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une nouvelle approche de l’esthétique du temps

2.2. De Maeterlinck au surréalisme, l’étrange similitude des contraires ou les influences du renouvellement de l’épistémè et des découvertes technologiques sur les influences du renouvellement de l’épistémè et des découvertes technologiques sur les

2.2.3. A. Les dispositifs optiques et la représentation du temps

La fin du XIXème siècle s’est passionnée pour les dispositifs optiques, en particulier ceux qui permettaient de créer des illusions et des simulacres d’images, dont un des lieux de production était les foires. Maeterlinck fut très attentif à ceux qu’il observa à la foire de Gand en particulier, et qui devaient alimenter sa créativité. Dans Les Visions typhoïdes, l’âme est

comparée à une « lentille » qui agit comme une « loupe », et la mort est un « miroir ». La déformation optique a partie liée avec le dispositif de représentation du registre fantastique, en particulier pour L’Homme au sable d’Hoffmann analysé par Freud dans L’inquiétante

Étrangeté424. On sait que Maeterlinck a été très occupé par ce type de dispositif oculaire, en

particulier lors de la rédaction en 1886 de Dans la Serre, aussi intitulé Sous Verre. La nouvelle, fort influencée par les images de chairs et de végétations délétères post-naturalistes, décadentes et huysmansiennes, mais d’où se démarque déjà l’orientation symboliste, multiplie les angles, les surfaces, les transparences et les miroirs que lui offrent les parois vitrées de la serre, mais aussi d’autres dispositifs oculaires comme l’œilleton par lequel la kermesse est observée. Métamorphoses oniriques, angularités déformantes, prismes fantasmagoriques à production symbolique sont autant de tensions oculaires sur la réalité par lesquelles la serre

424 « Mais au fur et à mesure que se déroule le récit de Hoffmann, ce doute se dissipe, nous nous apercevons que l’auteur veut nous faire regarder nous-mêmes par les lunettes ou la longue-vue de l’opticien démoniaque, qu’il a peut-être même lorgné en personne à travers un tel instrument. En effet, la conclusion du récit révèle clairement que l’opticien Coppola est bien l’avocat Coppélius et donc du même coup l’Homme au sable. », Sigmund Freud,

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devient un prototype des dispositifs scéniques de pièces comme Les Sept Princesses ou

Intérieur. Mais le dispositif optique influence, bien au-delà, l’ensemble de la dramaturgie. Il

s’agit de donner à voir l’invisible — jusqu’à l’apparent paradoxe du recours à la figure de l’aveugle dans la pièce éponyme — et toutes les capacités de monstration de la re-présentation sont explorées pour donner accès à la dimension symbolique « puisque l’idée est plus réelle que l’action425 ». Car l’homme est dépourvu du langage pour dire ce « qui ne peut pas se voir de ce côté de la mort426 » et l’obliquité des dispositifs est donc un biais nécessaire au dramaturge pour donner à voir, ou à sentir, cet inconnaissable du temps. « Il habite un monde dont l’écliptique n’a pas la même inclinaison que le nôtre427 », note Maeterlinck parmi ses esquisses de L’Intruse.

Le dispositif optique a aussi joué un rôle majeur dans l’œuvre de Proust même s’il n’est que rarement mis au service direct de la représentation de la temporalité. Outre la dioptrique, dont le principe est mainte fois mis en œuvre dans la décomposition de la lumière en couleurs, et qui participe en particulier au dépliage des éléments colorés du souvenir dans l’épisode de la madeleine ainsi qu’à ceux liés au pressentiment, l’auteur de la Recherche a beaucoup exploré la stéréoscopie, qui est l’objet de nombreuses recherches, voire de dispositifs techniques à fonction ludique à la fin du XIXème siècle. Le procédé est intéressant car il restitue de la profondeur dans la planéité — c’est-à-dire, rapporté à la textualité, un potentiel dispositif dans la structure. On pourrait croire que le procédé technique a un intérêt exclusif pour le traitement de l’espace. En réalité, quand l’espace est ainsi creusé par la stéréoscopie — comme nous le verrons en particulier avec l’épisode des clochers de Martinville — c’est qu’émerge pour le personnage une question temporelle. L’épisode des clochers correspond en effet à une occurrence du pressentiment.

Proust a en outre pensé le dispositif optique au point de vue de la réception des œuvres littéraires :

« Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes.428 »

L’idée est d’une grande modernité et n’est pas sans évoquer l’explication qu’Arnaud Rykner donne de « l’expérience Arnolfini », soit de la vision du tableau de Van Eick, Les

Époux Arnolfini, dont le miroir se constitue « comme un œil immense au cœur du tableau, œil

qui nous regarde et qui nous interroge, suspendant notre propre capacité à la questionner — au point qu’à trop le regarder on finit par perdre pied429 ». De cette expérience troublante d’une bonne focale sur le réel qui transmuerait l’être du narrateur, et celui du lecteur du roman, Proust a fait la quête majeure d’À la recherche du temps perdu.

425 M.M., CT I, Agenda de 1886, p. 279.

426 M.M., O I, Les Visions typhoïdes, p. 112.

427 M.M., CT I, Agenda de 1886, p. 987.

428 M.P., ÀR I, Le Temps retrouvé, p. 610. L’idée était déjà glissée à la page 490 du même ouvrage.

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Proust a aussi, comme Baudelaire, été beaucoup marqué par l’émergence du média photographique. Cette fois-ci, ce n’est pas la camera obscura qui l’intéresse, comme elle a pu intéresser Baudelaire, qui utilise parfois le dispositif, dans sa fonction originelle astronomique, dans Paysage. Mais, comme Baudelaire, il manifeste à l’égard du média photographique une grande réticence d’artiste et, en partie, nous le verrons, parce que la fixation de l’image sur le support photographique est a-subjective, qu’elle est une simple image-indice. La place importante donnée à la photographie, et en particulier à la photographie de la grand-mère avant sa mort prise par Saint-Loup ne doit pas nous leurrer. Proust n’enchâsse le média photographique dans À la recherche du temps perdu, que pour mieux le tenir à distance. Car c’est dans sa distance temporelle, justement, qu’elle échappe à l’immédiateté a-subjective de son prélèvement machinique sur la réalité. Comme dans le cas du téléphone, que nous verrons plus loin, Proust a réfléchi sur les objets technologiques nouveaux, ou plutôt ils ont réfléchi en lui une profondeur temporelle. Le romancier préfigure bien des analyses de Barthes dans La Chambre claire. Est-il étonnant qu’un artiste d’esprit ouvert ait voulu réfléchir sur la modernité, et en particulier sur les capacités qu’elle offrait, ou retirait, à la représentation artistique pour la question cruciale en littérature du temps ?

Manifestement les évolutions technologiques contemporaines ont fortement influencé la conception que les surréalistes pouvaient avoir du temps. André Breton a été marqué en particulier par les procédés d’enregistrement optique. Photographie, cinéma vont trouver une caution philosophique dans une immanence qui impose une littérature circonstancielle en cohérence avec le principe esthétique duel « magique-circonstancielle430 ». On serait donc tenté de dire que la première incidence de l’émergence des dispositifs optiques d’enregistrement est d’avoir livré la conception que Breton se fait de la littérature à un principe d’instantanéité et à une fixation de la trace. De même que l’écriture automatique constitue « une photographie de la pensée », l’objet-livre fixe un instant singulier : le livre ne peut capter le désir et l’enfermer dans un agencement431 qu’au moment où il existe — nous en voulons pour preuve que le sentiment que Breton énonce lorsqu’il veut aller photographier a posteriori certains lieux clés de Nadja : « Pourville morte et désillusionnante comme aucune ville de France432 ». Le cliché doit être pris dans l’instant du cliché, et l’objet esthétique se trouve par contrecoup sujet à la péremption. Mais ce rapport au temps (et de l’objet-livre dans le temps) qui entre dans la cohérence métaphysico-esthétique de Breton, se trouve orienté par deux modes singuliers de captation photographique qui avait fait l’objet de recherches à la fin du XIXème siècle concurremment avec le modèle cinématographique, dont la prévalence a un peu estompé a posteriori le souvenir.

Ces deux modèles ont un rapport au mouvement et à l’image fixe : ils enregistrent tout deux du temps, mais de manière différente, et avec des buts dissemblables. Le premier, dont le principe a été inventé par Eadweard Muybridge aux États-Unis en 1878, et développé en France par Étienne-Jules Marey qui lui donne le nom de chronophotographie, consiste à

430 A.B., OC II, L’Amour fou, p. 687.

431 Dans lequel la photographie joue au demeurant un rôle, ainsi que nous le verrons en quatrième partie.

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prendre des clichés suffisamment rapprochés dans le temps — en dessous du seuil de la seconde — pour décomposer le mouvement d’un animal, ou d’un humain. On doit ainsi à Muybridge la compréhension du galop du cheval. Marey a développé ce procédé optique en inventant en 1882 le fusil photographique, instrument semblable au fusil, mais dont le barillet déclenche avec une extrême rapidité dans la succession. Notons que ces principes, assez proches du cinéma dans le processus de cliché, ne visent pas à la restitution du mouvement dans l’image animée, mais offrent des images fixes successives. Or, comme nous aurons l’occasion de le voir avec plus de précision, ce modèle d’enregistrement correspond au modèle choisi par Breton de « livres qu’on laisse battant comme des portes433 ». Breton trouve un modèle d’enregistrement de son livre (et de fait, y « entrent » successivement et sans solution de continuité dans la succession, Paul Éluard, Benjamin Peret, Robert Desnos, etc.) à la limite du symbole et de l’indice selon le sens que Pierce donne à ces concepts.

Le second procédé inverse les rapports de temps et de trace dans l’enregistrement. Le photodynamisme est développé par les frères Bragaglia au début du XXème siècle à des fins cette fois esthétiques. Il s’agit d’augmenter le temps d’exposition de la photographie pour obtenir ce que l’on a toujours donné comme un contre-modèle aux photographes en herbe : une photo floue. Mais le floutage ne concerne que l’objet ou a partie du corps en mouvement sur ce document. Une partie de la photographie porte une forme intelligible, l’autre un mouvement flou. On comprend que les frères Bragaglia offrent ainsi une démonstration de la puissance de la vie moderne, en particulier de sa rapidité, conforme au paradigme du mouvement futuriste. Mais Breton réoriente les valeurs symboliques du procédé. Il en fait l’icône de la dualité « explosante-fixe » de son esthétique, en particulier avec le cliché de Man Ray434 glissé dans L’Amour fou qui, comme nous le verrons, reprend le même procédé technique pour une danseuse en plein mouvement.

Chronophotographie et photodynamisme tentent de manière différente de visualiser le temps mais nourrissent l’obsession qui habite Breton d’échapper à la fixité qui nierait la vie dans la représentation artistique. Au contraire, à partir d’un point fixe — qui est celui de l’immanence du sujet — existe ainsi deux tensions du temps : la répétition et l’explosion.

En ce qui concerne le modèle cinématographique, il est indéniable qu’il a participé à la réflexion des surréalistes sur le temps. Concurremment avec l’influence épistémique de la relativité, il a contribué à saper le modèle d’un temps universel intangible comme nous l’avons observé antérieurement (cf. supra, 2.2.1. Le temps relatif). Les repères newtoniens perdaient ainsi leur validité en même temps que le modèle d’un temps narratif comme base d’organisation de la représentation.

La prédilection pour le modèle optique trouve une explication à la fois dans la dynamique sensible de Breton et dans l’objet caché qu’il s’agit de révéler. Il existe ainsi une grande tension chez Breton vers la révélation (avec toute la polysémie du terme), le choix des « éclairs qui feraient voir s’ils n’étaient plus rapides que les autres435 ». Révéler, c’est mettre à

433 Ibidem, p. 651.

434 A.B., OC II, L’Amour fou, p. 683.

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jour (comme un révélateur photographique), mais c’est aussi partager un secret sensible. Ces dispositifs optiques jouent un rôle matriciel tellement fondamental pour le surréalisme que nous les analyserons plus amplement dans notre quatrième partie consacrée à l’esthétique.