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Typologies d’un objet incernable : La prémonition

1.2. Intensités et degrés de probabilité : dynamiques des passages vers le futur

1.2.3. B. Puissance du récit : le storytelling 97

Le concept de storytelling né aux États-Unis dans l’univers de la communication est venu à la mode en France au début des années 2000, grâce à Christian Salmon qui en a fait le titre d’une rubrique hebdomadaire du quotidien Le Monde durant l’année 200898 à la suite d’un ouvrage paru en 2007, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater

des esprits. Si storytelling a d’abord désigné outre-Atlantique des manifestations littéraires,

festivals de contes populaires ou ateliers d’écriture, son acception s’est ensuite spécialisée pour désigner l’instrumentalisation du dispositif de représentation du récit dans des contextes successivement publicitaires, managériaux puis politiques.

Le storytelling n’est avant tout pas défini par une tradition rhétorique et s’écarte sensiblement de l’hypotypose que nous venons d’envisager ne serait-ce que par la manière de susciter une émotion autour du récit, de capter, puis de capturer un état émotionnel. Là où l’hypotypose jouait sur la puissance de présentification et d’émotion du discours, le

storytelling engage à adhérer à une histoire qui portera des représentations et des valeurs et à

inscrire la durée personnelle du sujet dans la durée collective de la narration. "Il ne s'agit pas seulement de "raconter des histoires" aux salariés, de cacher la réalité d'un voile de fictions trompeuses, mais aussi de faire partager un ensemble de croyances à même de susciter l'adhésion et d'orienter les flux d'émotions, bref de créer un mythe collectif contraignant […]"99. Ce mythe collectif ne relève pas de l’arbitraire du récit religieux, ou de la scène édifiante avec lesquels il faudrait abolir la distance fictionnelle du récepteur pour les faire entrer dans cet imaginaire, mais il est le fruit d’un travail poïétique de conception concertée (recueillir les récits des clients, ou des employés), d’une sélection et d’une élaboration d’un

97 Nous assumons le choix de conserver le terme anglais pour cette pratique spécifique d’instrumentalisation du récit, les traductions, qui prennent obligatoirement la forme d’une périphrase sujette à dilution sémantique, ne nous ayant pas satisfait : « art du conteur » renvoie à la seule pratique d’invention et de narration ; « histoire dictée » évoque une pratique écrite et efface la subtilité non coercitive du mécanisme ; « relation d’histoire » s’avère trop vague.

98 Chronique reprise dans l’ouvrage de Christian Salmon, Storytelling, saison 1. Chroniques du monde

contemporain, Paris, Les prairies ordinaires, collection Essais, 2009.

99 Christian Salmon Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits, Paris, La Découverte, Poche, 2007, p. 102.

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récit synthétique collectif qui serait la somme des valeurs et orientations de chaque destinataire. Le destinataire s’y fond car il y retrouve tout ou partie de ses représentations, de ses valeurs, de sa biographie et l’effet d’entraînement « naturel » masque la manipulation du projet. Dans l'histoire d'Ashley, fille d'une des victimes du 11 septembre, instrumentalisée par les conseillers en communication de Georges Bush avant sa victoire aux élections présidentielle de 2004, on voit le président embrasser la jeune fille en larmes100. La grande et la petite histoire se rejoignent dans l'émotion. Le terme utilisé aux Etats-Unis pour désigner ces conseillers en communication est révélateur : spin doctors, que l'on pourrait traduire par "docteurs en girouette", ou "en giration", "en effet tournant"101. L'histoire narrée induit un effet de retournement de l'opinion publique, de la même manière qu'un joueur de billard donne un influx rotatif à la boule en sus de la poussée rectiligne102. Dans une deuxième phase historique (à partir du 11 septembre 2001), l'expression désignant ce type de spécialistes en communication va devenir story spinner. Dans un univers complexe dont les médias émiettent la perception dans l'écran qu'ils intercalent face à la réalité, il s'agit dès lors "d'associer la mise en mouvement de l'opinion et la mise en récit des événements"103, de "créer une contre-réalité" où l'adéquation entre le récit instrumentalisé à des fins de propagande politique ou militaire rejoint les attentes, les émotions, le "mythe personnel" du plus grand nombre. Si l'histoire proposée entre en symbiose avec l'identité, le temps, les valeurs du destinataire, la

synchronie104 s'opère. Cet aspect sera crucial pour l’exemple que nous observerons dans détours de René Crevel. Proposer une figure politique qui raconte la "bonne" histoire, donner

l'illusion d'une politique qui est la plus conforme à l'histoire de chacun et censée en être la somme, imposer par les médias et internet un univers de récits fictionnels substitutif à la réalité qui conditionne les perceptions et les réactions des citoyens, tel est l'inquiétant glissement vers un monde de fiction à vocation totalitaire du storytelling.

Ainsi le storytelling tend à imposer une néo réalité en substituant à la représentation que le sujet forme « librement » de lui-même dans la réalité celle du récit fictionnel collectif qui l’englobe, et le guide. Il exploite une dimension performative du langage mais par le biais subtilement mimétique d’une adhésion volontaire du récepteur à un ensemble de représentations et de valeurs qui leur sont associées. Le sujet est instrumentalisé car le contrat fictionnel est aboli ; il ne manifeste plus de ce fait de recul critique et il entre dans une « expérience tracée105 ». Le procédé « […] constitue une réponse à une crise du sens dans les organisations et un outil de propagande, un mécanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une technique de visualisation et une arme redoutable de

100 Op. cit., p 113.

101 En physique quantique, le spin est le sens de rotation de la particule quantique.

102 Ibidem p. 116.

103 Ibidem, p. 136.

104 Ce terme nous paraît une juste traduction du terme timing qu'emploie Frank Rich, cité par Christian Salmon,

Ibidem, p. 189.

105 « Les usages instrumentaux du récit à des fins de gestion ou de contrôle aboutissent ainsi à dénoncer le contrat fictionnel qui permet de discerner la réalité de la fiction et de suspendre l’incrédulité du lecteur, le temps d’un récit, en imposant à des « lecteurs » transformés en cobayes ce que le management appelle des « expériences tracées », c’est-à-dire des conduites soumises à des protocoles d’expérimentation. » Christian Salmon, Ibidem,

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désinformation106 ». L’émergence du storytelling semble avoir répondu à une crise des représentations. Ainsi, Christian Salmon explique que, dans le monde de la publicité, le procédé est apparu alors que les images des marques semblaient de plus en plus fugaces et fragiles et n’instillaient qu’une identification faible chez le consommateur. Au contraire, le

storytelling publicitaire a non seulement donné à l’image de l’objet à vendre ou à promouvoir

les caractères propres au récit d’une durée, avec une origine et une persistance107, mais aussi déplacé la cible du désir de l’objet sur sa représentation dans la narration108. Dans l’univers de l’entreprise, le storytelling a été mobilisé dans les techniques de management pour obtenir une adhésion et donc une motivation plus grande des employés. Il peut aussi créer le cadre sécurisant d’une durée de l’entreprise dans l’histoire de laquelle les employés pourraient trouver leur place en fusionnant leur propre histoire, pour les familiariser avec l’idée du changement d’une économie en mutation accélérée, et générer ainsi un élément de stabilité pour aider par contrecoup à l’adaptation à la mutation chez l’employé nécessaire à l’efficacité productive.

Le schéma du storytelling a trouvé un intéressant prolongement dans l’univers des jeux vidéos, dimension ludique souvent précédée ou accompagnée d’applications « sérieuses », à des fins militaires ou médicales. Les scénarii de certains simulateurs virtuels militaires obligent ainsi les participants à se confronter au « dilemme voulu109 » qui est l’objet de la formation. Si le récepteur de l’hypotypose était immergé dans la scène fantasmée par sa seule fascination, le scénario du simulateur vidéo sollicite bien plus intégralement le sujet par une expérience multi-sensorielle, l’imprévisibilité des partenaires virtuels et la nécessaire interactivité. Cette application du storytelling réalise le fantasme mis en scène par Casarès dans L’Invention de Morel d’immersion totale du sujet dans l’image captée et conservée. Sans anticiper sur les ressources, schémas et installations technologiques ou autres métavers que la cyberlittérature mettra au service de la représentation virtuelle et interactive, force est de constater une efficacité sans cesse plus grande de la convocation de l’imaginaire du récepteur avec des sensations et émotions sans cesse plus intenses.

Reste à savoir en quoi ces expériences de storytelling communicationnel ou virtuel excèdent le seuil minimal d’impression sur le sujet qui est celui de toute expérience sensible ordinaire de lecture d’un récit, donc a fortiori d’un récit littéraire. Si l’on en croit les expériences rapportées par Christian Salmon, les simulateurs virtuels ont été utilisés avec succès pour le traitement des syndromes post-traumatiques des militaires nord-américains de retour des zones de conflit. Cette efficacité prouve que l’immersion dans une néo-réalité imaginaire d’ordre virtuel est de nature à agir sur des mécanismes profonds du psychisme, puisque les syndromes traumatiques affectent la mémoire du sujet et, de ce fait, sa personnalité. L’histoire du sujet est en l’occurrence modifiée positivement par cette résilience,

106 Ibidem, p. 13.

107 Ainsi le spot publicitaire 1995 Quézac fait apparaître une enfant qui raconte en occitan la légende de l’eau ; de même que la publicité Société Générale met en scène un conseiller racontant son ascension dans l’entreprise (publicité officielle Société Générale 2008 / Banker’s story 05).

108 “Les histories nous permettent de nous mentir à nous-mêmes, et nos mensonges nous aident à satisfaire nos désirs. C’est l’histoire et non le produit que vous vendez qui satisfait le consommateur. » Seth Godin, cité par Christian Salmon, Op. cit., p. 156.

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mais on pourrait tout aussi bien imaginer une manipulation du futur du sujet dont les fins seraient moins louables.

L’instrumentalisation du récit dans le storytelling semble correspondre à l’utilisation d’une forme de récit-identité des personnes de l’époque contemporaine dans des supra-récits. Tout se passe comme si la disparition des « grands » récits fondateurs (le progrès) avait livré les hommes à l’élaboration de leur propre récit mythique, et que de cette position immanente, des formes collectives qui les assimilent, et les orientent, émergeaient.

En littérature, « On nous veut attraper dedans cette écriture110 » réflexion méfiante d’un personnage des Fables de La Fontaine confronté à une situation que nous classons dans le storytelling nous paraîtrait révélatrice de son sentiment de captation et d’aliénation dans l’imaginaire d’un récit. Même si, dans cette fable reprise à la tradition orientale le storytelling a une issue positive, La Fontaine le met généralement en échec111 au nom de la raison de l’âge classique et comme le contrepouvoir mis en abyme de sa propre éloquence narrative de fabuliste.

Contrairement à l’hypotypose dont la lecture ou la performance sont ponctuelles et, éventuellement suivies d’effets de subjectivation, le storytelling est un processus continu qui produit un récit, ou le perpétue, sous la forme d’une série de spots publicitaires, s’il s’agit d’un récit de marque, d’une culture d’entreprise, dans le cas d’un processus de management, ou d’une série de discours diffusés, s’il s’agit d’une campagne politique. Là où l’hypotypose s’imposait qualitativement par sa force impressive émotionnelle, le storytelling va perpétuer le récit cadre dans le temps du récepteur : la temporalité narrative s’amalgame avec le temps vécu du récepteur.

Qu’il s’agisse de l’hypotypose ou du storytelling, la dynamique de passage vers un futur correspond à un phénomène d’implication d’un sujet dans un discours. Il s’agit d’un processus qui entre dans les systèmes classés en psychologie comme rétroactifs.

Au-delà de ces processus qui ressortissent à une instrumentalisation de la rhétorique du discours et du récit112, il existe des formes analysées rationnellement de phénomènes prémonitoires.