Chapitre 3. Le critique face à la célébrité : autour du Temple du goût de Voltaire
3.1. Du goût individuel à la gloire universelle : l’économie de la distinction
3.1.2. Le goût et la gloire, deux manifestations du sentiment
L’imagerie du temple a donc pour fonction essentielle d’objectiver le goût personnel de
Voltaire, de présenter son jugement en continuité avec l’opinion publique et la gloire. Cette
stratégie de légitimation de son autorité critique repose sur une compréhension spécifique de
ce qu’est le goût. L’article « Goût » de l’Encyclopédie, rédigé par Voltaire lui-même, le
décrira comme « le sentiment des beautés & des défauts dans tous les arts : c’est un
discernement prompt comme celui de la langue & du palais, & qui prévient comme lui la
réflexion
26». Le sentiment esthétique se distingue toutefois du goût sensuel en ce qu’il doit
être intellectualisé et, pour cela, entraîné : « le goût intellectuel demande plus de tems pour se
former […]. Ce n’est qu’avec l’habitude & des réflexions qu[’un jeune homme sensible]
parvient à sentir tout-d'un-coup avec plaisir ce qu'il ne déméloit pas auparavant ». Potentialité
innée et pré-rationnelle, le goût reste une compétence issue d’un processus d’acculturation.
Cette définition reflète en substance les débats sur le goût dans la première moitié du
XVIII
esiècle, marqués principalement par une tension entre les rationalistes ou géomètres
(Modernes), réservant la critique aux « connaisseurs » ou « gens de métier », et les partisans
du sentiment (Anciens), valorisant la compétence législatrice du public (mondain)
27. La
25 Dominique Poulot, « Pantheons in eighteenth-century France : temple, museum, pyramid », dans Richard Wrigley et Matthew Craske (éds.), Pantheons : Transformations of a Monumental Idea, Aldershot, Ashgate, 2004, p. 123-145 ; Annie Jourdan, Les monuments de la Révolution 1770-1804 : Une histoire de représentation, Paris, Honoré Champion, 1997.
26 Voltaire, « Goût », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [éd. Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert], University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project (Printemps 2013), Robert Morrissey (éd.), http://encyclopedie.uchicago.edu/.
27 Pour un survol des discussions sur le goût dans la première moitié du XVIIIe siècle, voir Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne : De la Raison classique à l’Imagination créatrice, 1680-1814, Paris, Albin
position de Voltaire, inclinée vers ce second pôle, doit beaucoup à l’abbé Jean-Baptiste Dubos.
Ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, parues en 1719, ont eu une influence
durable sur le développement du discours esthétique en portant davantage attention aux
dimensions anthropologiques et sociales de la réception. Prolongeant l’argumentaire des
Anciens, Dubos ancre l’expérience et l’évaluation esthétique dans le sentiment, une catégorie
spécifique des affects (à distinguer des passions ordinaires) qui soustrait la critique aux règles
géométriques pour la placer sous le signe de la perception subjective des individus composant
le public. Ce qui semble parfois déboucher sur la relativité des goûts dans les Réflexions
critiques se voit par ailleurs réconcilié avec « une théorie objective de la valeur artistique
28».
En effet, le sentiment se veut à la fois immédiat et universel : tous les hommes jouissent a
priori de ce « sixième sens », de cet « instinct ». Il constitue en quelque sorte une réaction
vitale qui permet d’accéder à une vérité, le mérite dans le domaine esthétique. On retrouve là
une notion très semblable à celle d’admiration que Louis-Sylvestre de Sacy employait
quelques années plus tôt pour assurer la validité de la gloire. L’objectivation du goût, comme
celle de la gloire, repose sur une théorie du sentiment moral
29.
Dubos réfléchit plus concrètement que Sacy aux processus socioaffectifs de la
réception, incluant les obstacles et les limites qui se posent à l’universalité et à l’infaillibilité
spéculative du sentiment. Ainsi, seule une partie du public possède le capital culturel
nécessaire pour orienter et corriger le goût spontané :
Michel, 1994 [1984], p. 225-352 ; Jennifer Tsien, The Bad Taste of Others: Judging Literary Value in Eighteenth-Century France, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2012, p. 39-67.
28 Daniel Dumouchel, « Sentiment, cœur, raison : l’évaluation esthétique selon Du Bos », dans Daniel Dauvois et Daniel Dumouchel (éds.), Vers l’esthétique : Penser avec les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture
(1719) de Jean-Baptiste Du Bos, Paris, Hermann, 2015, p. 96.
C’est que je ne comprends pas le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les poëmes ou sur les tableaux, comme de decider à quel degré ils sont excellents. Le mot public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumieres, soit par la lecture, soit par le commerce du monde […] qui connoissent les spectacles, qui voient & qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit, ce discernement qu’on appelle goût de comparaison30.
Cette acception restreinte du public n’est pas à confondre avec le groupe encore plus petit des
critiques de profession qui, selon Dubos, portent des jugements souvent erronés par la « voye
de discussion et d’analise
31» ainsi que par leur participation intéressée au monde de l’art. Le
public cultivé a non seulement l’avantage de procéder par le sentiment, qui correspond à la
véritable destination de l’art, soit de plaire, mais aussi le second avantage, non négligeable, de
juger avec désintéressement :
Quand je dis que le jugement du public est desinteressé, je ne pretends pas soûtenir qu’il ne se rencontre dans le public des personnes que l’amitié seduit en faveur des auteurs & d’autres que l’aversion previent contre eux. Mais elles sont en si petit nombre par comparaison aux juges desinteressés, que leur preventions n’a gueres d’influence sur le suffrage general. […] La plupart de ceux en qui il [le Poëte ou le Peintre] suppose des sentiments de haine ou d’amitié très decidés sont dans l’indifference, & disposés à juger de l’Auteur par sa Comedie, & non de la Comedie par son Auteur32.
Malgré les interventions intéressées des critiques et les erreurs du public populaire, Dubos a
finalement confiance que l’avis du public éclairé gagnera le plus grand nombre et fera advenir
la gloire. Les expériences subjectives du goût, tout en ayant leur propre principe de validité,
doivent en effet être mises en commun dans un processus cumulatif de communication des
opinions, par lequel la régularité des sentiments finit par l’emporter sur les jugements
contraires ou mal informés : « Les personnes qui en avoient jugé autrement que les gens de
l’art, & en s’en rapportant au sentiment, s’entrecommuniquent leur avis, et l’uniformité de leur
30 Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, vol. 2, Paris, Jean Mariette, 1719, p. 316.
31Ibid., p. 306.
32 Ibid., p. 303-304. Daniel Dumouchel écarte rapidement de la discussion philosophique la question du désintéressement, « qui ne joue qu’un rôle négligeable dans l’argumentation. En effet, les ‘intérêts’ dont il s’agit se réduisent essentiellement aux rivalités et aux convoitises du ‘monde de l’art’ ». D. Dumouchel, « Sentiment, cœur, raison… », p 86. Or, ces intérêts extérieurs qui interfèrent avec l’évaluation esthétique sont d’importance du moment où Dubos place cette dernière sur le plan d’un processus social. Nous verrons plus bas que le désintéressement du critique constitue une articulation centrale de la juste distinction du mérite.
sentiment change en persuasion l’opinion de chaque particulier
33». Il décrit ainsi la formation
d’une opinion publique fiable et consensuelle, comme l’avait esquissée Sacy. La juste
évaluation des beaux-arts passe alors par la courte durée du sentiment individuel, déclencheur
initial, la moyenne durée de la célébrité, période de gestation des réputations où interviennent
différents partis, et la longue durée de la gloire, qui démontre de manière empirique
l’objectivité du mérite et, rétroactivement, la justesse du sentiment individuel. Le jugement de
l’homme de goût peut ainsi fonder le jugement de la postérité.
Opposé à l’esprit géométrique, Voltaire adhère volontiers à cette conception du goût
irréductible à des critères rationnels et des recettes préétablies, qui s’inscrit dans la lignée du
sublime et des Anciens
34. Aussi affirme-t-il d’emblée qu’ « il est plus aisé de dire ce que ce
temple n’est pas, que de dire ce qu’il est
35», rejoignant par là le je-ne-sais-quoi du classicisme
boléen. Dans l’allégorie, la figure de la Critique, gardienne du temple « à l’œil sévère et
juste
36», incarne les exigences paradoxales de ce goût sans règles. Elle personnifie le goût en
action, illustrant l’usage de la subjectivité individuelle, mais reste un principe de discernement
fiable qui permet de penser un espace commun de consécration, c’est-à-dire le goût comme
une donnée culturelle confinant à l’universel. Au final, le temple n’est peut-être pas
exactement, comme le formulait Gumbrecht, une structure rigide qui coexiste
inconfortablement, voire paradoxalement avec la notion plus souple de goût. Il constitue plutôt
son prolongement logique, la destination nécessaire des individus distingués par le critique,
témoignant de l’aporie au cœur même des concepts de gloire et de goût. Ces deux notions
mobilisent un même principe, celui d’un rapport de vérité qui s’établit nécessairement,
33 J.-B. Dubos, Réflexions critiques…, vol. 2, p. 366.
34 S. Menant, L’esthétique de Voltaire, p. 18-19 ; R. Naves, Le goût de Voltaire,p. 191-196.
35 Voltaire, Le Temple du goût, p. 132.