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Cette thèse vise donc à apporter un nouvel éclairage à la fois sur l’histoire de la

célébrité et sur les questions de légitimité qui sont centrales à l’interprétation des Lumières

comme une période de transition vers la modernité. Elle le fait en examinant les notions et les

représentations qui sous-tendent la reconnaissance publique, traitée ici non pas comme un

phénomène, mais comme un problème d’ordonnancement du monde auquel de nombreux

auteurs, de diverses allégeances idéologiques, réfléchissent à l’époque. Activés par la tension

entre l’idéal de la gloire et le développement de la culture de la célébrité, les enjeux normatifs

de la reconnaissance se manifestent dans une grande quantité de textes, parmi lesquels il a

fallu opérer des choix. Les corpus sélectionnés ici, issus de recherches extensives dans les

collections d’imprimés de la Bibliothèque nationale de France, l’ont été pour la manière dont

ils font de ces enjeux une préoccupation centrale, soit qu’ils proposent une théorie de la

reconnaissance, qu’ils exposent et critiquent les phénomènes qui y sont reliés, ou qu’ils

entendent produire la distinction de certains individus. J’ai porté attention non seulement au

système d’idées et de représentations qui gravitent autour de la gloire, de la célébrité et du

mérite individuel, mais aussi, quand cela s’imposait, à la manière dont les textes eux-mêmes

constituent des actes de distinction, interprétés par les contemporains à travers la grille de

lecture de la reconnaissance publique. L’exploration de ce problème fait ainsi apparaître les

luttes symboliques et les clivages culturels et politiques de la France des Lumières.

La thèse se divise en 5 chapitres, chacun organisé autour d’un genre littéraire, d’un

type de discours ou même d’un texte principal qui permet d’aborder une dimension du

problème. Le chapitre 1 vise à cerner une théorie de base des mécanismes normatifs de la

reconnaissance publique. Cette théorie correspond, pour l’essentiel, à l’idéologie de la gloire,

qui se transforme au tournant du XVIII

e

siècle pour embrasser de nouvelles compréhensions

de l’individu, de la société et de l’ontologie des valeurs. En étudiant en détail le Traité de la

gloire (1715) de Louis-Silvestre de Sacy, j’expose comment la gloire constitue une économie

affective qui doit permettre de gérer les passions intérieures de chaque individu et d’orienter

les liens affectifs entre les individus de manière à ce que le vrai mérite soit justement et

utilement mis de l’avant dans la société. La gloire s’impose par ailleurs au sommet d’une

échelle de biens symboliques qui comprend également la réputation, la renommée et la

célébrité. Après avoir exploré les définitions proposées par les dictionnaires, je montre

comment Charles Pinot Duclos a cherché à affiner cette typologie dans ses Considérations sur

les mœurs de ce siècle (1751), en combinant la théorie de la gloire avec ses propres

observations sur les mécanismes socioaffectifs à l’œuvre dans son milieu, celui de la société

de l’élite parisienne. La célébrité y apparaît alors comme une manifestation ambivalente : le

désir de célébrité peut mener à la gloire, mais est aussi susceptible de dériver en passion

corruptrice, en particulier dans un contexte social où il est possible de se distinguer sans réel

mérite.

Les chapitres 2 et 3 forment un diptyque dans lequel j’examine les difficultés soulevées

par la reconnaissance du mérite littéraire et artistique. Le domaine du goût, comme on

l’appelle à l’époque, pose en effet avec acuité les enjeux de la reconnaissance. D’une part, les

auteurs, en publiant, ont l’opportunité de devenir célèbres, un adjectif qui leur est souvent

réservé. Cette forme de succès n’assure toutefois pas leur légitimité en regard des normes de

distinction en vigueur dans la République des Lettres. D’autre part, les valeurs esthétiques sont

particulièrement sujettes à des divergences d’opinions, qui viennent compliquer l’économie de

la gloire. Comment l’opération de jugement personnel de la critique esthétique s’inscrit-elle au

sein des processus collectifs de reconnaissance ? Pour répondre à cette question, je propose

une incursion dans les palmarès allégoriques qui fleurissent à partir de la Querelle des Anciens

et des Modernes. En procédant au classement des auteurs célèbres dans l’au-delà mémoriel du

Parnasse ou du Temple de la gloire, les allégoristes s’approprient un pouvoir de consécration

et entendent définir les critères du bon goût ainsi que les normes de distinction qui devraient

constituer le champ littéraire. Dans le chapitre 2, j’analyserai le Parnasse réformé (1668) et la

Guerre des auteurs anciens et modernes (1671) de Gabriel Guéret, où l’on voit émerger une

représentation centrale et récurrente de la célébrité comme une force hétéronome qui menace

de faire entrer une foule d’auteurs médiocres dans l’espace de consécration. Nous verrons

comment le contexte de transition épistémique de la Querelle dynamise les réflexions sur les

processus affectifs de la reconnaissance, qui tendent à s’opposer à l’exercice rationnel de la

critique. Cette mise en contexte nous permettra de mieux comprendre le scandale soulevé par

l’un des premiers ouvrages de critique littéraire, le Temple du goût (1733) de Voltaire, qui fera

l’objet du chapitre 3. Cet épisode permet d’observer, entre autres, comment la célébrité est

associée aux préférences esthétiques de la culture parisienne du bel-esprit, et de comprendre

pourquoi le critique est souvent accusé de la rechercher.

Dans la période qui précède 1750, les discours moraux et esthétiques sur la

reconnaissance publique restent centrés sur la régulation de l’éthique individuelle. Après 1750,

alors que la célébrité devient graduellement comprise comme un phénomène spécifique, on

voit s’affirmer une interprétation systémique de ses mécanismes au sein d’une critique des

mœurs de la société. Le chapitre 4 s’intéresse ainsi aux représentations de la célébrité comme

un symptôme et un facteur de décadence des mœurs modernes et une dégénérescence de la

gloire passée. Dans un parcours de quatre textes, soit le Discours sur les sciences et les arts

(1750) de Jean-Jacques Rousseau, L’aveu sincère, ou lettre à une mère sur les dangers que

court la Jeunesse en se livrant à un goût trop vif pour la Littérature (1768) de

Simon-Nicolas-Henri Linguet, le Livre à la mode (1759) de Louis-Antoine Caraccioli et l’Éloge

philosophique de l’impertinence (1788) de Joseph de Maimieux, j’expose comment la

célébrité, éphémère et artificielle, est inscrite au sein d’une culture de l’élite jugée frivole,

individualiste et superficielle, source de corruption de l’ordre sociopolitique.

Dans le chapitre 5, j’aborde les dynamiques normatives à l’œuvre dans les discours

biographiques et la publicité entourant les individus célèbres, morts et vivants. En vertu de

quels critères, de quelle autorité, peut-on déterminer les figures dignes de l’attention

publique ? Quels savoirs sont jugés appropriés et intéressants, ou, au contraire, transgressifs et

scandaleux ? Je montrerai comment ces questions se sont posées à travers deux genres

différents. Les ana, ces recueils d’anecdotes, de bon mots et d’extraits attribués à un auteur

célèbre, mettent en lumière les positions ambivalentes face au dévoilement de la vie privée et

au genre de rapport que l’on doit établir entre la personne célèbre et les publics. Finalement,

les dictionnaires satiriques sur le modèle du Petit Almanach de nos Grands Hommes (1788)

d’Antoine Rivarol soulignent la tension entre la logique normative du culte des grands

hommes et la croissance des vecteurs de publicité à la fin de l’Ancien Régime, qui favorise la

perte de contrôle des réputations.