus d’une même source alors qu’ils sont pourtant éloignés de plusieurs mètres. À partir du modèle théorique qui avait préexisté à l’expérience d’Aspect, plusieurs physiciens ont imaginé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que l’on pouvait remonter le cours du temps : la rétroaction quantique soutenue par Olivier de Beauregard180. En 1949, Richard Feinman (Prix Nobel de physique 1965) a aussi utilisé des graphes où, dans certains cas, le temps était parcouru à l’envers : « le positon est assimilé à un électron qui remonte le cours du temps181 ». Même si les conclusions tirées de ces calculs — la physique ne nous est intelligible que par l’interprétation et, à cette échelle, elle est délicate et aléatoire — sont largement controversées, des expériences sur les photons réalisés en 2006 ont démontré que l’on pouvait « décider ce que le photon doit avoir fait après qu’il l’ait fait182 », et même s’il se trouve à des distances incalculables où toute action sur lui serait illusoire. On peut ainsi inverser l’ordre

178 Inception, réalisé par Christopher Nolan, Warner Bros Pictures, Legendary Pictures, Syncopy, 2010.

179Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques. Le monde existe-t-il ? Paris, La Découverte, Poche, 2007, p. 101-102.

180 Ibidem, p.104-105.

181 Ibidem, p. 107.

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intangible de succession à l’échelle quantique. La réversibilité vers le futur est ainsi envisageable.

Même si le phénomène de décohérence lors du passage de l’échelle quantique à l’échelle macroscopique où nous existons comme des entités biologique et psychiques rend très improbable une transposition des lois spatio-temporelles quantiques, ces hypothèses ont donné lieu à des réinterprétations littéraires à partir de la deuxième moitié du XXème siècle. Ainsi, Julio Cortázar, dans la nouvelle Axolotl, propose-t-il la parfaite fusion du personnage dans l’image des poissons. Cette fusion avait peut-être été objet de fascination antérieurement mais sans un modèle d’explication quantique. Était-ce le rêve de Don Quichotte ? Adolfo Casarès avait approché cette fusion parfaite dans l’image avec L’Invention de Morel grâce à un univers fantastique fondé sur l’indécision entre un dispositif technique sophistiqué d’images enregistrées de manière réaliste et les symptômes potentiellement délirant du personnage narrateur dans une île à l’atmosphère délétère. Mais là où le roman de Casarès postule l’horizon d’une unique explication qui rationaliserait l’indécision en réduisant le paquet d’ondes — pour faire référence à l’univers quantique qui n’informe pas la représentation de Casarès — Cortázar expose une transmigration du personnage observateur fasciné par les axolotls de l’aquarium dans les poissons eux-mêmes qui ont « […] une volonté secrète : abolir l’espace et le temps par une immobilité pleine d’indifférence183 ». Contrairement à l’indécision fantastique, les états contradictoires coexistent comme en témoigne le moment où le personnage se mue en axolotl :

« Quand j’en pris conscience, je ressentis l’horreur de qui s’éveille enterré vivant. Au dehors, mon visage s’approchait à nouveau de la vitre, je voyais ma bouche aux lèvres serrées par l’effort que je faisais pour comprendre les axolotls. J’étais un axolotl et je venais de savoir en un éclair qu’aucune communication n’était possible. Il était hors de l’aquarium, sa pensée était une pensée hors de l’aquarium. Tout en le connaissant, tout en étant lui-même, j’étais un axolotl et j’étais dans mon monde. L’horreur venait de ce que — je le sus instantanément — je me croyais prisonnier dans le corps d’un axolotl, transféré en lui avec ma pensée d’homme, enterré vivant dans un axolotl, condamné à me mouvoir en toute lucidité parmi des créatures insensibles184. »

Ce modèle quantique modifie considérablement la temporalité à la base de la narration, laquelle décrit la succession d’états radicalement distincts d’une conscience continue de l’observateur, apte ainsi à se voir, et à se projeter dans un état futur. L’idée de prémonition s’en trouve écartée, puisque banalisée avec la multiplicité des états possibles, la matière n’étant plus qu’en attente de saisie pour prendre forme et le temps se distinguant de la logique de la causalité comme le Dieu aztèque Xolotl qui fuit sous des formes successives de double épi de maïs, de double maguey, et pour finir, se dissimule dans la lagune où il se métamorphose en axolotl185 ».

183 Julio Cortazar, Les Armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, Folio, 1963, p. 30.

184Ibidem, p. 34.

185 J. Duverger, cité par B. Terramorsi, Le Fantastique dans les nouvelles de Julio Cortázar : rites, jeux et

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Bien que l’émergence de la physique quantique soit contemporaine des auteurs sur lesquels se fonde notre corpus, elle ne semble pas avoir exercé d’influence majeure sur les créations que nous avons observées. Il n’en va pas de même, en revanche, dans l’œuvre théorique des auteurs. C’est un trait significatif de l’esprit curieux et toujours en marche de Maurice Maeterlinck, et de sa porosité à l’évolution des connaissances de son temps, qu’il se soit intéressé, dés le début des années 30, à l’émergence de la théorie quantique. Multipliant les références de première ou de seconde main à Eddington ou à Heisenberg mais aussi au mathématicien Boussinesq, Maeterlinck emprunte à ce modèle scientifique un espoir par la possibilité d’une entorse au modèle déterministe :

« […] il est possible que nous assistions aux premiers assauts livrés au déterminisme qui semblait jusqu’ici, selon la logique, la raison et l’expérience des siècles, la seule loi acceptable de l’univers.

En tout cas des bruits bizarres commencent à circuler dans certaines régions de la science. « Le déterminisme a pratiquement disparu de la science moderne », nous affirme Eddington.186 »

S’appuyant sur les travaux du mathématicien Boussinesq, ainsi que sur les ouvrages de Louis de Broglie, Maeterlinck conclut qu’« aujourd’hui la probabilité a succédé à la certitude déterministe187 ». L’écrivain rapproche en ce point les théories du mathématicien concluant à un principe directeur non mécanique et l’indétermination de l’électron constatée par le physicien, Maeterlinck en vient à l’idée que ces phénomènes concernent aussi bien les états microscopiques de la matière que les états macroscopiques où les êtres vivants forment une unité agissante. S’ouvre véritablement un univers probabiliste éminemment quantique :

« En attendant, on peut se dire que tous les possibles, tous les imprévus, tous les contraires, toutes les pensées, toutes les morales, toutes les fantaisies, toutes les vertus, toutes les justices sont évidemment contenues dans l’atome ou l’électron ; la preuve en est que nous qui ne sommes qu’un éphémère tissu d’électrons, nous avons découvert la morale et la justice.

Pourquoi d’autres électrons ne pourraient-ils pas faire ce que firent les nôtres ?

Et pourquoi les nôtres puisqu’ils sont immortels, ne pourraient-ils pas faire ailleurs ce qu’ils firent dans notre corps quand ils s’y trouvaient prisonniers ? 188»

La liberté des possibles aboutit en l’occurrence curieusement à des interrogations sur la possibilité de la reproductibilité à l’identique. Le constat autorise les hypothèses d’une volonté supérieure qui serait celle de la vie, agissant dans cet espace de possibilités, mais aussi à une confirmation de cette liberté avec la beauté, jugée non réductible à un mécanisme déterministe, des oiseaux, des fruits ou des fleurs. Il permet donc surtout de légitimer une dimension spirituelle dans la matière.

186 Maurice Maeterlinck, Avant le grand Silence, (1934), Montréal, éditions Transatlantiques, 2002, p. 105.

187 Ibidem, p. 107. 188 Ibidem, p. 109.

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Néanmoins, ces réflexions tardives dans la vie de Maeterlinck — mais fort précoces par rapport à la vulgarisation des théories quantiques, qui se répandirent de manière vulgarisée surtout après la seconde Guerre Mondiale — n’ont pas exercé d’influence au sein de l’œuvre dramatique sur laquelle porte l’essentiel de notre réflexion sur la prémonition. On ne peut que se demander comment elles auraient réorienté un théâtre du tragique fondé sur le déterminisme.

S’il est ainsi des modèles scientifiques qui remettent en cause la possibilité d’une application de la rationalité à la description du monde, il est d’autres recherches qui témoignent de possibles facultés du cerveau non explicables rationnellement à ce jour. Si elles n’ont pas été démontrées chez l’homme, certains animaux en revanche sont décrits par l’expérience scientifique comme possédant des facultés prémonitoires.