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5 L’INTERSECTIONNALITÉ EN PRATIQUE : APPLICATIONS ET ENJEUX

5.2 Limites et enjeux des pratiques intersectionnelles

5.2.6 Ces axes d’oppression qui sont mis de côté

Pour plusieurs raisons qui relèvent parfois de la mission et de son interprétation, de la sensibilité de l’équipe à certains enjeux ou encore à la sous-représentation de ces enjeux parmi les expériences vécues par les membres, certains systèmes d’oppressions ne sont pas pris en compte dans les stratégies mises de l’avant par un organisme.

Intervenante : « On touche plusieurs axes au-delà de l’immigration et du handicap, il

y a en a beaucoup honnêtement, les groupes de femmes qui ajoute une autre sphère, famille, personnes âgées on aura pas le choix de s’y pencher, l’école aussi. Actuellement, c’est principalement les femmes. Les questions socio-économiques aussi, donc la question de pauvreté et d’accès à l’emploi. C’est inévitable de toucher à ça, on va y venir éventuellement. Après le logement, l’emploi c’est au cœur de l’immigration, mais on y touche peu pour l’instant. »

Dans le cas de l’AMEIPH, les difficultés liées aux systèmes d’oppression capacitiste, de l’immigration bias, patriarcale et capitaliste, étaient prises en compte dans plusieurs de leurs pratiques. Toutefois, la perspective intersectionnelle invite aussi à prendre en considération des axes d’oppression que l’on ne retrouve pas nécessairement dans l’analyse de l’organisme. Voici quelques points de réflexion émis par les membres de l’équipe face aux autres systèmes d’oppression.

Âge :

La ligne n’est pas toujours claire entre la notion de limitation et de vieillissement. Les personnes âgées voient leurs capacités se réduire à différents niveaux au fil de l’âge et sont confrontées à des mécanismes d’exclusion sociale liés à des représentations sociales négatives de la vieillesse.

Certaines personnes à l’AMEIPH reconnaissent que la notion de vieillissement est très teintée culturellement et sont conscient·e·s que les personnes vieillissantes issues de l’immigration font face à des difficultés particulières. L’organisme a toujours travaillé en offrant ses services nonobstant l’âge des personnes et certains membres de l’équipe réalisent que le vieillissement de la population pose des questions au niveau des moyens et des limites de l’organisme.

Intervenante : « Les personnes en situation de handicap qui fréquentent l’organisme

et qui arrivent à 50-60 ans et développent d’autres problèmes de santé, ils ne seront pas bien intégrés dans des ressources qui s’occupent des aînés à cause de leur handicap ou d’une conception culturelle différente du vieillissement, donc c’est pas évident et dans l’équipe ça fait pas l’unanimité. »

D’autres personnes mettent plutôt l’emphase sur le fait que les enjeux liés au vieillissement et à la perte d’autonomie ne sont pas les mêmes que ceux vécus par les enfants et adultes en situation de handicap. Ils et elles tendent davantage vers une perspective qui s’ancre dans la mission, c’est-à-dire qu’il y a une prise en considération des coûts liés au développement de nouveaux services destinés aux personnes vieillissantes.

Administration : « Moi je dirais qu’il y a des situations pour lesquelles on n’est pas

outillés et des services qu’on ne veut pas commencer à offrir parce qu’ils existent ailleurs et c’est pas nécessairement à nous de nous en occuper. Par contre, on va s’assurer que les personnes soient dirigées vers des ressources qui sont adéquates. »

À la fin de la collecte de données, aucune décision n’avait été prise à cet égard. Il sera révélateur toutefois de voir comment ces points de tension sont gérés dans l’organisme. C’est précisément dans ce type de situations que l’on verra la structure décisionnelle interne se dessiner en regardant qui seront les personnes impliquées dans la décision et la manière dont les espaces de consultation seront déployés.

Hétéronormativité et identité de genre

Certains axes sont mis de côté plutôt par manque de connaissances sur certains systèmes d’oppression et par des obstacles qui sont rencontrés.

Administration : « L’orientation sexuelle, c’est quelque chose d’individuel et c’est

un choix qui se doit d’être traité avec respect. Pour moi ça ne causerait pas de problème. »

Le manque d’outils peut aussi entrer en jeu lorsque sur le terrain le personnel se sent moins outillé pour faire face à certaines problématiques.

Intervenante : « Je pense pas qu’on est vraiment dans les questions d’orientation

sexuelle, on a pas d’outils pour travailler ces thèmes-là avec les gens. »

La formation peut parfois être une perspective intéressante pour diversifier la compréhension des oppressions et pouvoir saisir plus rapidement ce qui peut être vécu par une personne LGBTQ*.

Perspective anticoloniale

Peu d’organismes au Québec intègrent une analyse anticoloniale dans leurs pratiques ou leurs revendications. Au cours des entretiens, certaines intervenantes ont mentionné avoir eu des contacts avec des groupes autochtones dans le passé, mais il semble que cet axe de travail a été mis de côté avec le temps.

Intervenante : Moi j’ai eu des contacts avec une association, mais ça fait longtemps,

j’allais à des rencontres avec les femmes dans une association de femmes autochtones. C’était dans le milieu anglophone plutôt, des femmes de différentes communautés, mais on n’a pas continué.

Il serait intéressant de voir comment les liens de solidarité avec les femmes autochtones prenaient sens dans le travail de l’organisme antérieurement et aussi de comprendre ce qui a mené à délaisser cet axe de travail.

Dans un autre registre, la perspective de décolonisation n’a pas particulièrement été abordée sur le plan international ou au niveau des rapports nord-sud. Considérant que l’AMEIPH travaille avec des personnes issues de l’immigration il pourrait s’agir d’un axe intéressant à intégrer dans leur analyse.

Religion

Dans l’ancienne administration, la question de la religion était littéralement taboue, depuis les dernières années, avec la nouvelle direction, ce n’est pas aussi restrictif, mais la religion reste un sujet très peu abordé, c’est quelque chose qui relève de la vie privée.

Intervenante : « La religion, c’est pas un sujet qu’on aborde ici. En tout cas avec

l’ancienne direction c’était interdit, maintenant c’est pas interdit, mais c’est pas particulièrement abordé et les gens n’en parlent pas non plus. »

Pourtant, certaines personnes pourraient vivre des discriminations liées à certaines pratiques religieuses que ce soit dans l’organisme ou dans d’autres domaines. L’organisme pourrait même être amené à intervenir sur un dossier en défense de droits sur un enjeu religieux.

De plus, il est aussi à considérer que la religion joue souvent un rôle important dans la perception du handicap (Mawusé Amla, 2017). Le handicap sera-t-il perçu comme le destin ou une fatalité? La religion transforme la manière d’accepter ou non le handicap. Il est intéressant de voir un certain clivage entre les activités de l’organisme, où l’on retrouve un grand souci de respecter les spécificités religieuses par exemple : les cuisines collectives sans porc, les congés culturels, la cabane à sucre halal, et le discours de l’organisme qui tend à taire cette différence comme si elle était une source de tension, alors que les autres différences (culturelles, capacités…) sont présentées comme des forces. L’axe de la religion est donc pris en compte partiellement puisqu’on retrouve un écart entre un discours très laïque typique du communautaire et des pratiques plus ouvertes et inclusives.

Précarité des conditions de travail

L’axe de la pauvreté est assez pris en compte sur le plan de l’accessibilité financière des activités qui sont offertes majoritairement gratuitement ou à très faible coût et en ayant le souci de ne pas se dupliquer avec les heures des banques alimentaires. Toutefois, la précarité financière compte aussi d’autres aspects, dont les horaires de travail atypiques.

Administration : « J’aimerais ça qu’on soit ouvert le soir et les fins de semaine de

plus en plus parce que je pense qu’on peut rejoindre plus de monde. Les personnes qui travaillent et qu’on voudrait rejoindre ne sont pas toujours disponibles de jour donc de là aussi l’idée d’avoir des activités en soirée. »

Il semble y avoir un souhait partagé dans l’équipe de l’AMEIPH et aussi chez les membres à diversifier les heures d’ouverture pour pouvoir rejoindre des personnes qui ne sont pas en mesure accéder aux services de l’organisme actuellement. Il s’agit donc d’un axe qui est en cours de réflexion et qui sera probablement intégré prochainement.

Santé mentale

Le manque d’expertise est interpellé dans le cas de la santé mentale afin d’expliquer comment le choix des axes de travail a été fait.

Intervenante : « Nous, en général, nous n’avons jamais travaillé avec des personnes

ayant des problèmes de santé mentale. Ici par exemple il y a quelques dossiers dont la majeure est la déficience intellectuelle avec un certain profil de santé mentale et c’est ok. Mais on ne travaille pas en santé mentale, c’est un domaine qui nous demanderait d’avoir des intervenant·e·s formés. »

Il s’agit en fait d’une interprétation de la notion de situation de handicap qui pourrait être envisagée différemment, mais la question des moyens devient une balise importante qui vient tracer une ligne selon cette intervenante et qui limite l’expansion de la notion de handicap à la santé mentale.

Les solidarités intersectionnelles

En règle générale, on remarque que le fait d’aborder plusieurs axes d’oppression conjointement est souvent vu étant quelque chose d’assez compliqué et on remarque qu’il y a une certaine difficulté à ce que l’équipe soit sensibilisée à plusieurs enjeux à la fois.

On voit aussi que la mission d’un organisme et l’interprétation qui en est faite par le conseil d’administration peuvent contribuer à ouvrir ou à fermer la porte à l’intégration d’une perspective intersectionnelle dans l’organisme. Finalement, le manque de ressources et les priorités de travail sont souvent interpellés pour justifier le fait de devoir restreindre le champ d’action de l’organisme.

Par contre, les pratiques intersectionnelles ne se limitent pas seulement à la prise en compte de l’expérience spécifique des personnes marginalisées (Bilge, 2009). Afin d’envisager une transformation sociale qui ne cherche pas à ébranler un seul système d’oppression, mais qui, au contraire, conçoive les systèmes de manière simultanée. Pagé (2014a) propose le concept de solidarités intersectionnelles comme une manière de créer des ponts entre différentes luttes et d’aller au-delà des champs d’action restreints auxquels les missions de certains organismes peuvent parfois confiner. Elle propose d’envisager des possibilités d’alliances et de solidarité sans pour autant en homogénéiser les catégories. Il s’agit d’une perspective très intéressante qui permettrait de développer différentes sensibilités à d’autres d’oppressions tout en travaillant à construire des rapports de solidarité visant une transformation sociale en profondeur et inclusive.