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Du temple de la renommée au temple de la gloire : la réification de la mémoire

Chapitre 3. Le critique face à la célébrité : autour du Temple du goût de Voltaire

3.1. Du goût individuel à la gloire universelle : l’économie de la distinction

3.1.1. Du temple de la renommée au temple de la gloire : la réification de la mémoire

L’imagerie du temple a sa propre tradition, dont Voltaire fait un usage conforme à

l’idéologie de la gloire de son temps. Pour les lecteurs du Temple du goût, une référence

immédiate provient sans doute de l’iconographique royale, connue d’un large public grâce aux

estampes d’almanachs et autres gravures imprimées. Dans ces images visant à célébrer les

hauts faits et les vertus du roi, de sa famille ou des grands, le temple peut être représenté de

l’intérieur, notamment par un décor architectural agrémenté des statues, des bustes ou des

médaillons des hommes et femmes illustres (voir l’annexe I, fig. 1, 2 et 3). À d’autres

occasions, il est placé en retrait, à l’horizon ou au ciel, pour signifier la postérité glorieuse à

laquelle les princes et les grands hommes se destinent (fig. 4 et 5). Dans les deux cas, le

panégyrique mise sur l’association flatteuse entre une ou des figures consacrées de l’histoire,

et leur émule, dont on peut alors anticiper la gloire. Qualifié indifféremment de temple de la

renommée, de la mémoire ou de la gloire, ce thème s’accompagne régulièrement de la

personnification de la Renommée, et plus précisément du motif renaissant de la bona fama

exemplifié par la fameuse Iconologia de Cesare Ripa

16

(1593). Cette femme ailée a pour

principal attribut une trompette, qui publie au loin les bonnes réputations. Elle s’entoure

variablement d’autres symboles ou parentes allégoriques, tels que le globe, signifiant la portée

universelle de sa louange, la palme ou la couronne de laurier, empruntées aux

personnifications de la Victoire et de la Gloire, ou encore la figure de l’Histoire, qui préserve

par écrit les paroles de la Renommée pour les générations futures. Lorsqu’accompagnée du

temple, la renommée se trouve illustrée dans les deux dimensions fondamentales que recouvre

la notion de fama latine. Dans le sens de rumeur, de bruit ou de nouvelle, qui rappelle son lien

étymologique avec le verbe fari, « dire », la fama est une parole instable, prolifique et en

mouvement (la trompette). Dans le sens de grande réputation et de gloire, elle se comprend

comme une parole fixée en tradition et conservatrice de la mémoire (le temple

17

). Le motif du

temple de la renommée permet ainsi d’exprimer les principes dynamiques de publication,

d’exemplarité et d’émulation au cœur de l’idéologie de la gloire promue par la monarchie.

Le temple de la renommée possède par ailleurs sa propre tradition littéraire, dans

laquelle Voltaire a peut-être puisé par le biais du Temple of Fame (1715) d’Alexander Pope

18

,

16 Cesare Ripa, Iconologie, ou Explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes et autres figures…, 2e partie [trad. Jean Baudoin], Paris, Mathieu Guillemot, 1644, p. 80-82 ; Philip R. Hardie, Rumour and Renown: Representations of Fama in Western Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 621-622 ; Peter Burke, Louis XIV : Les stratégies de la gloire [trad. Paul Chemla], Paris, Seuil, 1995 [1992], p. 187 ; Liana De Girolami Cheney, « Fame », dans Helene E. Roberts (dir.), Encyclopedia of Comparative Iconography: Themes Depicted in Works of Art, Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 1998, p. 309-313 ; Annie Jourdan, Les monuments de la Révolution 1770-1804 : Une histoire de représentation, Paris, Honoré Champion, 1997,p. 211.

17 P. R. Hardie, Rumour and Renown…,p. 2-3.

18 Les parallèles entre le Temple du goût et le Temple of Fame sont significatifs, mais leur parenté littéraire et thématique n’a pas été explorée. À l’instar de Francis Espinasse, on peut spéculer sur le fait que Voltaire, revenu

qui se modèle lui-même sur le House of Fame de Geoffrey Chaucer. Dans ce songe

allégorique composé aux environs de 1379-1380, le narrateur nommé Geffrey est emporté

dans les serres d’un aigle vers le somptueux temple de la renommée, s’élevant sur un roc de

glace entre ciel et terre. Chaucer développe alors le thème de l’inconstance, de l’incertitude et

de la rumeur caractéristique des représentations de la renommée dans les traditions virgilienne

et ovidienne, dont il combine divers éléments. Parmi les aspects du poème conviant cette idée,

la scène de la Renommée en jugement est centrale. Geffrey voit la monstrueuse déesse de la

Renommée, sœur de la Fortune, recevoir dans le temple neuf groupes de requérants, méritant

ou déméritant, demandant ou dédaignant ses faveurs. Au hasard, elle assigne la bonne ou la

mauvaise réputation (ou encore l’anonymat et l’obscurité), verdicts qu’Éole transmet par les

trompettes du blâme et de la louange. Le pouvoir de la déesse se présente comme absolu, mais

également arbitraire, et ne constitue en aucun cas une source d’autorité ni de justice. Chaucer

préserve jusqu’à la fin cette irrésolution. Son poème ne se veut pas un lieu d’apothéose, mais

une réflexion sur le savoir et l’autorité.

De son prédécesseur, Pope récupère la fiction du songe et la plupart des marqueurs de

l’instabilité inhérente de la Renommée

19

, dont la scène du jugement annoncée par ses vers :

The poor, the rich, the valiant and the sage, And boasting youth, and narrative old-age. Their pleas were diff'rent, their request the same: For good and bad alike are fond of Fame.

Some she disgrac'd, and some with honours crown'd; Unlike successes equal merits found.

Thus her blind sister, fickle Fortune, reigns, And, undiscerning, scatters crowns and chains20

.

depuis peu d’Angleterre, s’est inspiré du texte de Pope, un auteur qu’il a lu et apprécié par ailleurs. Francis Espinasse, Life of Voltaire, London, Walter Scott, 1892, p. 67-68.

19 Les autres indicateurs importants sont le roc de glace supportant le temple, où sont inscrit les noms illustres, mais dont certains, placés par hasard du mauvais côté, s’effacent avec le temps et l’action du soleil, ainsi que la « Maison des rumeurs », où les nouvelles circulent, mélangeant le mensonge et la vérité.

Or, Pope semble inconfortable avec le caractère entièrement imprévisible de la renommée, et

les décisions de sa déesse ne sont pas entièrement dépourvues de valeurs. Dans une répartition

typique des Lumières, la gloire immortelle est accordée aux auteurs tandis que les guerriers,

tyrans et usurpateurs du pouvoir recueillent le blâme public. De plus, Pope aménage des

espaces d’immuabilité et de certitude. Son temple préserve les noms des héros vertueux, des

dirigeants philosophes et, en son centre, des grands auteurs de l’Antiquité (Homère, Pindare,

Horace, Cicéron). Il remplit alors une fonction de consécration, de manière à soutenir la cause

des Anciens dans la Querelle, mais aussi de manière à créer un lieu de postérité glorieuse à

laquelle Pope lui-même peut légitimement aspirer. La fin du poème voit ainsi le jeune

narrateur (que l’on suppose être Pope) admettre son désir de renom tout en dédaignant une

célébrité éphémère et acquise par des moyens frauduleux.

David Wheeler a pu suggérer que ces ambivalences du Temple of Fame témoignent des

anxiétés de Pope face à la célébrité, dans un contexte où les transformations de l’économie

littéraire sous les pressions de la publicité et de l’imprimé entament l’autorité de la tradition, et

suscitent des réactions quant à la vanité des auteurs et au danger de perdre le contrôle de leur

réputation

21

. Philip Hardie nuance par ailleurs cette interprétation :

There may have been new reasons for the insecurity of fame, but the tension between the immutability and mutability of fame is explored at great length in the House of Fame, and many other medieval and pre-medieval texts. The idea that fame is a life on the breath of others goes back at least to Ovid22

Ce qui semble distinguer plus clairement Pope de Chaucer, c’est le besoin, dans ce contexte

qui ravive les idées séculaires sur la renommée, de créer un corpus de modèles stables, de

20 Alexander Pope, « The Temple of Fame », dans Œuvres complettes de Pope, Paris, Veuve Duchesne, 1779, p. 174-176.

21 David Wheeler, « "So Easy to Be Lost": Poet and Self in Pope's The Temple of Fame », Papers on Language & Literature, vol. 29, no. 1., p. 3-27. Voir aussi Donald Fraser, « Pope and the Idea of Fame », dans Peter Dixon (éd.), Alexander Pope : Writers and their Background, Londres, G. Bells & Sons, 1972, p. 286-310.

fonder un lieu de mémoire. Pope met l’accent sur l’articulation du mérite littéraire et de sa

juste reconnaissance publique. Que l’idéologie de la gloire gagne en crédibilité et acquière une

prééminence culturelle sur la notion de renommée à cette époque (en même temps que les

auteurs se taillent un nouveau sacerdoce), est une hypothèse que semble confirmer

Anne-Marie du Bocage dans sa préface à la traduction du poème de Pope, écrite vers le milieu du

XVIII

e

siècle. La traductrice va en effet s’étonner du caractère capricieux que donne l’auteur

anglais à la déesse, dans ce qu’elle qualifie par ailleurs de « Temple de Mémoire », et non de

renommée :

L’Auteur a pris de Virgile le portrait de la Renommée […] il accuse cette déesse des mêmes injustices que sa sœur la Fortune. Je ne sais s’il établit bien leur parenté ; mais on ne voit pas assez les raisons des fantaisies qu’il lui attribue. Les Peuples des toutes les Nations & de différens genres de mérite, viennent lui demander de les rendre célèbres. Je ne comprends pas (à moins d’en accuser son caprice) pourquoi elle traite avec dédain des gens de bien, occupés du bonheur public. Je m’étonne aussi de l’applaudissement d’un moment donné à des petits-maîtres ridicules, qu’elle siffle un instant d’après23.

Cette incompréhension encapsule bien la force qu’a acquise la notion de gloire qui, comme

nous l’avons vu au chapitre 1, établit un rapport naturel et idéal entre le vrai mérite et une

admiration unanime et durable.

Le Temple du goût de Voltaire illustre de manière encore plus franche que le Temple of

Fame de Pope la réification de la renommée en lieu de mémoire. En choisissant l’allégorie

monumentale et surtout, en remplaçant la traditionnelle Renommée virgilienne par les figures

d’autorité de la Critique infaillible et du dieu du Goût, Voltaire crée ce qu’il convient

d’appeler un temple de la gloire artistique et littéraire. Ce choix contraste en outre avec les

usages antérieurs de l’allégorie littéraire du Parnasse. Comme l’ont exemplifié les textes de

Gabriel Guéret étudiés au chapitre 2, le Parnasse fournit un cadre à l’exposition de débats et

23 Anne-Marie du Bocage, « Le Temple de la Renommée », dans Œuvres complettes de Pope, traduites en françois, tome II, Paris, Veuve Duchesne, 1779, p. 203.

enregistre les instabilités de la mémoire collective. Nulle délibération chez Voltaire, qui lui

préfère l’idée de consécration définitive. Cette « monumentalisation » de la postérité artistique

se comprend mieux dans le contexte de développement du culte des grands hommes des

Lumières. Les historiens situent justement son émergence dans les années 1730, en particulier

avec le vaste programme sculptural du Parnasse françois d’Évrard Titon du Tillet, un

monument public au roi qui devait, selon les ambitieux plans de son concepteur, représenter

les plus grands auteurs français

24

. Le Temple du goût peut également être interprété comme

une manifestation précoce du culte dont Voltaire, en admirateur de l’abbaye de Westminster,

apparaît comme l’un des instigateurs dans ses Lettres philosophiques (1734). Les projets

commémoratifs se multiplieront tout au long du siècle, avant de culminer dans le Panthéon

révolutionnaire, première concrétisation architecturale du « Temple de l’Immortalité » en

France. Ils emprunteront largement au registre ou à l’imaginaire monumental, faisant appel à

ses fonctions de pérennisation et de démonstration exemplaire. Si c’est un lieu commun que

d’affirmer que le marbre est « moins durable que [le] renom » (voir la fig. 2, en annexe), le

monument incarne également la stabilité de la postérité et la consolidation d’une mémoire

collective consensuelle par son exposition publique. Cette immuabilité s’accompagne de l’idée

24 Le Parnasse françois, dont la version la plus achevée paraît dans un grand ouvrage descriptif en 1732, est considéré comme un précurseur des monuments aux grands hommes. Judith Colton, The Parnasse François: Titon du Tillet and the origins of the monument to genius, New Haven, Yale University Press, 1979 ;Thomas W. Gaehtgens, « Du Parnasse au Panthéon : la représentation des hommes illustres et des grands hommes dans la France du XVIIIe siècle », dans Thomas W. Gaehtgens et Gregor Wedekind (dir.), Le culte des grands hommes 1750-1850, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, p. 139-144 ; Édouard Pommier, « L’invention du monument aux grands hommes (XVIIIe siècle) », dans Jackie Pigeaud et Jean-Paul Barbe (éds.),

Le culte des grands hommes au XVIIIe siècle : Actes du colloque, 3 au 5 octobre 1996, Nantes, Entretiens de la Garenne Lemot, 1998, p. 12-13 ; M. Fumaroli, « L’allégorie du Parnasse… », p. 532-534.

sensualiste, de plus en plus importante au XVIII

e

siècle, selon laquelle l’art visuel peut

littéralement frapper les esprits, contribuant ainsi à la diffusion des Lumières

25

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