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une nouvelle approche de l’esthétique du temps

2.2. De Maeterlinck au surréalisme, l’étrange similitude des contraires ou les influences du renouvellement de l’épistémè et des découvertes technologiques sur les influences du renouvellement de l’épistémè et des découvertes technologiques sur les

2.2.3. C. Les dispositifs de transport

Les dispositifs de transport dans À la recherche du temps perdu permettent de s’assurer que Marcel Proust fut un précurseur d’une théorie du dispositif. Même si le mot — mot technique qui l’aurait peut-être rebuté — lui est étranger, il a su envisager les modifications que les dispositifs techniques généraient dans les représentations, celles d’abord que l’on se fait du monde, avant de les reproduire dans l’agencement de l’objet esthétique. Et il le fit en conscience de cause. Parmi les dispositifs qui modifient la vie et la vision des hommes du début du XXème siècle, l’automobile eut une place prépondérante et Proust s’est attaché dans Sodome et Gomorrhe II à déduire l’impact que son émergence avait eu sur les représentations spatio-temporelles.

L’automobile a, selon Proust modifié ou plutôt introduit la notion de l’espace dans l’empirisme géographique des hommes où cette notion ne jouait pas antérieurement un grand rôle dans leurs distinctions. Comme dans le cas du téléphone, le dispositif qui est censé relier, sépare en réalité dans la conscience qu’il donne de la distance. Un lien est fait d’emblée entre distance spatiale et distance temporelle par le biais d’un développement : « Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien438 ». Proust y associe l’exemple de promenades en voiture (à cheval) à Beaumont avec Mme de Villeparisis, qui avaient frappé ce lieu d’ « exterritorialité439 », en l’isolant du monde. Inversement, les voyages en automobile vont relier les points de l’espace, ne serait-ce que parce qu’on emprunte la route de telle ville pour se rendre dans une autre, voire parce qu’on découvre Beaumont de la vitre. L’automobile

437 M.P., ÀR I, Le Côté de Guermantes I, p. 432.

438 M.P., ÀR III, Sodome et Gomorrhe II, III, p. 393.

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a établi une conscience du lien par la mise en réseau des points isolés dans l’espace. Proust modifie donc le parallèle initial avec les êtres en établissant des liens de parentés entre eux : « comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop humain et mystérieux déjà pour être de famille quelconque, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville […]440 ». On comprend bien que l‘imaginaire proustien s’en trouve modifié car conduit à une plus grande continuité dans l’espace, voire dans le temps. L’envers imaginaire, à la fois inverse et négatif, de l’« exterritorialité » ce sera l’entrée dans le règne de l’« extra-temporel » qui fait fi des partitions dans l’espace et dans le temps pour rétablir une continuité de l’être dans le discontinu de l’expérience spatio-temporelle, par le souvenir, et par le pressentiment.

L’automobile génère ou plutôt accentue les sensations de mobilité dans et de l’espace par rapport au déplacement hippomobile ou à la linéarité contrainte du train sur ses rails. Le passager y observe « les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire441 ». Ce type de mouvement qui semble rendre mobile l’immobile sera au cœur de l’imaginaire proustien du pressentiment, en particulier lors de l’épisode des clochers de Martinville dans Du Côté de chez Swann I.

De cet espace, outre l’automobile, l’avion découvre à la fois la profondeur et la vitesse. On est en droit de penser qu’il a joué un rôle matriciel dans l’imaginaire proustien, y compris dans celui des expériences du temps, comme la prémonition puisque, comme nous allons le voir, Proust relie là encore profondeur dans l’espace et dans le temps. « L’aéroplane » exerce la même fascination sur Albertine et sur Marcel lors des visites aux tout nouveaux aérodromes : « Puis le moteur était mis en marche, l’appareil courait, prenait son élan, enfin tout à coup, à angle droit, il s’élevait, lentement, dans l’extase raidie, comme immobilisée, d’une vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale ascension442 ». Grâce à lui est découverte in vivo une nouvelle dimension de l’espace, la verticalité, qui était pour l’essentiel interdite à l’homme sans lien au sol. La dimension supra-humaine de l’avion et de son pilote est sans cesse rappelée au demeurant par des connotations divines, en l’occurrence l’« extase ». Proust avait souhaité lui donner une place plus grande encore dans La Prisonnière, comme permet d’en juger l’esquisse XI qui est précédée de la mention « capital ». Il semble, en fonction des fragments qui nous sont parvenus, que Proust ait d’abord voulu créer une opposition entre l’uniformité d’un ciel « tout entier en ce bleu radieux et si pâle comme un promeneur couché dans un champ le voit parfois au-dessus de sa tête, mais tellement uni, tellement profond , qu’on sent que le bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage et avec une si inépuisable richesse qu’on pourrait approfondir de plus en plus sa substance sans rencontrer un atome d’autre chose que de ce même bleu443 », et l’irruption d’un aéroplane, « ce petit insecte » qui va modifier cette texture uniforme et donner la conscience de l’espace et de sa modification par la rapidité des moyens de transport qui le

440 Ibidem, p. 432.

441 Ibidem, p. 433.

442 M.P., ÀR III, La Prisonnière, 1988, p. 613.

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traversent. Parce qu’il parcourt un réel dont il brise la compacité uniforme, l’avion permet d’inventer l’espace et la capacité de l’être à s’y mouvoir. Dans le fragment, Proust fait de l’aéroplane un avatar des émotions de la grand-mère face au clocher de Saint-Hilaire qui monte dans le ciel, comme, nous permettons-nous d’ajouter, monteront dans le ciel et se déplaceront dans l’espace les clochers d’Hudimesnil lors de la scène prémonitoire de la vocation. Or, dans un remarquable syncrétisme, le troisième fragment de la même Esquisse

XI, met en parallèle temps et espace tout en les soumettant au régime de modification d’un

dispositif optique :

« *Ajouter aux aéroplanes.*

Et à cette distance avec la longue vue dans le point noir bougeant je distinguais la bonne figure d’un homme avec cette émotion que nous avons quand à la distance de tant de siècles en lisant nous voyons des pensées si pareilles à celles que les meilleurs d’entre nous pourraient avoir dans cet Homère qui s’est peut-être trompé en donnant une figure humaine aux Dieux, mais qui nous donne pourtant à admirer un prodige plus grand et indiscutable celà, c’est que lui-même, plus loin de nous que s’il était dans l’Olympe, nous offre, quand nous lisons le serment d’Hector caressant son fils, notre parfaite ressemblance.444 »

Même si la pensée proustienne a fonctionné en l’occurrence sur le principe de l’analogie, et est alimenté par des valeurs humanistes d’une permanence de l’homme, on observe combien les nouveaux dispositifs de communication ont modifié son imaginaire de l’espace et du temps, nous verrons à quel point cette modification est fondamentale pour la scénographie des instants prémonitoires.

Même si les représentations du temps et des phénomènes prémonitoires ne sauraient être réduites aux bouleversements de l’épistémè, ni à l’émergence de nouveaux dispositifs techniques, force est de constater que sciences et techniques les ont, chez la plupart des auteurs sur lesquels nous allons nous pencher à présent, pour le moins travaillées et, parfois, rendues possibles. Ils ont modifié leurs représentations, mais aussi leur manière d’en rendre compte dans leurs œuvres ou livres comme nous le verrons troisième partie. Les dispositifs techniques ont aussi modifié les agencements textuels à des fins esthétiques, en particulier dans les modes de représentation temporelle correspondant à une position d’immanence qui n’est pas sans rappeler la légitimation que constitue le « temps local » et dont, à leur échelle, les représentation du temps de nos auteurs sont les manifestations.

Dotés d’une définition à spectre large de la prémonition qui ne la circonscrit pas mais qui lui donne une généalogie, et d’un outil théorique qui nous permet de penser le temps depuis un point nodal, ayant aperçu l’influence d’une révolution épistémique et technologique dans la conception et la représentation du temps, entrons à présent dans l’analyse des

444 Le choix de l’esquisse par rapport au texte définitif rend plus sensible l’intention de Proust dans la scénographie. Ibidem, p. 1135-1136.

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dispositifs de temporalité que nous proposent les auteurs, et voyons comment s’y inscrivent les phénomènes prémonitoires.

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