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L’admiration : le sentiment moral au fondement de l’objectivité

Chapitre 1. Les normes de la reconnaissance publique au XVIII e siècle : une économie des

1.2. La théorie de la gloire : une économie socioaffective

1.2.1. L’admiration : le sentiment moral au fondement de l’objectivité

Pour l’essentiel, le philosophe reprend la conception classique, cicéronienne, de la

gloire. Monnaie symbolique, capital d’honneur ou d’« estime publique », elle est « la

récompense, & en même tems l’attrait de la vertu

40

» :

37 L’ouvrage connaît quelques rééditions qui témoignent de sa pertinence continue. Il est d’abord publié à Paris chez Pierre Huet, qui le réimprime en 1716. En 1715 paraît également à La Haye, chez Henri du Sauzet, une édition augmentée de la traduction en français de la Dissertatio de gloria (1680) de Jacques du Rondel, qui sera quant à elle rééditée en 1745. On offre également une réédition des traités de Sacy sur l’amitié et sur la gloire chez Landriot, à Clermont, en 1810.

38 « [C]ette Préface est faite […] pour un grand nombre de personne pieuses, qui persuadées que l’un des principaux fondemens de la Religion Chrêtienne, & son caractére le plus essentiel est l’humilité, s’imagineroient que je veux la détruire, & élever sur ses ruines l’orgueil sous un autre nom. […] Loin que les Livres saints fournissent le moindre prétexte à une telle erreur, on ne peut les lire avec quelque attention, sans que la Gloire y soit proposée par-tout comme un objet très estimable, & très digne de nos vœux. » Louis-Silvestre de Sacy,

Traité de la gloire, La Haye, Henri de Sauzet, 1715, préface non paginée.

39Ibid., préface non paginée.

On entend donc par la gloire l'honneur qui se forme de la constante admiration, que tous les hommes même les plus vicieux témoignent pour les vertus éminentes, & pour les talens extraordinaires & utiles à la société, & l'hommage sincère & plein d'affection qu'ils sont forcez de leur rendre41.

La valeur de la gloire repose sur la corrélation de la reconnaissance et du mérite objectif.

C’était un lieu commun d’affirmer, comme Sénèque, que la gloire est l’ombre de la vertu.

Madeleine de Scudéry la compare quant à elle au miroir qui renvoie l’image d’un objet réel

42

.

Sacy ne se contente toutefois pas de métaphores. Celles-ci établissent certes une relation

nécessaire, mais suggèrent aussi un rapport imparfait. L’ombre agrandit et devance parfois ce

qu’elle ne devrait que suivre ; les miroirs, de qualités diverses, reflètent avec plus ou moins

d’exactitude ce qui leur est présenté. Sacy cherche à épurer la gloire de ses incertitudes et du

spectre embêtant de la fausse gloire. La gloire, finit-il par affirmer, est « la vertu même, ou du

moins l’éclat qui lui est propre & essentiel, si-tôt qu’elle est en état de briller à nos yeux

43

».

Cette identité de la reconnaissance et de la « vertu connue

44

» n’est pas qu’une manipulation

logique et formelle. Sacy lui donne une explication anthropologique, fondée sur une

représentation de « l’homme tel qu’il est

45

», et plus particulièrement sur une théorie des

sentiments moraux. La gloire tire sa légitimité du caractère involontaire de l’admiration, ce

« sentiment que la nature a profondément enraciné dans le cœur des hommes

46

», et ce

« malgré l’aveuglement de leur esprit, & la corruption de leur cœur

47

». La nature, tel un

mécanisme à ressorts, émeut l’homme de manière à lui faire (re)connaître infailliblement le

bien.

41Ibid., p. 3.

42 M. de Scudéry, « De la Louange & de la Gloire », p. 4-5.

43 L.-S. de Sacy, Traité de la gloire, p. 8-9.

44Ibid., p. 9.

45Ibid., p. 22.

46Ibid., p. 24.

Le postulat de l’admiration dont use Sacy puise en partie sa source dans la conception

des passions à l’âge classique. Au XVII

e

siècle, le spectre des passions recouvre l’ensemble de

la vie affective. Généralement pensée comme une « perturbation que l’on subit et qui vient

troubler le repos de l’âme

48

», la passion affecte également l’équilibre du corps, sujet aux

réactions somatiques. Au sein de ce schème pathologisant centré sur le contrôle des

dérèglements passionnels et l’évitement de ses pièges moraux, l’admiration trouve place en

tant que surprise provoquée par la première impression reçue des objets nouveaux, rares et

extraordinaires. « Fille de l’ignorance

49

», elle ravit les facultés et subjugue la parole. On se

méfie alors de l’éblouissement, de la stupéfaction, voire même de l’effroi qui suspend l’esprit

critique. La surprise admirative, opposée à l’exercice de la raison, précède tout jugement de

valeur. Cette opposition entre la passion et la cognition s’adoucit cependant dans la seconde

moitié du XVII

e

siècle. Chez Descartes, l’admiration constitue la toute première des passions,

celle qui brise l’indifférence de l’âme face au monde de manière à fixer l’attention, à

aiguillonner la curiosité. Elle peut certes tomber dans les excès de l’étonnement, « qui ne peut

jamais estre que mauvais

50

». Or, relayée par l’entendement, elle s’avère une tendance innée

plutôt utile en ce qu’elle dispose à l’acquisition des sciences : « elle fait que nous apprenons &

retenons en nostre memoire les choses que nous avons auparavant ignorées

51

». L’admiration

se veut ainsi une passion éphémère mais féconde, l’étincelle transitoire entre l’ignorance et la

connaissance

52

. On voit comment la qualité précognitive de l’admiration, sa spontanéité,

48 Lucie Desjardins et Daniel Dumouchel (dirs.), Penser les passions à l’âge classique, Paris, Hermann, 2012, p. 5.

49 L’expression, notamment associée à Antoine Gombaud, chevalier de Méré, qui l’inclut dans ses Maximes, sentences et réflexions morales et politiques (1687), était un lieu commun hérité de l’Antiquité.

50 René Descartes, Les passions de l’âme, Paris, Henry le Gras, 1649, p. 100.

51 Ibid., p. 101.

52 Thibault Barrier, « L’admiration, première et dernière des passions », Circé. Histoires, Cultures & Sociétés, no. 5 (été 2014), disponible en ligne :

<http://www.revue-circe.uvsq.fr/ladmiration-premiere-et-derniere-des-porteuse d’un éveil, peut venir étayer une théorie de la gloire. Jacques Du Rondel, dans

l’opuscule De Gloria qu’il publie pour la première fois en 1680, et qui apparaît traduit en

français à la suite du Traité de la gloire dans l’édition de La Haye (1715), s’appuie de manière

explicite sur la doxa classique de la passion :

[L]a gloire n’est autre chose que l’admiration qu’on a pour les grands hommes. Je dis l’admiration, & non pas l’étonnement ; car l’effet de l’étonnement seroit d’abattre & de rendre languissantes toutes les facultés, qui sont frappées & comme accablées par les choses extraordinaires. Mais l’admiration occupe notre imagination par l’idée d’une chose merveilleuse & non attenduë ; & attaquant ensuite l’esprit, avec le secours de ce qui est rare & extraordinaire, elle occupe toutes ses facultés, pénétre jusques dans ses replis ; & remplissant toute notre intelligence de sa grandeur, elle nous force enfin à parler malgré nous. C’est pourquoi […] la gloire n’est pas un son qui retentit seulement aux oreilles, de la certitude de laquelle personne n’ose répondre […] Nous ne sommes pas maîtres d’admirer, ou de ne pas admirer. L’excellent, aussi-bien que le beau, emporte notre estime, & se rend maître de notre esprit ; il entre en nous malgré nous, & il y domine à son gré. […] Ce n’est là ni une louange, ni un respect ; c’est une fureur, c’est un emportement ; mais c’est une belle fureur, c’est un emportement généreux53.

Du Rondel innove en insistant sur le rôle primordial de l’admiration, conférant à la gloire un

nouveau dynamisme. Il exprime l’inflexion que prend déjà à la fin du XVII

e

siècle la pensée

sur la gloire vers la théorisation d’un processus socioaffectif.

Sacy récupère de toute évidence cet argument pour donner un point d’origine à la

validité de la gloire. Toutefois, l’admiration dont il parle n’est plus exactement une passion au

sens que lui donnait encore Du Rondel, furieuse et absorbante. Elle entre dans une nouvelle

catégorie, celle du sentiment constant et durable. Entre la période classique et les Lumières se

produit en effet une transformation de la manière dont on conçoit les émotions. Cette

transition épistémique procède d’une revalorisation générale de l’affectivité, qui n’est plus à

contrôler et à intellectualiser, mais à explorer et à ressentir. D’un côté, les passions sont vues

sous un angle plus positif. Auparavant responsables des bouleversements douloureux et

irrationnels d’une normalité passive, elles constituent dorénavant une dimension intégrale de

passions/> ; Sophie Hache, « Le saisissement de l’âme : sublime et admiration à l’âge classique », dans Delphine Denis et Francis Marcoin (dirs.), L’admiration, Arras, Artois Presses Université, 2003, p. 121-133 ; Christine Noille-Clauzade, « L’admiration classique, une passion critique », dans ibid., p. 145-164.

la subjectivité, conçue sous le prisme du mouvement, de l’activité, de la variation. Le désir –

tel le désir de gloire – devient l’expression d’un élan vital qui sert de moteur à l’action. D’un

autre côté, le sens des passions tend à se réduire aux seules émotions vives, desquelles on

distingue les sentiments

54

. Mouvements de l’âme qui relèvent d’une intériorité complexifiée, le

sentiment se définit également comme une perception des objets par les sens. En tant que

faculté de sentir les réalités extérieures, on lui attribue une fonction qui complémente ou

irrigue la raison. Il est une forme spécifique d’intelligence qui permet d’accéder non seulement

à la connaissance de soi, mais aussi à la connaissance de vérités d’ordre moral et esthétique

dont la raison ou les sens seuls ne peuvent rendre compte

55

. Alors que la passion tend à

entraver le jugement, le sentiment en constitue une modalité. Cas paradigmatique du sentiment

s’il en est un, l’admiration accomplit cette saisie simultanément affective et cognitive du

monde.

Amorcée avec Descartes, qui faisait de l’admiration une passion intellectuelle, la

transformation de l’admiration en faculté d’entendement des objets de la morale et du beau se

produit notamment dans le domaine des belles-lettres, où l’on tente de qualifier les dispositifs

54 R. Mauzi, « Le mouvement et la vie de l’âme », L’idée du bonheur…, p. 432-513 ; Philip Stewart, L’invention du sentiment : roman et économie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010 ; W. M. Reddy, « The flowering of sentimentalism », The Navigation of Feeling…, p. 141-172.

55 Cette hypothèse de la connaissance morale par le sentiment, ou du moral sense, émerge notamment chez les philosophes des Lumières écossaises, tels Shaftesbury et Hutcheson, en réaction à l’idée d’une morale qui serait guidée uniquement par l’intérêt personnel. Elle répond également à une volonté de séculariser les fondements de la morale en les ancrant plutôt dans la nature. Tout en étant généralement lié à l’empirisme, le sentiment moral est loin d’être monolithique, suscitant des débats quant à son rapport à la raison et aux sens, son rapport à l’action, et son caractère inné, connaturel ou acquis. Il faudrait encore distinguer sentiment moral et sentiment esthétique, quoique les deux soient souvent reliés. Comme l’affirme Laeticia Simonetta, les objets de la morale et de l’esthétique ont la particularité de n’être ni entièrement abstraits, ni entièrement réductibles à leur perception sensible. On a recours au sentiment afin de résoudre tant bien que mal le problème que pose la connaissance et l’évaluation de ces objets. Laeticia Simonetta, La connaissance par sentiment au XVIIIe siècle, Thèse de Ph.D., École Normale Supérieure de Lyon, 2015 ; Laurent Jaffro (dir.), Le sens moral. Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, Paris, Presses universitaires de France, 2000 ; Béatrice Guion (dir.), Le sentiment moral, Paris, Honoré Champion, 2015 ; Sylviane Malinowski-Charles (dir.), Figures du sentiment : morale, politique et esthétique à l’époque moderne, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2003.

de la réception des œuvres. Sophie Hache montre bien que les discussions littéraires sur le

sublime

56

, qui se développent à la suite de la traduction et de la publication par Nicolas

Boileau du Traité du sublime du Pseudo-Longin en 1674, contribuent à dédoubler le sens de

l’admiration. Contre l’admiration étonnée, moment de vulnérabilité face aux effets outranciers

du sublime et aux manipulations rhétoriques, on mobilise la notion d’une admiration profonde

et durable pour les chefs-d’œuvre et leurs auteurs. Par exemple, l’auteur d’un second Traité du

sublime, Silvain, propose à la fin du siècle une redéfinition du sublime qui fait de l’admiration

non pas la réaction subjuguée aux objets rares et merveilleux, mais une perception de la

grandeur morale (renvoyant l’œuvre à l’ethos de l’auteur ou de l’orateur). Cette perception

repose sur un principe de correspondance entre les objets extérieurs et leur préhension

intérieure : « on doit croire que les mouvements qu’on aperçoit dans un homme à la vûë de

quelque objet, sont conformes & proportionnels à ceux que l’objet doit produire

naturellement ». Silvain en conclut que l’admiration est « un jugement de l’ame sur la

grandeur & l’excellence des choses, lequel est accompagné de l’impression naturelle que cette

grandeur doit faire sur l’esprit

57

». Ainsi, l’admiration perd rapidement la neutralité

axiologique que lui attribuait encore Descartes. La rupture entre l’admiration et la surprise, au

profit de la définition moderne de grande estime, sera entérinée dans l’Encyclopédie :

[L’admiration] est ce sentiment qu'excite en nous la présence d'un objet, quel qu'il soit, intellectuel ou physique, auquel nous attachons quelque perfection. Si l'objet est vraiment beau, l'admiration dure ; si la beauté n'étoit qu'apparente, l'admiration s'évanoüit par la réflexion ; si l'objet est tel, que plus nous l'examinons, plus nous y découvrons de perfections, l'admiration augmente. […] Il ne faut pas confondre

la surprise avec l'admiration. Une chose laide ou belle, pourvu qu'elle ne soit pas ordinaire dans son genre, nous cause de la surprise ; mais il n'est donné qu'aux belles de produire en nous la surprise & l'admiration : ces deux sentimens peuvent aller ensemble & séparément58.

56 Sur le sublime et l’idéologie de la gloire, voir aussi le chapitre 2, p. 117-118.

57 Silvain, Traité du sublime, Paris, Pierre Prault, 1732, cité dans S. Hache, « Le saisissement de l’âme… », p. 126, 131.

Forme embryonnaire de jugement de valeur, l’admiration peut être infirmée ou alimentée par

la réflexion. Mais ce premier mouvement de l’âme contient déjà une vérité « instruit[e] par la

nature même

59

» des réalités appréhendées. Sacy peut en ce sens affirmer que la gloire est le

moyen dont la vertu se sert pour toucher les hommes, elle qui ne peut se faire connaître que

par le sentiment

60

. Madame de Lambert, liée d’amitié avec Sacy, affirmera quant à elle que le

sentiment « fournit de nouveaux esprits […] Nous allons aussi sûrement à la vérité par la force

et la chaleur des sentiments que par l’étendue et la justesse des raisonnements

61

». Le recours à

une théorie du sentiment moral, qui en fait une capacité naturelle de discernement, constitue

une manière de fonder la gloire en objectivité.

En faisant de la gloire le produit de l’admiration, Sacy lui associe les objets moraux et

esthétiques de la connaissance par le sentiment, c’est-à-dire la « vertu » et le « talent ». Ces

deux catégories recouvrent l’essentiel des qualités intérieures qui font le mérite personnel, par

opposition aux biens extérieurs, telles la richesse, les dignités et la puissance, « attirail » de

l’orgueil aristocratique

62

. La toute première préoccupation de Sacy consiste en effet à proposer

une définition de la gloire qui la sépare nettement d’une conception étroitement nobiliaire de

l’honneur. L’appel au sentiment moral permet ainsi d’éviter une confusion entre la gloire,

59 L.-S. de Sacy, Traité de la gloire, p. 26.

60Ibid., p. 23.

61 Cité dans R. Mauzi, L’idée du bonheur…, p. 436.

62 Dans son discours sur la gloire (1671), Madeleine de Scudéry distinguait déjà la vertu, un « bien qui est en nous », de la beauté, de la richesse, de la naissance, de la puissance. Ces éléments concourraient toutefois à une conception aristocratique du mérite. Margot Kruse, « Éthique et critique de la gloire… », p. 41-42. Une distinction plus radicale entre qualités intérieures et biens extérieurs sera à la base de la fameuse différence que fait l’abbé Saint-Pierre entre l’homme illustre, immortalisé par ses dignités ou son pouvoir, et le grand homme, ce dernier seul digne de la gloire : « Il ne faut pas confondre, comme le vulgaire, l’Homme puissant avec le grand Homme. La puissance vient souvent ou par la naissance, ou par différentes conjonctures de la fortune, ou plutôt par différens arrangemens extérieurs de la Providence ; mais on ne devient grand Homme que par les seules qualités intérieures de l’esprit & du cœur, & par les grands bienfaits que l’on procure à la société ». Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, « Discours sur les différences du grand homme et de l’homme illustre », dans Seran de la Tour, Histoire d’Épaminondas, Paris, Didot, 1752 [1739], p. xxi.

reconnaissance d’un mérite intrinsèque, qui « ne tient qu’à la seule personne

63

», et d’autres

manifestations de l’honneur ou de la supériorité qui, commandant les « égards », la

« déférence », le « respect » ou les « hommages extérieurs », peuvent s’en donner les

apparences aux yeux du « vulgaire »

64

:

On se moque en secret de ceux qui nous obligent à les honorer en public, & le mépris qu’on en fait dédommage de tous les honneurs qu’ils surprennent par leurs artifices, ou qu’ils extorquent par la crainte. Les plus ambitieux, les plus superbes, les plus puissans, & les plus intriguans, éprouvent tous les jours, que sous le masque du respect les esclaves, les mercenaires, & les flateurs qui les environnent, cachent la derision, & plus souvent encore l’execration. Que chacun interroge serieusement son cœur, […] il fera de lui-même l’application de cette vérité […] ; qu’ensuite il repasse dans son esprit l’un de ces grands Personnages, que la voix publique distingue pour l’éminence de leur vertus, ou de leurs talens, et il reconnaîtra, qu’aux témoignages honorables que chacun s’empresse de leur rendre dès que l’on parle d’eux, il ne manque jamais de joindre un sentiment de veneration & d’amour qu’il ne peut leur refuser, lors même que personnellement il ne les connoît pas65.

Face aux honneurs « extorqués » ou « surpris » (l’usage du verbe « surprendre » prenant tout

son sens ici en revers de l’admiration), Sacy invoque tout simplement une vérité du cœur. La

gloire relève de la sincérité du sentiment rencontrant l’authenticité du grand homme. Elle a

pour condition essentielle la vérité et la liberté. Alors que la puissance arbitraire contraint les

individus à dissimuler leurs affects, ou que l’ambition pousse à contrefaire le mérite, la gloire

suppose un ordre où les relations libres entre les individus produisent des distinctions qui ne

font que reconnaître les inégalités naturelles. En plaçant la gloire à côté de la puissance, Sacy

(comme beaucoup d’autres auteurs après lui) la pense comme une forme de pouvoir dont la

légitimité repose sur une libre approbation, un contrat social scellé par les affects

66

.

Les accents sentimentalistes qui colorent cette justification de la gloire seront encore

plus évidents dans le discours Sur la Considération et la Réputation que donnera Montesquieu

à l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Bordeaux le 25 août 1725, discours qui

63 L.-S. de Sacy, Traité de la gloire,p. 189.

64Ibid.,p. 2.

65Ibid., p. 6-7.

66 Sur la pensée contractualiste et la gloire comme libre-marché symbolique, voir R. Morrissey, Napoléon et l’héritage de la gloire, p. 71-105.

doit plusieurs de ses observations au Traité de la gloire

67

. Montesquieu y présente son sujet,

les différentes formes de la reconnaissance, en donnant la préférence au mérite personnel sur

d’autres capitaux matériels et symboliques :

La considération contribue bien plus à notre bonheur que la naissance, les richesses, les emplois, les honneurs ; je ne sache pas dans le monde de rôle plus triste que celui d’un grand seigneur sans mérite, qui n’est jamais traité qu’avec des expressions frappées de respect, au lieu de ses traits naïfs et délicats qui