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Typologies d’un objet incernable : La prémonition

1.2. Intensités et degrés de probabilité : dynamiques des passages vers le futur

1.2.6. D. La préfiguration (preplay) chez les souris

De très récentes approches en neurosciences ont démontré de surprenantes facultés sinon de prémonition tout au moins de préfiguration189 chez les souris. Dans le numéro 469 du magazine scientifique de renommée internationale Nature, paru le 20 janvier 2011, Georges Dragoi et Susumu Tonegawa rapportent les résultats qu’ils ont obtenus au terme d’expériences sur les neurones des souris durant des déplacements dans l’espace :

« Durant l’exploration de l’espace les neurones de l’hippocampe démontrent un schéma d’activation séquentiel dans lequel des neurones singuliers s’activent spécifiquement à certaines positions durant la trajectoire de l’animal (cellules de position ). Selon le modèle dominant de l’activité des ensembles de cellules de l’hippocampe, l’ordre d’activation des cellules de position est établi pour la première fois durant l’exploration pour enregistrer, et est par la suite rejoué durant le repos ou le sommeil lent pour consolider l’expérience. […] Nous rapportons que des séquences temporales d’activation de cellules de position relatives une nouvelle expérience dans l’espace se produisent un nombre significatif de fois durant les phases de repos ou de sommeil précédant l’expérience. Ce phénomène qui est appelé préfiguration (preplay), s’est produit séparément des séquences où se rejouaient une expérience familière. Ces résultats suggèrent que des processus neuronaux internes durant le repos ou le sommeil organisent des assemblages de cellules de l’hippocampe en séquences temporelles qui participent au codage d’expériences originales connexes qui se produiront dans le futur.190 »

189 Le terme anglais preplay nous paraît désigner un phénomène moins complexe que la prémonition, plutôt une préfiguration d’un parcours inconnu, tout au moins dans l’expérience qui a été conduite sur des souris.

190During spatial exploration, hippocampal neurons show a sequential firing pattern in which individual

neurons fire specifically at particular locations along the animal’s trajectory (place cells). According to the dominant model of hippocampal cell assembly activity, place cell firing order is established for the first time during exploration, to encode the spatial experience, and is subsequently replayed during rest or slow wave sleep for consolidation of the encoded experience. […]we report that temporal sequences of firing of place cells

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En d’autres termes, le cerveau des souris est capable d’anticiper, durant des phases de repos ou de sommeil lent, une situation spatiale qu’elles ignorent et de l’anticiper sans se tromper dans un nombre non négligeable de cas :

« Nous avons observé que dans une proportion relativement importante (16,1%) des séries de pointes d’activité déterminées durant le sommeil/repos dans la cage de repos, les séquences d’activation neuronales étaient significativement corrélées avec les séquences d’activation de cellules de position [qui allaient être] observées durant la première expérience de déplacement sur le parcours totalement nouveau […] ; ceci s’est vérifié pour chacune des quatre souris.

191 »

Cette approche a l’intérêt de nous dégager doublement de la subjectivité dans l’appréhension du phénomène prémonitoire. D’abord, en posant une expérience sur un être vivant non humain, l’expérience de Dragoi et Tonegawa écarte tout parti pris lié à un système de valeurs conférant une dimension supra-humaine à l’homme. Ensuite le mode d’expérience qui ne fait appel ni à un sujet conscient de ses choix (dont l’attitude pourrait être modifiée de se savoir en condition d’expérience ou orientée par une démonstration à produire comme ce fut peut-être le cas pour André Breton lors de la démonstration du caractère prophétique du poème Tournesol), ni sur un marqueur d’ordre cognitif (ayant nécessité une symbolisation de l’ordre du langage), susceptible de tous les leurres lors de la description par le sujet de ses phénomènes psychiques, atteint à un degré d’objectivité. Il s’agit de phénomènes psychiques à l’échelle neurobiologique et évalués par un crible statistique selon un protocole rigoureux d’interprétation de l’expérience.

Si, a priori, et nonobstant des corrélations avec des explications physiques de l’ordre de la rétroaction quantique, cette expérience ne modifie pas la conception du temps objectif (toujours irréversible), elle impose des questions fascinantes sur la capacité probabiliste d’un psychisme — et la neurobiologie rappelle la continuité parfaite entre ce qui a été désigné comme le règne animal et l’humain, qui ne se distingue que par un développement plus évolué du cerveau en particulier le lobe préfrontal — à anticiper l’avenir. L’extension de cette capacité à des images plus complexes du futur (dans un contexte géographique multidimensionnel, avec des identités sémantiques et visuelles, des intrications et interactions avec l’environnement spatial et humain) qu’un parcours dans un espace simple ainsi que sa manifestation chez l’être humain restent bien entendu à démontrer. Mais cette hypothèse de la capacité du cerveau à générer une préfiguration si proche d’une prémonition dans un nombre potentiel de cas ne peut plus être totalement écartée non plus. Et la préfiguration qui s’observe

expressed during a novel spatial experience occurred on a significant number of occasions during the resting or sleeping period preceding the experience. This phenomenon, which is called preplay, occurred in disjunction with sequences of replay of a familiar experience. These results suggest that internal neuronal dynamics during resting or sleep organize hippocampal cellular assemblies into temporal sequences that contribute to the

encoding of a related novel experience occurring in the future.” George Dragoi & Susumu Tonegawa,Preplay

of future place cell sequences by hippocampal cellular assemblies, Nature, n° 469, 20 janvier 2011, p. 397 (nous

traduisons).

191We found that in a relatively large proportion (16.1%) of spiking events identified during sleep/rest in the sleep box, the neuronal firing sequences were significantly correlated with the place cell sequences observed during the first run session on the novel track […]; this was the case for all four individual mice.” Ibidem, p.

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durant des phases de repos ou de sommeil n’est pas sans rappeler les expériences empiriques des surréalistes de sommeil hypnotique parfois à visée prophétique (pour Robert Desnos en particulier) ou de l’écriture automatique dans un état psychique de relâchement attentionnel. Rappelons que Tournesol, le poème que Breton jugera prophétique est initialement un produit de l’écriture automatique.

Cette hypothèse neurobiologique a été, en quelque sorte, anticipée par la science-fiction (curieux retour de l’histoire) en particulier avec les précogs de la nouvelle Rapport

minoritaire (Minority Report) de Philip K. Dick, portée à l’écran en 2002 par Steven

Spielberg. Ces mutants dont l’apparence difforme et l’atrophie des capacités psychiques est due à l’absorption de l’énergie par les facultés précogs livrent les précognitions issues de leur psychisme à un organisme chargé de les interpréter afin de prévenir, avec un succès presque total, le crime :

« […] avec leur tête aux proportions anormales et leur corps au contraire tout ratatiné, ces trois créatures bafouillantes et gauches voyaient bel et bien l’avenir. Ce que les machines analytiques enregistraient, c’étaient des prophéties, et quand les idiots précogs parlaient, elles écoutaient attentivement192. »

La certitude de la précognition est néanmoins pondérée par un modèle probabiliste qui laisse une échappatoire (et donc une efficience à la prophylaxie du crime) au déterminisme inflexible d’une prophétie exacte :

« … l’unanimité des trois précogs est un phénomène espéré mais rarement constaté, nous a expliqué le préfet par intérim Witwer. Le plus souvent, on obtient un rapport majoritaire de la part de deux précogs, plus un rapport minoritaire comportant de légères variantes, le plus souvent en matière de date et de lieu, issu du troisième mutant. Cela s’explique par la théorie des futurs multiples. S’il n’existait qu’un seul sillon spatio-temporel, les informations précognitives n’auraient aucune valeur puisque, même en possédant ces données, il serait impossible de changer l’avenir193. »

Ainsi les inflexions de ce multivers (thème quantique que Dick exploitera dans des œuvres postérieures comme Le Maître du Haut-Château) ne sont possibles que si le personnage concerné a connaissance d’une précognition et tente de l’éviter. Le paradoxe est que seule la connaissance du destin permet une liberté de choix dans le multivers en affrontant l’ordre temporel prévu.

Nonobstant la similitude avec l’herméneutique de la prophétie et autres augures, puisque les données sur le futur livrées par les precogs doivent à la fois être croisées entre elles et faire l’objet d’un décryptage informatique, les phénomènes d’anticipation n’ont, dans le contexte narratif du roman de Dick, pour fonction que de fonder dans la dystopie la réflexion sur le déterminisme aux mains d’une puissance totalitaire. Les précognitions se distinguent de la dimension sensible (et esthétique) de la prémonition : elle ont pour fonction d’axer l’attente narrative de l’intrigue policière sur le cas singulier d’un innocent compromis

192 Philip K. Dick, Rapport minoritaire (Minority Report), traduction Hélène Collon, Gallimard, Folio SF, 2002, p. 19.

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dans une précognition criminelle. Ainsi s’instaure une forme de lutte de l’individu avec un parcours tracé, un destin scientiste qui n’est sans doute que l’équivalent de l’orientation de la pulsion vers l’ouvert d’un écrivain qui se sert d’un cadre scientifique pour générer un libre imaginaire. On ne s’étonnera pas que, pour cet écrivain, Malcolm Edwards évoque les « décalages vertigineux dans la perception du réel qui constituent la marque de son œuvre194 ». À l’ère de la neurobiologie et des quantas, notre rapport au temps peut être, plus encore qu’à des époques où la science ne nous avait pas offert un socle de maîtrise des réalités, vertigineux.

La prémonition, somme toute, existe-t-elle ? est-on tenté de se demander. Peu importe. Elle existe, puisque les textes en portent la manifestation. Elle est ainsi réalité parce que la littérature est notre réalité, notre négociation vitale et plaisante avec la réalité. Le champ problématique que nous venons d’envisager, sans prétendre avoir atteint à l’exhaustivité, n’a d’autre fonction que de replacer la prémonition dans une histoire, et dans un degré de probabilité qui en fait un objet problématique et, en tout cas, difficilement cernable par des grilles. Mais nous pouvons en revanche nous demander pourquoi nous nous posons la question de l’existence de la prémonition dans les textes d’un corpus à cheval sur les deux décennies du XIXème siècle et les trois premières du XXème : , pourquoi la littérature, en maintenant des phénomènes prémonitoires au-delà d’une époque où des modèles transcendants et ascientifiques195 la légitimaient, nous oblige à nous poser la question. En d’autres termes, est-ce que nos modèles scientifiques sont, à l’échelle de la littérature, c’est-à-dire dans le domaine de la critique littéraire, pertinents pour penser la prémonition ? Car ce nécessaire temps de définition et de problématisation de l’objet ne peut nous aider à le penser que dans une histoire qui lui est propre, et non dans une économie de la représentation du temps. Que la prémonition se manifeste dans les textes de notre corpus, comme nous en avons donné des indices, est un fait. Qu’elle tire ses racines d’un héritage culturel (les tragédies de Maeterlinck, par exemple, s’inscrivant dans une économie tragique de la fin pré-dite par des rêves prémonitoires) où nous pouvons la replacer en est une autre. Mais nous n’écrivons pas l’histoire décentrée d’un objet comme le renouvellement épistémique des sciences humaines en a généralisé la pratique ces deux dernières décennies. Nous devons garder présent à l’esprit que la fin ultime de ce travail est de parvenir à une interprétation esthétique, et plus particulièrement d’esthétique littéraire, et ainsi replacer les prémonitions dans l’économie temporelle des œuvres où elles se manifestent.

Ainsi cette première approche nous ouvre seulement des portes dans les conceptions métaphysiques et esthétiques des différents auteurs du corpus. Mais, en même temps que des portes sont ouvertes, une aporie apparaît dans nos modèles philosophiques rationnels pour penser le temps : les divergences radicales sur le degré de réalité de la prémonition en

194 Op. cit., introduction (traduction de Julie Pujos), p. 10.

195 Ceux que portent la tragédie, ou le rêve allégorique, d’une communication avec les dieux qui livrerait à la connaissance de la totalité du temps.

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témoignent. Donc comment penser l’irrationnel du temps que constitue la prémonition avec des modèles philosophiques qui ne lui donnent pas place ? La première effraction de la prémonition — puisque la littérature moderne196 lui donne un degré de réalité — a lieu dans nos modèles de pensée qui la classent dans le merveilleux, ou la nient. Anomale, elle semble irréductible à nos théories critiques. Ou bien sont-ce nos propres modèles critiques, dans leur configuration binaire héritées du structuralisme, qui sont incapables de la penser ? Nous ne pouvons sur ce point que rejoindre le constat d’Edgar Morin :

« Tout progrès important de la connaissance, comme l’a indiqué Kuhn, s’opère nécessairement par la brisure et la rupture des systèmes clos, qui ne possèdent pas en eux l’aptitude au dépassement. Il s’opère donc, dès qu’une théorie s’avère incapable d’intégrer des observations de plus en plus centrales, une véritable révolution, qui brise dans le système ce qui faisait à la fois sa cohérence et sa fermeture. Une théorie se substitue à l’ancienne théorie et, éventuellement, intègre l’ancienne théorie, en la provincialisant et la relativisant.197 »

Si nos modèles de pensée sont inaptes à dépasser une simple typologie des prémonitions, c’est que le phénomène nous demande donc de les modifier ou d’en inventer d’autres. Il nous appartient ainsi à présent d’examiner la manière dont nous pensons le temps en littérature et, si nécessaire de nous doter d’une approche théorique de la temporalité afin de la faire œuvrer dans les représentations où se produit ce phénomène si curieux, si indécidable et — anticipons — sans doute si lié à l’inconnaissable du temps, qu’est la prémonition.

196 Nous parlons d’une modernité qui s’ouvre avec Baudelaire.

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