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Civilisation et décadence selon Rousseau : le talent en spectacle

Chapitre 4. Célébrité et modernité : le topos de la décadence des mœurs

4.1. Corruption des mœurs et célébrité : les rouages de la décadence

4.1.1. Civilisation et décadence selon Rousseau : le talent en spectacle

Au beau milieu du siècle, Jean-Jacques Rousseau donne un nouveau souffle au topos

de la décadence lorsqu’il répond à la question proposée au concours de l’Académie de Dijon,

libellée « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Cet

énoncé contenait l’idée implicite que la renaissance artistique et scientifique moderne avait

contribué à faire fleurir en France la société la plus polie, la plus civilisée d’Europe

18

. Dans un

discours polémique qui lui vaut le premier prix et qui rend son auteur célèbre, Rousseau

renverse la relation. Pour lui, le développement des sciences et des arts s’inscrit dans le cercle

vicieux de la corruption morale. La source du problème ne réside pas dans l’activité

intellectuelle en elle-même, mais dans les passions humaines qui l’alimentent et dans les

phénomènes sociaux qui entourent sa valorisation

19

: le luxe et l’oisiveté, l’effet de mode et le

désir de se distinguer déplacent l’économie de la gloire. Non seulement la « civilisation

20

» des

mœurs renverse-t-elle l’ordre absolu des priorités, plaçant le talent au-dessus de la vertu, mais

elle uniformise les comportements individuels sous le masque de la politesse. Comment est-il

possible, dans ce cas, de réellement connaître les autres et de se faire connaître par eux ? Si

18 Rousseau fait allusion à cette idée (pour mieux la réfuter) au début du Discours sur les sciences et les arts, où il explique le rapport entre les arts et la sociabilité : « le principal avantage du commerce des muses [est] celui de rendre les hommes plus sociables en leur inspirant le désir de se plaire les uns les autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle ». Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur les sciences et les arts » [édition critique par Raymond Trousson], Œuvres complètes (dir. Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger), tome IV, vol. I, Paris, Champion, 2012, p. 400.

19 Sur le problème de la causalité dans le processus de civilisation et de corruption, voir Sally Howard Campbell et John T. Scott, « Rousseau’s Politic Argument in the Discourse on the Sciences and Arts », American Journal of Political Science, vol. 49, no. 4 (oct. 2005), p. 118-128.

20 Le néologisme « civilisation » apparaît en 1756 sous la plume de Mirabeau dans L’Ami des hommes, et fait rapidement fortune. Se développant en parallèle avec la notion moderne de progrès, il désigne un processus cumulatif recouvrant un faisceau d’éléments : « adoucissement des mœurs, éducation des esprits, développement de la politesse, culture des arts et des sciences, essor du commerce et de l’industrie, acquisition des commodités matérielles et du luxe », précisément ce dont parle Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts. Jean Starobinski, « Le mot ‘civilisation’ », Le remède dans le mal : Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989, p. 13-15.

Rousseau n’invente pas la critique du luxe, de la délicatesse efféminée et de l’artifice

mondain, il tente d’intégrer ces éléments au sein d’une compréhension systémique de la

société et de son développement historique qui fait ressortir les dynamiques de la

reconnaissance publique en jeu. Il expose au final un changement de paradigme, de l’ancienne

gloire républicaine, axée sur l’action civique, à la célébrité intellectuelle moderne, axée sur

l’expression et la mise en représentation de soi.

La décadence telle que l’entend Rousseau renvoie à la corruption d’une société

originelle, qu’il décrit sous les traits d’une Sparte ou d’une république romaine mythique.

Cette société agraire et guerrière se fonde sur l’exercice de la force physique, sur la virtù

masculine et sur le sentiment patriotique. Vivant dans la simplicité matérielle et l’heureuse

ignorance, tous les hommes, égaux dans leur aptitude morale, se sentent concernés par le bien

commun et peuvent y contribuer. La gloire s’attache aux qualités morales et héroïques,

n’excluant pas l’esprit de conquête. Par ce modèle primitif (qui précède la civilisation ou qui

la combat), Rousseau illustre la nature éthique et politique qui doit, selon lui, être celle du lien

social. Tout se subordonne à la vertu, à l’engagement patriotique, autrement dit, à l’identité

citoyenne. Cette vision sert de contrepoint à la société civilisée dans laquelle Rousseau vit, qui

se voit attribuer les caractéristiques inverses. La frugalité a laissé place aux excès du luxe, que

plusieurs de ses contemporains défendent à tort comme une source d’ordre et de grandeur des

États. Au contraire, la poursuite des richesses et du luxe comme objectif personnel et politique

vide l’espace public de sa substance morale et réduit le citoyen en consommateur : « Les

anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de

commerce et d’argent. […] Selon eux, un homme ne vaut à l’État que ce qu’il consomme

21

».

Dans le même ordre d’idées, le développement des sciences et des arts, qui accompagne à

coup sûr l’instauration du luxe et de l’oisiveté, affecte l’esprit public et le patriotisme :

Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que pensez-vous que représentent ces chefs-d’œuvre de l’art exposés à l’admiration publique ? Les défenseurs de la patrie ? ou ces hommes plus grands encore qui l’ont enrichie par leurs vertus ? Non. Ce sont des images de tous les égarements du cœur […]. Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres ; nous n'avons plus de citoyens22.

L’accent mis sur les travaux de l’esprit ramollit les corps, « effémine les courages » et conduit

à négliger l’éducation civique et morale de la jeunesse. Les lumières tant vantées par son

siècle scellent, pour Rousseau, la dégradation du corps politique et des liens moraux qui

unissent les individus.

De fait, l’une des conséquences de la civilisation des mœurs est de transformer, à leur

base même, la qualité des rapports sociaux. Les usages que la politesse, que l’urbanité

imposent sur le commerce du monde, loin d’adoucir la société, étouffent l’originalité des

individus et détruisent l’authenticité de leurs interactions :

Avant que l’art eût façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles ; et la différence des procédés annonçait au premier coup d’œil celle des caractères. […] Aujourd’hui que des recherches plus subtiles & un goût plus fin ont réduit l’art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est […]. On se saura donc jamais

21 J.-J. Rousseau, « Discours sur les sciences et les arts », p. 418-419. Le Discours constitue un jalon important de la querelle du luxe qui traverse le siècle. Certains auteurs, notamment Bernard Mandeville dans la Fable des abeilles (1723), Jean-François Melon dans l’Essai politique sur le commerce (1734) et Voltaire dans Le Mondain

(1736), avaient fait l’apologie du commerce et des dépenses de luxe. Rousseau récuse entièrement toute conception de la société régulée par l’intérêt personnel et consolidée par des rapports économiques, qu’il considère comme un relâchement des liens formés par l’estime et la bienveillance mutuelle. Sur la querelle, voir entre autres : John Shovlin, « The Cultural Politics of Luxury… » ; Ellen Ross, « Mandeville, Melon, Voltaire: The Origins of the Luxury Controversy in France », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 155 (1976), p. 1897-1912 ; H. C. Johnson, « Spartan Simplicity Versus Decadent Luxury », Annual Meeting of the Western Society of French History, vol. 19 (1992), p. 149-157 ; M. R. de Labriolle-Rutherford, « L’évolution de la notion de luxe depuis Mandeville jusqu’à la Révolution », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 26 (1963), p. 1025-1036 ; Renato Galliani, Rousseau, le luxe et l’idéologie nobiliaire, Oxford, The Voltaire Foundation, 1989.

bien à qui l’on a affaire. […] Quel cortège de vice n’accompagnera point cette incertitude ? Plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée23.

Rousseau expose sans complaisance l’hypocrisie de la société éduquée et policée, où les

opinions réelles, les petites ambitions et les animosités fermentent sous des dehors agréables,

où la violence symbolique blesse d’autant plus brutalement qu’elle s’exerce subrepticement

par une adroite calomnie. Tout le système de valeurs se trouve dérégulé par le jeu des

réputations artificielles. Quand « la contenance extérieure » ne reflète plus « les dispositions

du cœur

24

», quand le nom et la chose se disloquent, il devient impossible de distinguer le vrai

mérite, et les normes sociales, commandant les formes de la conduite plutôt que l’intention

morale qui la sous-tend, dérivent peu à peu. Bientôt, le renversement sera complet : des

« vices déshonorés […] seront décorés du nom de vertus ; il faudra ou les avoir, ou les

affecter

25

». La condition moderne, décadente, oblitère la vérité de l’être et dissout les

exigences morales dans l’impératif du bien paraître en société.

Ainsi, la culture des sciences et des arts corrompt la morale en favorisant une société

des apparences qui perturbe les mécanismes normatifs de la reconnaissance. Rousseau en

mesure d’abord les effets dans le cadre de la sociabilité mondaine, où il devient plus important

de se conformer aux modes, d’acquérir une réputation d’« homme agréable

26

», que de faire

valoir un véritable mérite personnel. Cette culture transforme également les critères de la

23Ibid., p. 401-402.

24Ibid., p. 401.

25Ibid., p. 403.

26 Rousseau emploie cette expression dans la préface de sa pièce Narcisse (1753), où il revient sur les propos du

Discours : « Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts anéantit l’amour de nos premiers devoirs et de la véritable gloire. Quand une fois les talents ont envahi les honneurs dus à la vertu, chacun veut être un homme agréable et nul ne se soucie d’être homme de bien ». J.-J. Rousseau, « Narcisse ou L’Amant de lui-même » [édition critique par Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval], Œuvres complètes (dir. Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger), tome XVI, Paris, Champion, 2012, p. 242.

distinction à une autre échelle, en produisant des personnalités célèbres pour leurs talents

plutôt que pour leurs vertus :

D'où naissent tous ces abus, si ce n'est de l'inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l'avilissement des vertus ? Voilà l'effet le plus évident de toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d'un homme s'il a de la probité, mais s'il a des talents ; ni d'un livre s'il est utile, mais s'il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions27.

Le talent, rappelons-nous, était généralement considéré comme digne de gloire. Pour Louis de

Sacy, il constituait, avec la vertu, l’une des deux catégories du vrai mérite et de l’utilité.

Marmontel jugeait le talent secondaire à la vertu, mais admirable lorsqu’il se présentait de pair

avec elle

28

. Rousseau opère quant à lui une distinction plus nette entre les « talents utiles », qui

contribuent directement au bien commun, et les « talents agréables », associés au domaine des

sciences et des arts. Le talent ainsi compris se rapporte aux formes de l’expression et au

bel-esprit, c’est-à-dire à des qualités superficielles, décoratives, brillantes. Sa mise en valeur au

détriment des qualités morales, essentielles, prolonge la même séparation entre les apparences,

que les paroles entretiennent, et une vérité identitaire, que les actions révèlent.

Rousseau semble de prime abord exclure la possibilité que les sciences et les arts, le

domaine du « bien dire

29

», participent d’une quelconque façon à l’utilité publique. S’il classe

la sphère culturelle dans l’ordre du superficiel et de l’agréable, c’est notamment parce qu’en

son sein même, les dynamiques de la distinction ont été asservies aux modes et aux goûts

d’une société frivole et efféminée :

Tout artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de ses récompenses. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s’il a le malheur d’être né chez un peuple et dans des temps où les savants, devenus à la mode, ont mis une jeunesse frivole en état de donner le ton ; où les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté [à l’ascendant des femmes] […] ? Ce qu’il fera,

27Ibid.,p. 425-426.

28 Voir le chapitre 1, p. 75-76.

messieurs ? Il rabaissera son génie au niveau de son siècle, et aimera mieux composer des ouvrages communs qu’on admire pendant sa vie, que des merveilles qu’on admirerait que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien avez-vous sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse, et combien l’esprit de la galanterie si fertile en petites choses vous en a coûté de grandes30.

La célébrité contemporaine du bel-esprit galant et délicat domine désormais le champ culturel,

qui domine à son tour l’espace public. La valorisation des sciences et des arts dans la société

entraîne une redéfinition du mérite tel qu’il est reconnu publiquement par les honneurs, les

prix, les applaudissements, les éloges, vers des accomplissements futiles, vers des qualités

intellectuelles et esthétiques, plutôt que morales. Les savants et les auteurs comme Voltaire,

nouvelles figures publiques par excellence, usurpent l’estime et la reconnaissance qui

devraient être accordées aux citoyens vertueux, interrompant le cycle de l’émulation morale :

« Le sage ne court point après la fortune ; mais il n'est pas insensible à la gloire ; et quand il la

voit si mal distribuée, sa vertu, qu'un peu d'émulation aurait animée et rendue avantageuse à la

société, tombe en langueur, et s'éteint dans la misère et dans l'oubli

31

». Le développement des

sciences et des arts substitue à la « véritable gloire » une culture de la célébrité axée sur le

talent, qui détourne l’attention et l’admiration collectives vers des modèles amoraux. Comme

le fait remarquer Michael McLendon, la critique de Rousseau a une teneur non seulement

morale, mais aussi politique. Contrairement à la vertu, que tous peuvent pratiquer et qui est, en

ce sens, égalitaire, le talent n’appartient qu’à quelques individus dotés à la naissance de

qualités intellectuelles. Vouloir en faire la base d’un ordre social méritocratique ne fait

qu’instaurer de nouvelles inégalités, une « aristocratie des talents », comme on l'appellera à la

Révolution, qui laisse la majorité des citoyens sans source de valorisation sociale

32

.

30Ibid., p. 420.

31Ibid., p. 426.

32 Michael Locke McLendon, « Rousseau, Amour-propre, and Intellectual Celebrity », The Journal of Politics, vol. 71, no. 2 (avril 2009), p. 506-519.

Transformant les valeurs mises de l’avant dans l’espace public, l’activité intellectuelle

et artistique promet une reconnaissance publique qui exerce par ailleurs un effet de mode

délétère

33

. Elle attire dans son giron de plus en plus d’individus qui veulent ressembler aux

hommes à talents, aux hommes célèbres, ce qui conduit ultimement à une popularisation des

sciences et des arts :

[Q]ue penserions-nous de cette foule d’auteurs élémentaires qui ont écarté du temple des muses les difficultés qui défendaient son abord, et que la nature y avait répandues comme une épreuve des forces de ceux qui seraient tentés de savoir ? Que penserions-nous de ces compilateurs d’ouvrages qui ont indiscrètement brisé la porte des sciences et introduit dans leur sanctuaire une populace indigne d’en approcher ; tandis qu’il serait à souhaiter que tous ceux qui ne pouvaient avancer loin dans la carrière des lettres, eussent été rebutés dès l’entrée, et se fussent jetés dans des arts utiles à la société. Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un géomètre subalterne, serait peut-être devenu un grand fabricateur d’étoffe34.

Rousseau reprend l’image du temple forcé par la multitude pour illustrer une démocratisation

du champ culturel, qui a pour double conséquence de diminuer les normes de qualité de la

production littéraire et savante, et, argument plus novateur, d’entraver le déploiement du plein

potentiel individuel dans des vocations plus seyantes et plus utiles. Le développement des arts

et des sciences dérobe ainsi les ressources collectives de temps, d’énergie productive et même

d’argent, distribués par l’État en pensions :

Nées dans l’oisiveté, [les sciences] la nourrissent à leur tour ; et la perte irréparable du temps, est le premier préjudice qu’elles causent à la société. En politique, comme en morale, c’est un grand mal que de ne point faire de bien ; et tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. […] Revenez donc sur l’importance de vos productions [vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connaissances] ; si les travaux des plus éclairés de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’écrivains obscurs et de lettrés oisifs, qui dévorent en pure perte la substance de l’État35.

Rousseau n’a rien contre le savoir en lui-même, ce qu’il précisera à plusieurs reprises en

réponse à ses détracteurs. Sa critique cible plutôt le fait que la pratique des sciences et des arts,

33 Rousseau identifiera clairement le désir d’acquérir une « grande réputation » comme la source première des conséquences négatives attribuables aux sciences et aux arts : « Le goût des lettres, qui naît du désir de se distinguer, produit nécessairement des maux infiniment plus dangereux que tout le bien qu’elles font n’est utile ; c’est de rendre à la fin ceux qui s’y livrent très peu scrupuleux sur les moyens de réussir ». J.-J. Rousseau, « Narcisse ou L’Amant de lui-même », p. 242.

34Ibid., p. 429-430.

stimulée par le désir de célébrité, prend une place démesurée dans la société et s’en trouve

elle-même dégradée.

À qui revient, dans ce cas, le droit légitime d’exercer les facultés de l’esprit ? Face à

une élite oisive qui impose une économie de la distinction basée sur le luxe, les modes frivoles

et les talents agréables, face aux égarements d’une « populace » dont il faut préserver la vertu

et l’innocence, Rousseau revient aux fondements de ce que doit être la République des Lettres,

c’est-à-dire une communauté définie par l’idéal de la gloire. Il réserve l’activité intellectuelle

aux rares génies qui, insensibles aux modes, voire isolés de la société, ont la pureté et

l’autonomie morale pour marcher en toute indépendance sur les chemins de la gloire :

S’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des sciences et des arts, ce n’est qu’à ceux qui se sentiront la force de marcher seuls sur [les traces des Verulam, des Descartes et des Newton], et de les devancer : c’est à ce petit nombre qu’il appartient d’élever des monuments à la gloire de l’esprit humain36.

Tout en limitant la pratique des arts et des sciences à quelques individus solitaires, Rousseau

n’oublie pas le critère d’utilité publique qui guide l’ensemble du Discours. Pour sentir tout

l’attrait de la véritable gloire, les gens de lettres doivent pouvoir aspirer aux plus hautes places

politiques et mettre leur sagesse directement au service du bon gouvernement :

L’âme se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, et ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le prince de l’éloquence [Cicéron] fut consul de Rome, et le plus grand, peut-être, des philosophes [Bacon], chancelier d’Angleterre. […] Que les rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de bien les conseiller. […] Que [les savants du premier ordre] obtiennent la seule récompense digne d’eux ; celle de contribuer par leur crédit au bonheur des peuples à