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5 L’INTERSECTIONNALITÉ EN PRATIQUE : APPLICATIONS ET ENJEUX

5.1.1 Des valeurs de base inclusives

5.1.1.1 Le temps comme facteur d’inclusion

Les personnes issues de l’immigration vivant avec un handicap et nouvellement arrivées au Canada doivent surmonter des obstacles communs. La stigmatisation telle que décrite par Goffman (1963) est ressortie souvent dans la collecte

de données et nous avons vu que parfois elle peut être si forte qu’elle constitue un obstacle à la recherche d’aide. Le fait de se donner le temps nécessaire avec les personnes est un principe de base de l’AMEIPH et vise à ne pas reproduire de stigmatisation ou d’exclusion au sein des dynamiques internes de l’organisme. Cette valeur est importante pour l’organisme à plusieurs niveaux; lors de l’accueil d’un nouveau membre, dans les interventions individuelles, dans les activités de groupe ainsi que dans les revendications.

Un accompagnement dans un autre contexte culturel

Lors de leur arrivée, les personnes immigrantes ne maîtrisent pas nécessairement les codes culturels qui régissent les façons de fonctionner au Québec. Une intervenante m’expliquait que pour une personne ayant une déficience intellectuelle par exemple, il est possible que l’adaptation à de nouvelles manières de fonctionner ou d’interagir soit beaucoup plus longue et plus difficile. Elle rappelait aussi que l’apprentissage d’une langue seconde pouvait prendre des années. Pour cette raison, elle soulignait l’importance de concevoir l’intervention dans une temporalité qui n’est pas basée sur un rendement dans l’intervention, mais qui met plutôt de l’avant la notion d’adaptation au rythme de la personne.

L’accompagnement offert à l’AMEIPH est donc empreint d’une temporalité différente et tient compte des difficultés liées à la familiarisation avec les structures et codes culturels.

Membre : « Moi j’ai beaucoup été accompagnée par l’association dans mes

démarches d’inscription scolaire. Ils auraient pu simplement me donner le numéro de téléphone, mais ils ont fait les démarches avec moi. Comme l’école n’a pas répondu du premier coup, si j’avais été seule, j’aurais été portée à me décourager, mais

Mes observations m’ont permis de faire ressortir quelques exemples intéressants à ce sujet.

Prendre le temps, c’est accueillir avec un sourire en ne faisant pas autre chose en même temps, c’est écouter attentivement ce que la personne a à dire sans faire sentir d’empressement ni parler pour l’autre, c’est offrir un café ou un verre de jus lors d’une rencontre d’intervention, c’est proposer d’accompagner la personne dans certaines démarches difficiles. Prendre le temps, c’est aussi offrir différentes formes de reconnaissance à la personne et sa situation.

aujourd’hui je sais qu’il faut insister et je suis très contente d’avoir terminé mes études secondaires. »

Les résultats qui découlent de l’accompagnement sont marquants, on le voit dans l’exemple précédent, l’impact en termes de scolarisation. La femme mentionne à la fois le côté incontournable d’un accompagnement personnalisé et soutenu dans son cheminement, mais elle fait aussi ressortir ce qu’elle en retire sur le plan de l’autonomie. Le fait de prendre le temps, dans ce cas, peut avoir des impacts combinés qui contribuent à outiller les membres et à faciliter leur intégration dans le but d’éviter des trajectoires d’exclusion sociale.

Créer un lien de confiance pour aborder des situations complexes

Nous mentionnions précédemment l’appréhension de plusieurs personnes envers les structures de l’État, le fait d’intégrer une autre temporalité dès l’accueil, dans les activités et dans les rencontres d’intervention individuelles, contribue à transformer le rapport de méfiance par la création d’un climat de familiarité et favorise l’établissement d’un lien de confiance.

Intervenante : « Il faut donner le temps que la personne puisse créer un lien de

confiance. Des fois, c’est comme un casse-tête, elle vient seulement avec un besoin, mais il y a d’autres choses qui manquent et plus on décortique, plus on se rend compte que la personne est plus ouverte à parler au fur à mesure que se construit le lien de confiance et elle parle de la situation problématique et adresse d’autres besoins qui n’étaient pas ressortis au premier abord. »

On m’a raconté que dans les rencontres d’intervention, souvent les personnes vont sentir le besoin de parler de leur trajectoire et vont aborder différents enjeux plus périphériques pour tester la posture de l’intervenante avant d’aborder des situations plus délicates. Une autre conception de la ponctualité

Les personnes qui utilisent le transport adapté mentionnent souvent l’irrégularité des services de transport. À l’AMEIPH, on remarque que dans les activités, il y a une autre notion du temps qui a été intégrée. Qu’il s’agisse de la cuisine collective, de l’atelier d’information ou du groupe d’art, les gens arrivent progressivement dans les activités en fonction de leur transport adapté, leurs rendez-vous médicaux, la garderie des enfants, etc. La première demi-heure des activités est généralement dédiée à s’installer, discuter

informellement en attendant que tout le monde arrive. On ressent qu’une posture de compréhension et de flexibilité est adoptée autant au niveau de l’équipe de travail et des autres participants que de l’administration.

Revendiquer plus de temps

L’idée de développer une réflexion autour de la notion de temps ne se limite pas à l’intégration dans les pratiques internes de l’organisme. Il s’agit aussi de revendiquer plus de temps dans les services institutionnels auxquels les personnes issues de l’immigration ont recours.

Administration : « Ici, on n’a pas de limite de temps contrairement aux rencontres limitées prévues au CLSC. Il y a des études faites par la santé publique au sujet des familles des communautés culturelles qui démontrent que le facteur à mettre en place c’est le temps. Ça fait toute la différence. Quand un intervenant est pressé, son écoute va être autre et il ne sera pas en mesure de saisir les subtilités et de bien comprendre ce qui est en jeu. On voudrait que les CLSC puissent accorder plus de temps dans les interventions quand il s’agit de personnes qui sont récemment arrivées ici et surtout si c’est des personnes qui ont un handicap, on est face à un autre niveau où c’est encore plus pertinent. »

En lien avec le dernier encadré qui aborde la notion de reconnaissance, cette revendication de l’organisme met de l’avant l’idée que les expériences et trajectoires des personnes issues de l’immigration en situation de handicap comportent une complexité qui mérite qu’un temps supplémentaire soit alloué dans les trajectoires de soins au sens large. Ainsi, l’AMEIPH tente de renverser les dynamiques systémiques que Sousa Santos (2011) identifiait par les mécanismes d’invisibilisation et de non-reconnaissance. L’AMEIPH revendique le fait que les services publics ne soient plus pensés à travers l’idée d’un accès égal aux services pour tous et toutes, mais plutôt à travers le prisme de l’équité, car trop souvent l’égalité masque le fait que, à des besoins spécifiques, il faut parfois accorder des réponses spécifiques.