• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. Les normes de la reconnaissance publique au XVIII e siècle : une économie des

1.3. Les formes de la reconnaissance publique : un souci de définition

1.3.1. La typologie de la reconnaissance dans les dictionnaires

L’homme de lettres Jean-François Marmontel, auteur de l’entrée « Gloire » dans

l’Encyclopédie, situe la gloire au sommet d’une échelle de la distinction :

La gloire est l’éclat de la bonne renommée. L'estime est un sentiment tranquille & personnel ; l'admiration, un mouvement rapide & quelquefois momentané ; la célébrité, une renommée étendue ; la

gloire, une renommée éclatante, le concert unanime & soûtenu d'une admiration universelle163.

La gloire se différencie des autres termes par son ampleur et sa perfection. Elle combine,

comme nous l’avons vu chez Sacy, la force vive et spontanée de l’admiration avec la stabilité

de l’unanimité et de la pérennité. Ce qu’elle ajoute encore à l’étendue de la célébrité, c’est

« l’éclat ». La métaphore visuelle – étayée d’une seconde métaphore sensorielle, le « concert »

– implique l’idée que la gloire a la propriété de frapper les esprits, comme les couleurs ont

celle d’affecter les yeux. De plus, l’éclat suppose une catégorie particulière d’objets : « il

semble que l'éclat appartienne aux couleurs vives & aux grands objets ; le brillant, aux

couleurs claires & aux petits objets

164

». Dans la suite de sa définition, Marmontel établit le

domaine du « grand » en fonction de la philosophie aux accents utilitaristes et eudémonistes

qui caractérise l’idéologie de la gloire des Lumières :

La vraie gloire a pour objets l'utile, l'honnête & le juste ; & c'est la seule qui soûtienne les regards de la vérité : ce qu'elle a de merveilleux, consiste dans des efforts de talent ou de vertu dirigés au bonheur des hommes. […] La gloire […] doit être réservée aux coopérateurs du bien public.

L’article de l’Encyclopédie est l’occasion de promouvoir une politique de la grandeur qui

s’était affirmée dans la première moitié du XVIII

e

siècle, par exemple avec les travaux de

163 Jean-François Marmontel, « Gloire », dans Diderot et d'Alembert (éds.), Encyclopédie…

l’abbé Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre

165

. Endossant la responsabilité qui incombe aux

hommes de lettres, en tant qu’« arbitres de la gloire », de distinguer entre le vrai et le faux,

l’encyclopédiste condamne sans surprise le conquérant et l’éclat trompeur de la puissance pour

proposer un modèle d’autorité légitime centré sur le monarque aimant, vertueux et éclairé,

dont la gloire réside dans sa capacité de « placer les hommes » selon leur mérite : « Mais la

gloire, comme la lumiere, se communique sans s'affoiblir : celle du souverain se repand sur la

nation ; & chacun des grands hommes dont les travaux y contribuent, brille en particulier du

rayon qui émane de lui ». Investie des valeurs des Lumières, la gloire est présentée, justement,

comme une lumière, un phare moral. Or, qu’en est-il de la renommée, à laquelle renvoie

directement la gloire ? Qu’est-ce que la célébrité qui, en deçà de la gloire, semble pourtant

partager avec elle certains ressorts ?

Le terme de renommée s’emploie de manière plus générale et indifférente que la gloire.

Donnée comme synonyme de « réputation » dans le Dictionnaire de l’Académie française, la

renommée « signifie aussi, Le bruit qui court dans le Public, la voix publique qui repand le

bruit, l'eclat de quelque grande action, ou la gloire de quelque personne illustre

166

». En

somme, elle désigne indistinctement l’opinion publique et la rumeur. L’Encyclopédie, toute à

son offensive idéologique, lui donne quant à elle un contenu très proche de la gloire, la traitant

en particulier sous l’angle de la passion :

La renommée est l’estime éclatante qu’on a acquise dans l’opinion des hommes ; je parle ici de la bonne, & non de la mauvaise renommée, car cette derniere est toujours odieuse ; l'amour pour la bonne

renommée, ne doit jamais être découragé, puisqu'elle produit d'excellens effets, non seulement en ce qu'elle détourne de tout ce qui est bas & indigne, mais encore en ce qu'elle porte à des actions nobles & généreuses. […] les conséquences qui en résultent, sont tellement utiles au genre humain, qu'il est absurde […] de regarder cet amour d'une bonne renommée, comme une chose vaine ; c'est un des plus forts motifs

165 L’abbé de Saint-Pierre est l’auteur d’une série de projets de réformes, dont le « Projet pour mieux mettre en œuvre dans le gouvernement des états, le désir de la distinction entre pareils », Œuvres diverses, tome II, Paris, Briasson, 1730, p. 195-295.

qui puisse exciter les hommes à se surpasser les uns les autres dans les arts & dans les sciences qu'ils cultivent167.

Louis, chevalier de Jaucourt, responsable de cette entrée, y réitère le plaidoyer de Marmontel

en faveur de l’utilité sociale du désir de distinction et de l’émulation. Cependant, à la

différence de la gloire, qui est toujours prise dans un sens positif, la renommée recouvre les

« bonnes » comme les « mauvaises » réputations. On retrouve là, dans cette dualité ainsi que

dans le rapport de la renommée au bruit, à la voix, le fil de représentations plus anciennes et

codifiées. Dans la tradition latine de la fama, nom dérivé du verbe fari, « dire », la renommée

est personnifiée en une déesse effroyable qui diffuse sans discrimination le bien et le mal, la

vérité et le mensonge. Virgile la décrit dans son Énéide comme un monstre ailé s’étirant de la

terre au ciel et dont le corps est recouvert d’yeux, d’oreilles et de bouches. Dans les

Métamorphoses d’Ovide, la Renommée règne dans une tour ajourée à la jonction du ciel, de la

terre et de la mer, où toutes les paroles et les rumeurs du monde circulent dans un

mugissement continu. À ces motifs poétiques, reproduits dans l’Encyclopédie, s’ajoute un

répertoire iconographie répandu, où la Renommée est principalement reconnaissable à ses

deux trompettes, l’une publiant le blâme et l’autre la louange, un attribut qui serait également

d’origine romaine

168

. Si la renommée et la gloire se confondent bien souvent, la renommée

tend, par ces associations, à se référer à l’oralité, à l’inconstance, à l’étendue et au mouvement,

tandis que la gloire renvoie plus souvent à l’écrit qui fixe la mémoire

169

.

167 Louis de Jaucourt, « Renommée », dans Diderot et d'Alembert (éds.), Encyclopédie…

168 Philip R. Hardie, Rumour and Renown: Representations of Fama in Western Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; Liana De Girolami Cheney, « Fame », dans Helene E. Roberts (dir.),

Encyclopedia of Comparative Iconography: Themes Depicted in Works of Art, Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 1998, p. 309-313.

169 Marmontel discrédite par exemple la tradition orale : « Abandonnée au peuple, la vérité s'altere & s'obscurcit par la tradition ; elle s'y perd dans un déluge de fables. L'héroïque devient absurde en passant de bouche en bouche : d'abord on l'admire comme un prodige ; bien-tôt on le méprise comme un conte suranné, & l'on finit par l'oublier. La saine postérité ne croit des siecles reculés, que ce qu'il a plû aux écrivains célebres ».

À l’inverse de ces notions anciennes, la « célébrité » est une toute nouvelle manière de

nommer la reconnaissance publique au moment où écrit Marmontel. Emprunté du latin

celebritas, le terme est attesté dans la langue française au XV

e

siècle. Il désignait en première

acception la solennité ou la pompe d’une cérémonie, et s’employait plus rarement dans le sens

de grande réputation ou de grand renom lorsqu’il était appliqué aux personnes, aux lieux et

aux choses. Ce n’est qu’à partir de 1750 que son usage en tant qu’attribut individuel se

généralise

170

, de sorte que le Dictionnaire critique de la langue française (1787-1788) de

Féraud précise : « Ce mot n’est pas ancien dans la Langue. Au début du siècle, […] quelques

personnes s’en servaient […]. Il est fort usité aujourd’hui », et que la cinquième édition du

Dictionnaire de l’Académie française (1798) inverse l’ordre des définitions, privilégiant le

sens de réputation sur celui de solennité. Ce glissement sémantique conduira à l’apparition de

l’usage métonymique du mot – rencontrer une, des célébrités– relevé en 1831 dans un roman

d’Honoré de Balzac, mais encore qualifié de néologisme dans le dictionnaire d’Émile Littré

paru en 1863

171

.

Un coup d’œil aux définitions de l’adjectif « célèbre », dont l’usage courant précède

celui de la forme nominale, offre quelques indices quant à la spécificité de la célébrité. À

l’entrée « Célèbre

172

» de l’édition de 1771 du Dictionnaire universel françois et latin, on

convient d’abord que « [r]ien n’est plus ordinaire que d’employer indifféremment les mots

170 Antoine Lilti a démontré cette évolution en utilisant le moteur de recherche Ngram pour effectuer un repérage systématique du mot célébrité dans les publications françaises numérisées par Google. Le terme anglais « celebrity » présente une courbe similaire. A. Lilti, Figures publiques…, p. 144-147.

171 Pour ces définitions, j’ai consulté les bases de données suivantes : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, « Célébrité », [en ligne] : <http://www.cnrtl.fr/definition/célébrité> ; American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL), Dictionnaires d’autrefois, « Célébrité », [en ligne] : <http://artflsrv01.uchicago.edu/cgi-bin/dicos/pubdico1look.pl?strippedhw=celebrite> ; ibid., « Célèbre », [en ligne] : <http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/dicos/pubdico1look.pl?strippedhw=celebre>.

172 « Célèbre », Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux…, Tome 1, Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1771, p. 345-346.

célèbre, illustre, fameux, renommé ; & tous nos Dictionnaires nous les donnent comme

synonymes ». Contrairement aux éditions précédentes, toutefois, l’auteur s’attarde à les

différencier en reprenant, pour l’essentiel, le découpage proposé dans l’Encyclopédie à

l’entrée « Célèbre, illustre, fameux, renommé » rédigée par Denis Diderot. « Illustre » qualifie

la réputation de mérite lié à une dignité. À ce titre, les recueils de vie des hommes illustres

contiennent principalement des notices des ministres, des généraux, des évêques, etc.

« Fameux » et « renommé » renvoient exclusivement à l’étendue de la réputation. Ils seraient

de parfaits synonymes si ce n’était que « renommé » se comprend de manière positive, alors

que « fameux » est utilisé autant pour une bonne qu’une mauvaise réputation : « Érostrate

brûla le temple d’Éphèse pour se rendre fameux ». L’entrée précise également que « renommé

donne l’idée d’une réputation fondée sur la vogue que donne un succès ou le goût du public »,

indiquant, en retour, que l’idée du succès tend à se rapporter à l’étendue, quantitative, de

l’attention publique.

Quant à l’adjectif « célèbre »,

[il] ne se dit que de celui qui a acquis de la réputation, fondée sur un mérite de talent ou de science, qui sans le placer dans le grand, & sans emporter l’idée de dignité, fait néanmoins honneur au sujet. Il y a des Auteurs célèbres, qu’il n’est pas permis de blâmer, même dans ce qu’ils ont de blâmable, sans faire courir beaucoup de risque à sa propre réputation.

Le type de mérite qui rend célèbre, le « talent » ou la « science », fait essentiellement de la

célébrité une reconnaissance littéraire, par là inférieure à la gloire qui a pour objet le grand. Il

est vrai que Marmontel, de son côté, comprend dans le rayon de la gloire les « talens appliqués

aux beaux Arts ». Le droit des artistes à la gloire ne va toutefois pas de soi, et le philosophe

sent le besoin de justifier longuement leur participation à l’utilité publique :

Ces effets merveilleux des Arts ont été mis au rang de ce que les hommes avoient produit de plus étonnant & de plus utile ; & l'éclatante célébrité qu'ils ont eue, a formé l'une des especes comprises sous le nom générique de gloire, soit que les hommes ayent compté leurs plaisirs au nombre de plus grands biens, &

les Arts qui les causoient, au nombre des dons les plus précieux que le Ciel eut faits à la terre ; soit qu'ils n'ayent jamais crû pouvoir trop honorer ce qui avoit contribué à les rendre moins barbares ; & que les Arts considéres comme compagnons des vertus, ayent été jugés dignes d'en partager le triomphe, après en avoir secondé les travaux. Ce n'est même qu'à ce titre que les talens en général nous semblent avoir droit d'entrer en société de gloire avec les vertus.

Les talents – Marmontel mentionne en particulier la poésie, l’éloquence et la philosophie –

permettent d’acquérir la célébrité, qui constitue leur forme de distinction spécifique et une

sous-catégorie de la gloire lorsqu’elle s’accompagne de vertus et d’effets civilisateurs. Aussi

la célébrité fait-elle « néanmoins honneur au sujet » selon le rédacteur du Dictionnaire

universel, qui enchaîne toutefois avec une réflexion curieuse, renfermant un bémol. Il suggère

que la célébrité confère un statut qui peut faire obstacle au jugement critique nuancé des

œuvres et des auteurs. Elle se mêle d’un jeu de pouvoir dans lequel les réputations ne reflètent

pas avec exactitude le mérite réel. On retrouve un avertissement similaire, quoique plus vague,

dans l’Encyclopédie, où Diderot affirme que « [c]élebre offre l'idée d'une réputation acquise

par des talens littéraires, réels ou supposés, & n'emporte point celle de dignité ».

Contrairement à la gloire, qui laisse libre cours à l’admiration, la célébrité manque de

transparence et exige un regard critique. Il persiste un doute quant à sa légitimité.

Au-delà de la volonté de clarifier un champ lexical relatif à « l’opinion que les hommes

ont conçu de nous, ou la réputation

173

», on voit poindre dans les dictionnaires du XVIII

e

siècle

les contours d’une typologie de la reconnaissance qui s’articule sur des axes croisés : une

échelle de l’étendue, soit l’axe quantitatif associé plus particulièrement à la renommée ; une

dimension qualitative, qui concerne à la fois le type de mérite (talent, vertu, dignités) et la

qualité, bonne ou mauvaise, de la réputation ; un degré de fiabilité, qui fait de la gloire la clé

de voûte de ce système normatif. Dans la seconde moitié du siècle s’affirme la notion de

célébrité, une distinction propre aux accomplissements artistiques ou intellectuels qui se situe

d’emblée dans un rapport ambivalent avec la gloire. Marqueurs utiles de cette évolution, les

dictionnaires offrent cependant un espace trop limité pour expliciter les enjeux sous-jacents.

Un fin observateur des mœurs tel que Charles Pinot Duclos s’y attarde par ailleurs. Toujours

dans l’idée de définir les diverses formes de la reconnaissance, il propose une analyse plus

poussée des mécanismes socioaffectifs de la distinction et de l’opinion dans le contexte du

Paris mondain où il évolue.