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C. La clairvoyance comme manifestation de la sagesse : le mage Merlin

La prémonition : de l’imminence à l’immanence

3.1. La prémonition maeterlinckienne : Vue oblique 445 sur le réel

3.1.3. C. La clairvoyance comme manifestation de la sagesse : le mage Merlin

Nous aurions tendance à penser qu’une pièce du second théâtre, comme Joyzelle, relève de dispositifs où la prémonition est mise en mots plutôt que mise en œuvre. Tel est en effet le cas, puisque Merlin, dès la scène 1 de l’acte I, explique qu’il est « celui à qui l’avenir dévoile par moments quelques-uns de ses traits599 ». En vérité, Merlin n’est pas un de ces magiciens qui posséderait des pouvoirs surnaturels, mais un homme avec une connaissance plus étendue et plus profonde qui lui procure une puissance. S’« il est probable que l’âme de tout homme se développe également dans la vie, la différence entre le sage et les autres, c’est que chez le sage, ce développement n’a pas lieu complètement à son insu […]600 ». Merlin incarne cette figure et porte dans l’espace intra-dramatique la figure de Maeterlinck en tant que penseur. De cette puissance, le magicien affirme « c’est en moi qu’elle est comme elle réside en eux601 », écartant ainsi tout privilège divinatoire. Peut-être est-il anticipé par cette autre figure de la connaissance qu’est le médecin de La Princesse Maleine ? Car lui seul semblait mettre des mots et des causes (c’est-à-dire rationaliser) sur l’irrationnel des signes prémonitoires602. Maeterlinck avait aussi songé à substituer à l’aïeul de L’Intruse un personnage de prêtre qui aurait amené la discussion sur « […]ce qu’on ne voit pas, et […] ce qu’on verrait peut-être si l’on avait des sens plus parfaits, ou d’autres sens si l’on parvenait à

596 Nous avons vu par ailleurs que cet intérêt de Maeterlinck pour les dispositifs optiques a informé son imaginaire de créateur et qu’ils jouent un rôle manifeste dans sa représentation du temps. Le dispositif de représentation est à la fois appareil technique et matrice d’organisation de la représentation

597 M.M., CT II, Agenda de 1890, p. 1115. Ceci peut expliquer la dimension plus didactique du second théâtre, où le dispositif optique est plus visible.

598 Cf note 109, in M.M., CT II, Agenda de 1890, p.1116.

599 M.M., O III, Joyzelle, acte I, scène 1, p. 171.

600 M.M., CT II, Agenda de 1890, note 2, p. 1281.

601 Ibidem.

602 « Il y a déjà d’étranges rumeurs autour de nous ; et il me semble que de l’autre côté de ce monde on commence à s’inquiéter un peu de l’adultère. » M.M., O II, La Princesse Maleine, acte III, scène 4, p. 160.

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développer la clarté de certains pressentiments603 ». La déjà bavarde Aglavaine en est sans doute l’avatar. Merlin est celui qui a acquis cette sagesse et cette puissance sur le monde.

Cette sagesse de Merlin incomprise des esprits de moindre intelligence est un lieu assez commun de la pensée médiévale et de la Renaissance. Kepler l’emploie dans Le Songe

ou astronomie lunaire comme une clause de défense face aux accusations de sorcellerie, dont

il eut indirectement à souffrir avec le procès engagé contre sa mère par le tribunal de l’Inquisition. Maeterlinck en trouva sans doute le modèle dans la figure d’Albert le Grand sur laquelle il se documente début 1888604. Dans cette pièce, composée postérieurement à la période d’influence des grands mages Stanislas Guaïta, Péladan et Papus, Maeterlinck prend ses distances avec une forme de divination d’ordre occulte qui a pu ouvrir des possibles pour les facultés de l’âme, mais à laquelle il ne veut pas limiter sa soif de connaissance profonde. Merlin ne passe pour magicien au don de prophétie que parce que les autres hommes n’ont pas pu ou su avoir accès à son degré de connaissance. Arielle, personnage allégorique de ce pouvoir dont la didascalie initiale révèle qu’elle est invisible aux autres personnages, permet à Maeterlinck d’extérioriser le monologue intérieur de Merlin déclinant ses facultés. Le dispositif conduit ainsi au même à-plat dramatique que L’Oiseau Bleu. Dès lors, nous pouvons comprendre que c’est par rapport à sa propre intuition de l’avenir que Merlin-Joyzelle dresse le protocole d’une épreuve. Nous retrouvons un patron dramaturgique bien connu, dont La Vie est un songe, de Calderón, a jeté l’épure : celui d’une prédestination mise à l’épreuve mais avec une marge d’inconnu qui peut en faire radicalement basculer l’orientation. Les moments les plus intenses au point de vue dramatique sont aussi ceux où les personnages de Merlin et d’Arielle sont confrontés aux limites de leur maîtrise d’autrui sur laquelle leur capacité d’anticipation leur donnait un apparent pouvoir. Paradoxalement, alors que ces personnages ont accès au réel intemporel, c’est la réalité bien humaine qui leur échappe. « Elle peut être mortelle, je le vois, je le sens » lance une Arielle éplorée, avant d’ajouter : « la force de Joyzelle est si prompte, si profonde, qu’elle échappe au destin605 ». Devenu maître de l’avenir — alors que la plupart des personnages antérieurs y avaient accès par leur faiblesse de corps et d’esprit — Merlin n’en est pas moins livré à l’incertitude humaine. Les âmes restent libres de s’aimer et, curieusement, Merlin ne décèle pas cette potentialité fixée par la prédestination dans L’Oiseau bleu, et que les amours irrépressibles jusqu’à la tragédie de plusieurs personnages de son théâtre avaient prouvé.

La connaissance de l’avenir de la vie humaine que possède Merlin dans ce que le dispositif pose comme l’endroit du réel pose la question du déterminisme potentiel qui se déciderait en son envers. Maeterlinck a envisagé la question en retournant la face de la réalité, avec son intelligence prismatique, dans L’Oiseau bleu. On y découvre le monde depuis l’envers du réel.

603 M.M., CT II, Agenda de 1889, p. 1000.

604 « À cette époque [vers 1232] brillait avec éclat, dans les ténèbres du moyen-âge, Albert, comte de Bollstoedt [sic], surnommé Albert le Grand, savant docteur scolastique, qui, outre l’érudition théologique, possédait, en mécanique, en physique et en histoire, des connaissances fort étendues pour son temps, à ce point que ses contemporains le regardaient comme un sorcier » Jean-Jacques Altmeyer, Les Précurseurs de la Réforme aux

Pays-Bas, Bruxelles,Librairie européenne, C. Muquardt, 1886, tome I, p. 96, cité par Fabrice Van de Kerckhove

in M.M., CT I, Agenda de 1888, note 2, p. 481.

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3.1.3.D. L’avenir comme prescience et comme royaume de l’âme, ou la prédestination Dans L’Oiseau bleu, dans l’à-plat du temps spatialisé entre passé et futur, ces deux

temps devenus espaces de représentation rejouent sur un mode ludique les percées sur l’avenir des pièces antérieures, comme si Maeterlinck s’amusait avec les dispositifs anciens, mais donnait un sentiment de maîtrise sur ce qui était antérieurement indécis, voire indécidable. Ainsi alors que Myltyl et Tyltyl sont sur le point d’arriver dans un souvenir où les visites suivent ordinairement le rythme des Toussaints, la grand-mère lance : « J’ai idée que nos petits-enfants qui sont encore en vie nous vont venir voir aujourd’hui. 606». C’est à l’envers du temps humain que la prémonition émerge et sur un mode plaisant. Le futur des grands-parents est engendré par la capacité de mémoire des enfants. Mais, avant tout, la pièce déplace la connaissance de l’avenir dans l’en-deçà de la naissance, et nous sommes dès lors plutôt autorisés à parler de prédestination que de prémonition.

Car, de manière tout aussi empreinte de fantaisie, les enfants bleus sont déjà dotés d’un avenir. C’est même la condition sine qua non pour que la figure allégorique du Temps leur laisse passer la porte de la naissance. Celui-ci reproche ainsi à un enfant bleu de naître sans idée d’avenir, positive ou négative : « Et toi, qu’apportes-tu ?... Rien du tout ? les mains vides ?... Alors on ne passe pas… Prépare quelque chose, un grand crime, si tu veux, ou une maladie, moi, cela m’est égal… mais il faut quelque chose…607 ». Ainsi défilent des enfants tous porteurs de projets plus stupéfiants les uns que les autres et témoignant d’un progrès scientifique ou moral dans la maîtrise du monde à venir. Dans L’Oiseau bleu, Maeterlinck tranche la question qui sera reprise dans Avant le grand silence au terme de la lecture des sages de l’Inde : « Ils parlent de prédestination, d’âme prédestinée. Mais il y aurait donc un avenir avant l’avenir ? Où nous arrêterions-nous ?608 » En effet, ces enfants semblent conscients, avant la naissance, d’une forme de destin à accomplir, mais un destin actif, une forme d’idée centrale volontariste qui les habiterait déjà, et qui serait appelée à se révéler. Dans le cas singulier du frère à naître de Tyltyl, on peut parler de connaissance de ce que l’âge de l’informatique pourrait nous permettre d’intituler « programmation » puisque l’enfant connaît à la fois l’heure de sa venue, celle de sa mort, et dans le bref temps qui sépare les deux, les maladies qu’il va porter dans la famille.

L’envers du temps se présente ainsi comme une forme d’écluse régulée par le Temps, et dont chaque enfant bleu attend l’ouverture sous la forme du compte à rebours : « Je vais naître bientôt… Je naîtrai dans douze ans…609 » proclame l’enfant. Ce sont alors les mères qui attendent de l’autre côté de la porte. Le mouvement s’est totalement inversé par rapport à la porte qui dérobait irrémédiablement Tintagiles à Ygraine et l’espoir suprême est à présent cet enfant d’apparence aveugle qui va « vaincre la mort 610». Le renversement vers l’optimisme est patent.

606 M.M., O III, L’Oiseau bleu, acte II, 3ème tableau, p. 283.

607 M.M., O III L’Oiseau bleu, acte V, dixième tableau, p. 381.

608 Maurice Maeterlinck, Avant le grand Silence, (1934), Montréal, éditions Transatlantiques, 2002, p. 42.

609 Ibid, p. 368.

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Le dispositif de L’Oiseau bleu nous offre ainsi une typologie particulière de

connaissance de l’avenir. Si les enfants peuvent, grâce au diamant, accéder au Royaume de

l’Avenir, cette connaissance est refusée aux animaux comme le chien, pour lequel la Lumière

assure qu’ « il n’est pas bon qu’il sache ce qui l’attend dans la suite des siècles611 ». Ainsi peut-on distinguer deux niveaux d’accès à cette connaissance qu’en l’état où elle se manifeste nous ne pouvons pas nommer prémonition. D’un côté, le chien et les autres animaux à qui est refusé l’accès au Royaume de l’Avenir, de l’autre des animaux dont l’intuition est validée, comme la Chatte, ou les arbres de la forêt avant que la Lumière n’intervienne et ne les rappelle à leur immobilité. Là où la raison ou l’intelligence cessent de percer, les êtres de la nature reviennent à leur pouvoir réel. Ce dispositif inversé nous donne aussi à voir des degrés d’accès à l’avenir chez les animaux (Cf. infra, 2.1.4. Êtres et motifs : Personnages privilégiés

et accès à la prémonition). Cet accès que nous trouvions sous forme de prémonitions vagues

dans d’autres pièces apparaît dans L’Oiseau bleu de manière tout aussi conditionnelle et diffuse. Une forme de porosité incertaine semble possible entre Le Royaume de l’Avenir et la vie, qu’elle s’exerce par l’annonce que feront les enfants à naître (« Annonce ma pensée !... » lance un enfant à un autre sur le point de naître) ou par une forme de dialogue qui pourrait s’instaurer entre les deux mondes comme en témoigne cet autre échange entre enfants bleus : « — Donne-moi de tes nouvelles !... — On dit qu’on ne peut pas !... — Si, si !... essaie

toujours !... 612». Une hypothétique communication valide les communications et

prémonitions qui s’inscrivaient dans d’autres pièces. « Les enfants apportent les dernières nouvelles de l’éternité613 », proclame Maeterlinck dans Menus Propos (1891). Mais, au-delà de la communication de Tyltyl dans le rêve, il n’en développe pas le principe dans L’Oiseau

bleu. Au contraire, c’est Tyltyl qui se trouve au point de naissance de la prémonition en ayant

la percée sur son futur, et la surprise, dans le Royaume de l’Avenir de se découvrir un frère à naître, et à perdre. C’est aussi dans ces limbes prénatals que s’est noué l’amour qui, dans l’endroit du temps, liera les personnages : les alter ego d’Aglavaine et Méléandre614 trouvent leur source dans les inséparables amoureux que le Temps de L’Oiseau Bleu sépare en se refusant à les laisser naître simultanément.

Pourvu d’un destin qui est intrinsèquement lié à leur naissance, les personnages peuvent, par contrecoup, s’autoriser d’une voie à suivre, et du futur qui en découle. Ce sont les « avertis » qui fondent dans l’humanité représentée par le théâtre de Maeterlinck une catégorie pour ainsi dire transversale se manifestant dans des types de prédilection et à travers des signes symboliques dont le dramaturge a peu à peu modelé le lexique.

611 M.M., O III, L’Oiseau bleu, acte 5, dixième tableau, p. 364.

612 Ibid, p. 385..

613 M.M., O I, Menus Propos (1891), p. 186.

614 « Nous avons en nous le même monde… Dieu s’est trompé sans doute quand il a ainsi fait deux êtres de notre être… », M.M., O II, Aglavaine et Sélysette, p. 600.

189 3.1.3.E. Les « avertis »

Les avertis sont les prédestinés que nous avons rencontrés dans les pièces antérieures, mais une fois que le passage de la porte du temps les a fait entrer dans la réalité et leur a fait perdre la claire conscience de leur destin, pour ne leur en laisser percevoir que de vagues traces. On comprend donc que les partitions maeterlinckiennes des personnages sont intimement liées à l’orientation de leur position par rapport à des dispositifs qui scindent un dehors et un dedans, une atemporalité du réel et un temps des hommes. Dans Le Trésor des

humbles, Maeterlinck exhausse un type particulier de prémonition, celle qui habite les

« avertis ». Il s’agit d’une forme de connaissance de l’avenir que préfigure celle — quoique tout à fait consciente — de Marcellus, l’ami de Pelléas qui l’appelle à son chevet et dont ce dernier affirme : « Sa lettre est si triste qu’on voit la mort entre les lignes…Il dit qu’il sait exactement le jour où la mort doit venir…615 ». Les « avertis » sont pourtant plutôt dans la prescience que dans la claire conscience :

« Ils sont étranges. Ils semblent plus près de la vie que les autres enfants et ne rien soupçonner, cependant leurs yeux ont une certitude si profonde, qu’il faut qu’ils sachent tout et qu’ils aient eu plus d’un soir le temps de se dire leur secret. Au moment où leurs frères tâtonnent encore autour d’eux entre la naissance et la vie, ils se sont déjà reconnus, ils sont déjà debout, les mains et l’âme prêtes.616 »

Il ne s’agit point tant d’une catégorie qui se rajouterait à celle des personnages les plus aptes à la prémonition —vieillards, enfants, femmes ou êtres maladifs—, que d’étudier la faculté qui donne à certains êtres, souvent élus pour le pire, une prescience plus nette de leur destin.

Le théâtre de Maeterlinck propose des exemples d’avertis, en particulier dans l’envers de la réalité où il est loisible de leur prêter des propos qui se refermeront dans la mutité de l’ineffable quand ils auront passé la porte du temps. Ainsi dans L’Oiseau bleu Tyltyl rencontre-t-il ce frère à naître qui a déjà conscience d’une mort prochaine617 :

TYLTYL Qu’as-tu là, dans ce sac ?... tu nous apportes quelque chose ?...

L’ENFANT, très fièrement

J’apporte trois maladies : la fièvre scarlatine, la coqueluche et la rougeole… TYLTYL

Eh bien, si c’est tout ça !... Et après que feras-tu ?...

615 C’est faute de se rendre à cet appel de l’ami mourant que Pelléas va provoquer le drame. M.M., O III, Pelléas

et Mélisande, Acte I, scène 3, p. 399.

616 Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Bruxelles, Labor, 1986, p. 37.

617 Sans doute cette figure tragique est-elle une résurgence biographique puisque Maeterlinck avait perdu son frère enfant dans une noyade. On imagine ainsi de quelle puissance émotionnelle cathartique se charge cette capacité du « théâtre du rêve » à offrir dans un rêve la rencontre avec un double du disparu.

190 L’ENFANT Après ?... Je m’en irai…

TYLTYL Ce sera bien la peine de venir !..618.

Le frère à naître de Tyltyl possède non seulement une connaissance précise du temps de sa naissance, mais aussi une conscience froide et apaisée du moment de sa mort durant l’enfance. Il incarne cette âme qui porte en elle les grands traits insécables de son destin et qui, depuis l’avant-naître du Royaume de l’Avenir, en a déjà la prescience. Mais à quels traits se descellent ces « avertis » dont le rêve de Tyltyl met des mots sur le silence ? Maeterlinck en livre les signes presque intangibles :

« Est-ce la même lumière qui baigne déjà ces visages d’enfants lorsqu’ils nous sourient fixement, et qui nous impose un silence qui ressemble à celui de la chambre où quelqu’un se tait pour toujours ? Lorsque je me rappelle ceux que j’ai connus et que la même mort menait tous par la main, je vois une troupe d’enfants, d’adolescents et d’adolescentes qui semblent sortir de la même maison. Ils sont déjà frères et sœurs, et l’on dirait qu’ils se reconnaissent entre eux à des marques que nous ne voyons pas, et qu’ils se font, au moment où nous ne les observons plus, le signe du silence. Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce. Au collège, nous les discernions obscurément. Ils semblaient se chercher et se fuir à la fois comme ceux qui ont la même infirmité. On les voyait à l’écart sous les arbres du jardin. Ils avaient la même gravité sous un sourire plus interrompu et plus immatériel que le nôtre, et je ne sais quel air d’avoir peur de trahir un secret. Presque toujours, ils se taisaient lorsque ceux qui devaient vivre s’approchaient de leur groupe. Parlaient-ils déjà de l’événement, ou bien savaient-ils que l’événement parlait à travers eux, et malgré eux, et l’entouraient ainsi afin de le cacher aux yeux indifférents ? Ils semblaient par moment nous regarder du haut d’une tour ; et bien qu’ils fussent plus faibles que nous, nous n’osions pas les molester.619 »

Par leurs présences d’autant plus difficiles à remarquer qu’elles s’inscrivent dans la négativité du silence et de l’absence, les « avertis » sont ceux qui pourraient nous échapper dans un théâtre dont nos critères issus de l’analyse structurale nous poussent à voir la présence en scène, le nombre de répliques prononcées, où tous les autres signes que l’âge classique a associés au pouvoir de la parole. Les « avertis » se lisent entre les lignes, et dans le hors scène où ils vont cacher leur gravité, et leur prescience de la chute. Ils sont par eux-mêmes des dispositifs de temporalité où est donné à deviner la part du silence. Face à eux le spectateur rejoue l’expérience de l’inconnu. C’est le personnage de Sélysette qui fuit dans son phare, véritable tour de son âme.

Aussi cette prescience naît-elle du regard porté, du dialogue noué, de tout ce qui forme miroir à l’être et où se joue le théâtre :

« A quoi distingue-t-on les êtres sur lesquels va peser un événement très grave ? Rien n’est visible et cependant nous voyons tout. Ils ont peur de nous parce que nous les avertissons sans

618 M.M., O III, L’Oiseau bleu, acte V, dixième tableau, p. 379.

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cesse et malgré nous ; et à peine les avons-nous abordés qu’ils sentent que nous réagissons contre leur avenir.620 »

Contemporaine du Trésor des humbles, la pièce Aglavaine et Sélysette nous offre une

forme d’application de ce principe d’une prémonition en miroir, lorsqu’Aglavaine se reproche de n’être pas allée au bout de son intuition de la mort de Sélysette : « je regardais sans rien voir en voyant malgré tout !... […] Et pour la première fois peut-être j’ai fui comme une