Chapitre 3. Le critique face à la célébrité : autour du Temple du goût de Voltaire
3.3. Le scandale de la célébrité : les dynamiques publiques de la critique
3.3.2. Le désir de célébrité de Voltaire
Dans cette dynamique circulaire où, de part et d’autre, on fait siennes les normes de la
critique et de la bonne distinction, où l’on se place avantageusement du côté du public, chaque
énoncé critique peut, inversement, être interprété comme un acte visant à gagner en distinction
illégitime, en célébrité. C’est du moins sous cet angle que l’unilatéralité dont fait preuve
Voltaire sera expliquée. « [C]e petit mortel, sans faire semblant de rien, se place adroitement
lui-même sur l’Autel, pour s’y faire adorer tout seul, car tel a été son but
90», affirme Jean Du
Castre d’Auvigny. Selon un autre pamphlétaire indigné, Claude-Pierre Goujet, « [le Temple du
Goût] est un fruit de la vanité de l’Auteur, qui s’irrite contre tous ceux qui n’applaudissent
point aveuglément à ses productions. Fier de son esprit, & voulant dominer seul sur le
Parnasse, il ne lit jamais ses Ecrits à ses amis, que pour recevoir le tribut de leurs louanges
91».
La perception voulant que Voltaire, en rabaissant les autres auteurs, cherche à s’agrandir et à
monopoliser l’attention apparaît régulièrement dans les diverses répliques, dont l’épigramme
suivante :
Dans ce Temple hideux, où s’étale si bien, De ton goût dépravé l’impertinence extrême, V***, tes portraits ne ressemblent à rien,
Mais tu te peins fort bien toi-même92.
Marivaux se met également de la partie. « [S]ous le Masque d’une Critique effrontée &
diffamatoire, écrit-il, Voltaire se rend à lui-même un hommage qu’il refuse successivement à
tout ce qu’un Siècle, aussi beau que celui d’Auguste, a produit parmi nous de plus
Grands-Hommes
93. » Le désir de reconnaissance de Voltaire est l’élément central qui corrompt son
jugement.
Dans le jeu de renversement qui dynamise le scandale, Voltaire, ce « Grand Maitre de
l’Ordre des Petits-Maitres-Beaux-Esprits
94» selon un pamphlétaire, est associé à la culture de
la célébrité et du bel-esprit parisien que lui-même dénonce dans le Temple du goût, une
90 J. Du Castre d’Auvigny, Observations critiques…, p. 4. Cet auteur imagine par la suite Voltaire se décrire en ces termes : « je sçai retourner avec succès les idées des autres, mais j’en ai rarement de moi-même; je ne mérite pas toûjours de plaire; je sçai ébloüir, & je me crois le plus grand Poëte de l’Europe, & le seul qui n’ait point de défauts », p. 7.
91 C.-P. Goujet, Lettre de M*** à un ami…, p. 2.
92 L. Mannory et L. Travenol, Voltairiana…, p. 138.
93 P. de Marivaux, « Marivaux contre Voltaire… », p. 411.
association que la Lettre de M. de V… à M. de C…, en mettant l’accent sur le divertissement
mondain, renforce peut-être par inadvertance. Sur le plan esthétique, ses opposants,
notamment les parodistes, vont représenter l’auteur célèbre en promoteur du goût moderne.
Dans le Temple du goût de Romagnesi, un « génie environné de gloire » et au « nom bruyant »
(Voltaire), a profité de l’absence du Dieu du goût à Paris et de la désertion de la Critique face
à l’inondation des barbares, pour réorganiser le temple à la moderne :
Commençons d’abord par détruire Un arrangement affecté,
Je veux que tout ici respire Un certain air de liberté Et que sur-tout la volupté Préside à cet heureux Empire. Qu’un gracieux désordre en fasse la beauté
Que les Arts confondus forment un groupe aimable95
Ce temple nouveau, mélangeant sans distinction « les beaux-arts et les frivoles talents »,
accueille les chanteuses, danseuses et auteurs célèbres dont les livres sont en vente rue
Saint-Jacques. L’esprit français du temps y est personnifié en femme gaie et brillante, attentive au
style, et qui croit pouvoir se passer de son époux, le masculin « bon Sens ». Même
représentation féminisée du petit goût à la mode dans la pièce La Nouvelle Sappho, où
Voltaire devient cette fois M. de Rime-Platte, un architecte fou engagé par Apollon pour
réaménager le Parnasse. Ce dernier doit recevoir la mystérieuse muse dont tout Paris s’est
épris, qui se révèle à la fin être hermaphrodite, à la figure d’homme et à l’esprit de femme.
Sur le plan social, la représentation négative de Voltaire en bel-esprit insiste sur le
caractère privé du milieu mondain et des intérêts qu’il manifeste, à l’origine d’une déviation
de la relation critique, la flatterie. Judith Curtis remarque par exemple que la comédie du
Temple du goût de l’abbé d’Allainval constitue une pièce à clé, dans laquelle les personnages
protégés par le dieu du Goût renvoient à un ou plusieurs individus appartenant au cercle intime
de Voltaire et au monde exclusif du théâtre de société. La parodie, qui devait être montée à la
Comédie italienne, joue alors sur l’opposition entre l’audience aristocratique des
représentations privées, promouvant son goût particulier, et le parterre des théâtres publics,
véritable détenteur du pouvoir de consécration
96. Dans cet ordre d’idées, plusieurs
commentateurs corroborent l’accusation selon laquelle Voltaire « flatte bien des gens qui ne
méritent pas ses éloges
97», dont son amie, l’actrice Adrienne Le Couvreur
98, et, surtout, le
Cardinal de Polignac, dont il espère, forcément, quelque bénéfice. Du Castres d’Auvigny voit
par exemple dans le récit du Temple du goût un aveu de cette stratégie de distinction :
« [Voltaire] est reçû lui-même, sans conséquence dans ce sanctuaire, & il passe à la suite du
Cardinal, dont la faveur lui fût plus utile alors que ne lui auroient pû être tous ces
Ouvrages
99». Quelques décennies plus tard, dans le Temple de la Critique (1772), une
nouvelle itération des voyages allégoriques s’inspirant du Temple du goût, l’auteur Nicolas
Maréchal imaginera Voltaire, alors âgé et immensément connu, parmi les auteurs qui, frappant
en vain à la porte du temple, ont confondu les flatteries personnelles avec l’approbation de la
véritable critique :
Voltaire d’une voix cassée, en appelloit à l’Académie, à l’Univers, à la postérité. Il produisoit les jugemens qu’avoient porté de lui [Saint-] Lambert, & plusieurs autres écrivains de son espèce. Mais ces
96 J. Curtis, « Voltaire, d’Allainval, and Le Temple du Goût »,p. 439-444. Les pièces de théâtre allégoriques vont user systématiquement de cette formule qui consiste à établir une connivence avec le public en lui remettant explicitement le pouvoir de déterminer le succès ou non d’une œuvre.
97Lettre de l’abbé Le Blanc au président Bouhier, citée dans O. R. Taylor, « Introduction », Les œuvres complètes de Voltaire, p. 60.
98 Plusieurs se scandalisent de l’hérésie que constituerait l’intronisation des actrices, chanteuses et danseuses aux côtés des auteurs jésuites dans le Temple du goût. Voltaire retirera son éloge de Lecouvreur et de Ninon de L’Enclos dans l’édition de 1738. O. R. Taylor, « Introduction », p. 85.
99 J. Du Castre d’Auvigny, Observations critiques…, p. 14. C.-P. Goujet fait une remarque similaire dans sa
Lettre de M*** à un ami…, p. 1 : « Si [le Temple du goût] étoit la seule production de l’esprit de l’Auteur, ce seroit bien gratuitement qu’il se feroit introduire dans le Temple du Goût ; & malgré les deux Protecteurs qu’il a cherché pour y entrer, il auroit long-tems soupiré à la porte, sans fléchir le Dieu qui y préside. »
jugemens, [ca]ssés et rayés par la Critique, étoient [m]is au rang de ceux dont le vieillard [h]onnoroit ses flatteurs100.
De flatteur à flatté, Voltaire construit sa célébrité sur un échange mutuel et intéressé de
reconnaissance, plutôt que sur des accomplissements dignes de gloire et soumis au jugement
public.
Au revers de la même médaille, Voltaire est dépeint en satiriste qui laisse son
« animosité privée
101», les passions de « la jalousie ou la vengeance
102», prendre le dessus sur
son jugement. On fait ainsi grand cas de sa querelle avec Jean-Baptiste Rousseau, amèrement
attaqué dans le Temple du goût (Voltaire adoucira d’ailleurs sa critique dans les versions
ultérieures du texte). Les pamphlétaires soulignent en particulier à quel point il est ironique
que Voltaire prenne Rousseau à partie en lui attribuant des « Vers hérissez de traits de
satyres » : « Ne diroit-on pas que notre Auteur [Voltaire] ne s’est pas autrefois un peu
familiarisé lui aussi avec le monstre caustique, & que sa plume ne trempe pas encore de tems
en tems dans le poison de la satyre? Cette Piece [le Temple du goût] en est une assez bonne
preuve
103». Si certains voient dans les critiques de Voltaire l’effet d’une fureur déchaînée,
d’une « démangeaison de médire de tout le monde
104», d’autres y voient également une
stratégie de vente. Une épigramme, justement attribuée à J.-B. Rousseau, suggère que faire
parler de soi en mal rapporte :
Dites lui qu’il est effronté Chacun le sait, lui-même en fait parade Reprochez-lui scandale, impiété C’est du nectar lui présenter rasade; Ajoutez-y balafres et gourmades, C’est son plus clair et plus sûr revenu;
100 Nicolas Maréchal, Le Temple de la Critique, Amsterdam et Paris, [s.n.], 1772, p. 20.
101Bibliothèque raisonnée…,p. 410.
102 J. Du Castre d’Auvigny, Observations critiques…, p. 11.
103Ibid., p.13.
Bref, il ne craint affronts ni flétrissures, Et sa ressource est d’être devenu Invulnérable a force de blessures105.
Privilégiant également cette interprétation, le pamphlet de Denis-Marius de Perrin intitulé
Entretien de deux Gascons à la Promenade, sur le « Temple du goût » suggère que la
transgression satirique, délibérée, vise à provoquer un scandale lucratif pour l’auteur. L’un des
Gascons, appelé Lesplanade, ayant acheté le Temple du goût pour 30 sous au « Caffé de
Proco[pe] », affirme à son compagnon Biroulas :
C’est une fiction, que je crois, sans mentir,
Plus pour gagner d’argen, que pour se dibertir [divertir] Ou pour se signaler par un foun [fond] de science106.
Bien qu’averti, Biroulas est pris de curiosité et ne peut s’empêcher, à la fin de la discussion, de
courir acheter à son tour le livret de Voltaire. Manifestement, cet Érostrate moderne a réussi
son pari. Par l’humour et la dérision, Perrin touche à un point essentiel : le scandale est le fait
des passions de Voltaire, mais aussi de ceux qui s’en indignent, qui en parlent, qui l’amplifient
par leur curiosité. Se faire critiquer, c’est garantir de la publicité, et la publicité est devenue la
forme moderne, déchue, du succès auquel on aspire. Cette stratégie de promotion s’est
irrévocablement imposée dans les pratiques selon les observations de l’abbé Antoine Gachet
d’Artigny qui, cinq ans après Le Temple du goût, publie une nouvelle allégorie du Parnasse
inspirée de celle de Guéret. Dans son avertissement, il ironise sur la manière dont il garantira
la vente du livre :
Comme je prévois que cette première Edition sera bien-tôt enlevée, j’en donnerai incessamment une autre, revûë, corrigée & augmentée d’une seconde partie; tout cela sera accompagné d’excellentes Remarques & d’une réponse anticipée aux censures qu’on pourroit faire de cet ouvrage. Cette petite supercherie n’est que pour les demi-Savants. Ils ont souvent oui dire qu’on ne critique que les bons Livres, ils ne manqueront pas de redoubler leur estime pour le mien dès que je pourrai leur persuader que j’ai été attaqué. Si cela ne sufit pas, j’écrirai moi-même contre mon livre : ce n’est pas une chose rare107.
105 É. Raunié, Chansonnier historique du XVIIIe siècle,p. 59.
106 D.-M. de Perrin, Entretien de deux Gascons…, p. 2.
Célébrité, critique et scandale ne sont pas accidentellement liés. Ils se nourrissent
mutuellement, renforçant la conception de la célébrité comme une force déstabilisante de
l’ordre littéraire et de l’ordre public.
Conclusion
L’auteur du Temple du goût endosse tous les attributs négatifs de la célébrité : le
bel-esprit aux goûts frivoles, le flatteur promu par des protecteurs, le satiriste médisant, l’auteur
qui vend. Les connotations négatives qui l’entourent ne sont pas neuves. Puget de La Serre
avait subi un sort similaire sous la plume de Guéret quelque 65 ans plus tôt. C’est en effet au
moment où les processus de réception et de reconnaissance publique prennent de l’importance
en tant que moyen de connaissance du beau et destination de l’art que la célébrité non méritée
apparaît comme une possibilité inquiétante. Dès lors, les allégoristes imaginent des espaces de
distinction glorieuse et légitime assaillis par un flot d’écrivains épris du désir impatient d’être
reconnu, espaces dont il faut donc renforcer les frontières, purger des intrus et établir les rangs.
Ce qui ressort des voyages allégoriques produits dans cette période de formation de la critique
de goût, c’est d’abord le geste classificatoire : le besoin de déterminer un ordre et une
communauté des valeurs, de réaffirmer le pouvoir culturel d’une élite et de réguler les
controverses face à ce qui est perçu comme une démocratisation de la République des Lettres
et un éclatement des goûts. Peut-être mieux que toute autre forme, l’imaginaire de l’au-delà
mémoriel met en évidence comment se développe un rapport dialectique entre l’économie de
la gloire posthume, qui se substitue au canon comme principe de stabilité et processus de
reconnaissance du mérite objectif, et une notion embryonnaire de la célébrité qui, avec son
cortège d’intervenants et de passions, corrompt la relation critique et les normes de distinction.
Dans l’ambitieuse entreprise qui consiste à reconnaître le vrai mérite artistique, à le
hiérarchiser et à ordonner avec justesse un champ culturel où chacun recherche la distinction
publique personnelle, s’affirme un rôle pivot, celui du critique de goût que Voltaire
revendique. S’appropriant une responsabilité particulière dans le processus de la distinction
publique, le critique focalise sur lui-même la question de la constitution de l’autorité : l’enjeu
consiste non seulement à légitimer les modèles artistiques, mais à légitimer ceux qui les
légitiment. Or, comme le fait remarquer l’un des auteurs placés sur le Parnasse dans une
allégorie de 1739, les conditions modernes d’expansion et de diversification du monde des
lettres aiguisent la conscience de l’intenable posture du critique au sein d’une économie de la
gloire. Après avoir énuméré longuement tout ce qu’il faut savoir pour « régler les rangs sur le
Parnasse », il commente :
Mais où trouver un homme assez éclairé & assez habile, pour pouvoir juger de tous les Livres qui se trouvent à present dans le monde, sur quelques sujets qu’ils aïent été faits ; assés équitable pour en juger sans préocupation ; assés laborieux pour en faire une discution exacte ; & dont la capacité, le discernement & la probité soient tellement reconnus de tout le monde, qu’on veuille s’en tenir à ses décisions ? Pour moi je regarde la chose comme impossible108.
LeTemple du goût constitue une démonstration de cette impasse, ainsi qu’une expérience de la
critique esthétique en tant que politique de la reconnaissance. Les représentations d’une
culture de la célébrité qu’on peut y entrevoir, liée notamment au bel-esprit, feront l’objet de
réflexions plus poussées sur les dynamiques modernes de la reconnaissance au cours du
XVIII
esiècle. Le chapitre suivant permettra d’explorer plus en profondeur les associations de
la célébrité à la société de l’élite et aux pratiques urbaines de la capitale produites au sein du
discours de la décadence.