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5 L’INTERSECTIONNALITÉ EN PRATIQUE : APPLICATIONS ET ENJEUX

5.1.2 Des stratégies d’intervention variées

5.1.2.1 Une conception large de l’accessibilité

L’organisme travaille à mettre en place des pratiques qui offrent aux membres un espace sécuritaire, c’est-à-dire un lieu qui ne reproduise pas les situations handicapantes ou discriminantes qui sont rencontrées dans le reste de la société.

Administration : « L’accessibilité, ça touche tout, c’est au niveau de l’emploi et la

formation, au niveau de l’immeuble, donc tout ce qui est architecture, au niveau des programmes et des services qu’on offre. »

L’accessibilité, un concept qui ne se limite pas à l’accès physique

Bien que l’adaptation des lieux pour favoriser l’accessibilité physique soit très importante à l’organisme, l’AMEIPH a décidé d’aller plus loin.

Administration : « Si on doit visionner un film, il faut que la publicité qu’on a

envoyée réponde aux besoins de tous les membres qu’on a voulu rejoindre. Mettons, si on veut accueillir des personnes sourdes, il faut que le cinéma soit adapté à ces personnes. Aussi il faut voir si toutes les personnes qui vont venir comprennent le français, sinon, est-ce qu’on peut offrir de la traduction? »

Administration : « Quand on fait des rencontres d’équipe, en début de réunion on fait

un tour de table et on s’identifie pour faciliter la tâche aux personnes non voyantes, ça permet de mieux positionner les gens dans l’espace. On invite aussi les intervenant·e·s à intégrer cette pratique dans les autres activités, particulièrement s’il y a des personnes non voyantes. »

Sur le plan des communications, l’organisme a voulu être accessible aux personnes ayant des limitations sensorielles, tout en considérant aussi la notion d’accessibilité sur le plan linguistique. Il s’agit de deux points incontournables pour l’inclusion. Par l’intégration de ces pratiques, l’AMEIPH tente de créer une nouvelle norme, une nouvelle normalité dans le but que ces pratiques deviennent plus courantes et qu’elles puissent en arriver à transformer le réel et les réalités qui en découlent (Caillouette, 2016).

Langue et privilège

Lorsqu’il est question d’accessibilité, on peut aussi penser à intégrer une conception critique des rapports de pouvoir.

Intervenante : « Des fois lors des événements, je remarquais qu’un groupe de latino

se tenait dans la cuisine et elles parlaient toutes en espagnol et un jour une femme québécoise est venue me dire « C’est fâchant !! » et elle n’est plus revenue. Elle ne comprenait pas que les autres elles avaient du plaisir parce que tout le monde parlait espagnol justement… Elles avaient un moment de répit dans toutes les embuches de l’immigration, moi je comprends ça. »

Il est intéressant dans cet exemple de remarquer l’explication de l’intervenante face à la situation. Cet exemple nous invite à réfléchir sur la manière dont on applique des principes d’inclusion. Est-ce que l’on privilégie un espace inclusif et sécuritaire pour favoriser la participation de personnes en situation minoritaire... ou est-ce que l’on favorise l’inclusion de tou·te·s au risque de reproduire des rapports de pouvoir?

Des activités abordables

L’analyse des expériences d’oppression au chapitre précédent a fait ressortir les liens entre le système capacitiste, l’immigration bias et la précarité économique. Conséquemment, les activités de l’organisme sont réfléchies de manière à prendre en compte cette réalité.

Intervenante : « Les familles qui viennent ici ont toutes des revenus très faibles...

même ceux qui travaillent à cause des emplois précaires. Sinon, il y a aussi les femmes qui restent à la maison avec les enfants handicapés, ou le conjoint ne peut pas travailler en lien avec son handicap ou simplement parce qu’il ne trouve pas de travail à cause des préjugés. C’est pour ça que la majorité des activités sont gratuites, mais y’a des

activités que les gens paient une petite partie, une contribution symbolique le reste est financé par l’association. »

Il est intéressant de voir comment les trois axes sont abordés conjointement, de manière à prendre en compte l’interalimentation des systèmes d’oppression, ce qui s’inscrit en lien direct avec une perspective intersectionnelle.

Féminisation et accessibilité des documents

Je fais ici une petite parenthèse en regard à ma propre expérience. Au cours de ma collecte de données, j’ai constaté que l’organisme intégrait l’axe du genre de manière substantielle, mais je remarquais aussi que les documents écrits de l’organisme n’étaient pas féminisés. J’entendais une féminisation partielle à l’oral et je me suis questionnée sur l’absence de féminisation à l’écrit.

En approfondissant la question à travers des discussions informelles, j’ai réalisé que la féminisation allait en fait à l’encontre d’une valeur phare de l’organisme, soit l’accessibilité pour les personnes en apprentissage du français. L’organisme priorisait donc que les documents soient rédigés de manière à ce qu’ils soient le plus simple possible afin d’en faciliter la lecture pour les membres.

Au moment où j’adressais cette question, la majorité des intervenantes n’avaient elles- mêmes pas pris conscience de cette priorisation dans la pratique. Cet exemple permet de démontrer comment certaines pratiques relèvent d’une connaissance du milieu et peuvent à certains moments être implicites ou inconscientes (Huot, 2013) et de renvoyer à des savoirs communs d’expérience terrain qui sont non théorisés ou non articulés, ils sont, tout simplement.

Il y a définitivement une réflexion non théorisée qui est entamée sur le fait que la féminisation nuit à l’accessibilité des textes pour les personnes issues de l’immigration qui sont en apprentissage du français. Cet exemple ouvre la porte sur la question de la non- hiérarchisation et sa mise en application dans des situations concrètes que nous aborderons prochainement.

Une perspective intersectionnelle plus sensible à la notion de féminisation suggèrerait probablement d’intégrer une plus grande féminisation à l’oral et de favoriser à l’écrit des

formulations neutres tout en mentionnant d’une note en bas de page que le masculin est utilisé pour simplifier et faciliter la lecture du texte et favoriser l’accessibilité de la documentation.

Dans les offres d’emploi et les conditions de travail

L’accessibilité est aussi abordée au niveau de l’embauche. Dans un premier temps, il est intéressant de regarder les réflexions lorsqu’il y a publication d’une offre d’emploi.

Administration : « Disons une personne non-voyante qui cherche un emploi, on se

demande est-ce qu’elle est capable de lire avec son lecteur et de comprendre l’offre d’emploi, est-ce qu’elle a la possibilité d’appliquer au poste? Pour la question de la langue on publie en français parce que c’est une exigence du poste de parler français, mais on diffuse dans plusieurs réseaux. »

Les offres d’emploi de l’association mentionnent que les personnes issues de l’immigration en situation de handicap sont encouragées à postuler et que les expériences et les diplômes obtenus à l’étranger sont reconnus. Cette volonté de reconnaissance et d’inclusion se transfère concrètement dans les critères de sélection.

Administration : « Lorsqu’on fait l’ouverture d’un poste, pour nous, la façon de

choisir parmi les CV, il y a surtout 1) que la personne soit avec une limitation 2) l’origine ethnique et les langues parlées et 3) les qualifications. »

La politique d’embauche de l’AMEIPH se situe en rupture avec les dynamiques d’exclusion répétées que vivent les personnes immigrantes en situation de handicap sur le marché du travail et tente de proposer un modèle de travail qui valide les compétences des personnes, des compétences non reconnues par les systèmes capacitistes et de l’immigration bias.

Comme le faisaient remarquer Lacharité et Pasquier (20014 p. 260), les biais culturels et les préjugés constituent des sources de discrimination influentes dans les processus d’embauche, mais aussi dans le maintien à l’emploi.

Afin de réduire certains biais culturels ou préjugés, l’organisme a mis en place quelques mesures qui ne font pas office de garantie, mais qui s’inscrivent dans un processus visant à flexibiliser les conditions de travail de manière à être plus inclusif.

La direction a récemment instauré le concept de congés culturels mobiles pour les employés. Considérant que l’équipe est composée de personnes d’origines et de cultures

variées et que les congés fériés au Canada sont prévus en fonction des fêtes religieuses et laïques du Québec, les employés peuvent prendre 2 jours mobiles de congé culturel par année. Ce précédent en termes de conditions de travail vise à permettre aux employés de prendre congé pour d’autres fêtes en fonction de leur culture/religion sans empiéter sur leurs congés de maladie. Les congés culturels mobiles tentent de s’attaquer aux conditions de travail afin que l’inclusion puisse prendre effet non seulement dans les activités, mais aussi dans l’équipe de travail.

Une compréhension élargie de l’accessibilité était tellement importante pour l’AMEIPH qu’ils ont aussi fait le choix de désigner une employée mandatée à veiller à la question de l’accessibilité à l’organisme et dans les activités. Pour une petite équipe comme celle de l’AMEIPH, il est assez exceptionnel de dédier une ressource qui se concentre à repenser l’accessibilité en profondeur. Il s’agit d’un message, d’une prise de position qui véhicule l’importance de l’accessibilité.

Administration : « Il est entendu que l’idée n’est pas d’être parfait à 100%, mais

plutôt d’intégrer ce souci-là à 100% »

Il est intéressant de noter que le concept d’accessibilité provient des milieux d’intervention auprès des personnes en situation de handicap. L’organisme a développé une compréhension élargie de ce concept pouvant s’appliquer à l’intégration des personnes issues de l’immigration. Toutefois, le fait d’avoir recours au concept d’accessibilité plutôt qu’à celui de frontières ou de barrières révèle que le travail autour du handicap a probablement été plus important dans l’histoire de l’organisme. Dans les milieux qui s’intéressent aux enjeux liés à l’immigration, on parlera souvent plus du concept de frontières (Juteau, 1999; Fassin, 2010; Barth, 1969; Moulin 2001). Plutôt que de vouloir favoriser l’accessibilité, on parlera de transgresser ou faire tomber les frontières juridiques, linguistiques, administratives ou encore symboliques.