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Amṛtā, la fixation immortelle

YP 2.59cd-64ab. Avec le mot Sūkṣma [Sūkṣma] placé dans l’écrin du phonème sa[ṃ], le connaisseur du yoga visualise [un disque] blanc comme le jasmin, la lune ou la conque,

2.7. TARKA OU ŪHA, LE JUGEMENT

YP 2.66. Ce qu’on nomme « jugement » (ūha), [aussi] appelé « réflexion » (vitarka), comprend évaluation (pravicāra) et examen (īkṣaṇa). Il est le moyen approprié à cette victoire [consistant], pour le [yogin], à atteindre un niveau [élevé], et à devenir indifférent [à la vie dans le monde].

Le terme ūha est dérivé de la racine ŪH-, « écarter », « nier ». Il signifie littéralement « rejet », « renvoi ». Dans le contexte du tantra, ūha vise en premier lieu à écarter tout ce qui s’oppose à la réalisation de l’état de yoga. D’une façon plus large, il est donné comme synonyme de tarka ou

vitarka, « réflexion », et consiste à évaluer le caractère approprié ou inapproprié d’une certaine

pratique à l’égard de l’état de yoga. Suivant VASUDEVA 2004288, nous avons retenu la traduction de « jugement », puisqu’il ne s’agit pas tant de l’opération de réflexion proprement dite que de son aboutissement : le jugement, la détermination, la conviction.

Rāmakaṇṭha précise le sens de ūha en citant la définition qu’en donne le Svāyambhuvatantra, plus explicite que celle du Mataṅgapārameśvaratantra :

Grâce au [jugement], le yogin peut reconnaître une chose présentant différents aspects comme étant favorable (pravartaka) ou défavorable (nivartaka) à la réalisation du yoga289.

Le Mṛgendratantra en fournit également une définition qui s’accorde avec les précédentes :

Le jugement (ūha) est l’examen (abhivīkṣaṇa) ; il est produit directement au moyen de la pensée discursive (vikalpa) orientée sur une chose, parce que, lorsque le [jugement] est maintenu, [le yogin] connaît l’état à éviter et [l’état] à rechercher, ainsi que leurs facteurs favorables (poṣaka), défavorables (vipakṣa) et à la fois favorables et défavorables290.

Le commentateur formule sa propre définition du jugement, à l’aide d’un exemple qui semble tiré d’un contexte médical. Le jugement comprend deux phases : tout d’abord une appréciation (pravicāra) générale, formulée a priori, puis une détermination (niścaya) permettant d’ajuster dans une direction favorable. Tout d’abord la réflexion, puis la décision :

288 VASUDEVA 2004, p. 419-424. Ce sens de ūha n’est pas spécifique à son usage en tant que membre du yoga, ainsi qu’il ressort de l’extrait du commentaire de la Sāṃkhyakārikā 51 par Gauḍapāda cité p. 424.

289 anena lakṣayed yogī yogasiddhipravartakam / nivartakaṃ ca yad vastu bahudhā saṃvyavasthitam //

Svāyambhuvatantra 36.28cd-29ab, selon la leçon du commentaire de YP 2.66. cf. citation complète du passage selon

VASUDEVA 2004 en note 122, p. 66.

290 ūho’bhivīkṣaṇaṃ vastuvikalpānantaroditaḥ // yadā vetti padaṃ heyam upādeyaṃ ca tatsthiteḥ / tatpoṣakaṃ vipakṣaṃ

En clair, le jugement (ūha) est accompagné d’une "appréciation" (pravicāra) telle que : « cette potion (kaṣāya) est facile à faire », et consiste en la détermination (niścaya) des moyens requis [pour déclarer que] : « celle-ci [la potion] est excellente291. »

Les précédentes définitions du jugement restent très générales. Si le contexte du yoga n’était connu, on pourrait les croire sorties de quelque traité de Nyāya ou de Mīmāṃsā. Rien ne nous indique comment le jugement doit être opéré pratiquement, sur quels points, en quels domaines. Les quelques remarques du commentateur se situent sur un plan théorique :

[Le jugement] a pour but de réaliser la stabilité qui est un pur effort, à l’aide d’un ensemble de moyens défini comme une pratique, [mais] séparé des catégories que sont la méditation, la fixation et autres [membres]292.

Un point important est que le jugement est une activité tout à fait personnelle du yogin : il est "une connaissance particulière se produisant en soi-même, indépendamment de l’enseignement du maître et autres [enseignements]293".

Bien que le jugement soit le seul membre du tantra à ne pas figurer dans les Yogasūtra, le commentateur se réfère néanmoins à ceux-ci en interprétant l’état du yogin en mesure d’aborder la pratique du jugement comme étant l’état de grande clarté d’esprit, appelé samāpatti, ainsi décrit dans les Yogasūtra :

Pour [le psychisme] dont les modifications ont été atténuées, comme pour un joyau transparent, la concentration samāpatti est sa stabilisation sur le Sujet qui perçoit, la perception et l’objet perçu, et sa coloration par [ceux-ci]294.

Tel qu’il vient d’être défini par le tantra, le jugement est une réflexion sur les conditions de la réalisation de l’état de yoga, et la résolution de mettre en œuvre les moyens qui y concourent. Il est une opération intellectuelle faisant appel aux facultés mentales d’observation, de mémoire, d’analyse, de raisonnement, de détermination. Dans le passage qui suit, cette faculté de conceptualisation et de dénomination est désignée sous le nom de vikalpa, que nous avons traduit par « pensée discursive ». Le tantra propose ensuite une seconde définition du jugement, plus spécifique au contexte du yoga, selon laquelle il consiste à délaisser volontairement les supports ordinaires d’attention pour tourner résolument son esprit vers Śiva. Les supports ordinaires de concentration, aussi "éminents"

291 ‘kaṣāyaḥ sukara’ ity evaṃvidhapravicārapūrvo’yam evāsau ‘śobhano’yam’ iti niyatopāyaniścayātmaka ūha ity

arthaḥ / Commentaire YP 2.66.

292 dhyānadhāraṇādibhedabhinnād abhyāsalakṣaṇād upāyavargād udyamamātrasthairyasiddhaye / Commentaire YP 2.66.

293 (…) jñānaviśeṣo gurūpadeśādyanapekṣayā svata evotpadyate (…) / Commentaire YP 2.66.

ils, sont nécessairement appréhendés par la pensée discursive, et sont donc "souillés" par l’incertitude qui l’affecte constamment, puisque cette faculté passe par un questionnement295. Parmi les buts inférieurs auxquels le yogin doit renoncer, le commentateur mentionne "l’obtention du ciel" (svargaprāpti). Selon cette seconde définition, le jugement est la prise de conscience que ces supports ne sont pas favorables à la réalisation de l’état de yoga ou que, le yogin étant parvenu à un certain stade d’évolution intérieure, ils ne le sont plus, et qu’il faut désormais les abandonner, pour orienter l’esprit vers le seul support vraiment approprié, le support suprême de Śiva, situé au-delà de la pensée discursive. Même si la progression antérieure, y compris le jugement tel que défini en premier lieu, s’appuie sur la pensée discursive, le support visé à présent se situe au-delà d’elle.

YP 2.67-77ab. Tout support (sthāna) [de concentration] éminent, fondé sur l’expérience, est bien souillé par l’éphémère impureté du doute. C’en est assez d’un [tel support de concentration] ayant un but pratique, exprimé par la « pensée discursive » (vikalpa) ! [Il existe un support] autre que celui-là, qui emplit complètement [le yogin] d’un plaisir supérieur. Après avoir concentré son esprit sur cet [autre support], le meilleur des yogin est débarrassé de la pensée discursive ; cela étant accompli, après avoir étreint [ce support] avec une conscience au-delà de la réflexion (nirvitarka), il [en] est aussitôt pénétré, durablement, spécifiquement. Pour celui dont l’esprit est complètement dégoûté des tourments [causés par] le désir de jouissance de ces [supports inférieurs], le jugement (ūha) se réalise. Grâce à lui, il connaît avec certitude. Du [jugement] provient aussi l’état suprême, extraordinaire, supérieur, doté d’une force extrême, qui est l’absence de pensée discursive, [et qui] se réalise à partir de la pensée discursive.

De ce fait, lorsqu’est réalisée cette absence de pensée discursive, comme précédemment, apparaît la compréhension (mati), jusqu’à ce que [le yogin] connaisse le meilleur de tous les états, grâce à une représentation (mūrti) [de Śiva] non affectée par les souffrances [dues] au manque et à l’excès, [représentation] consistant en conscience pure, dégagée de la souillure due aux tourments de [la pensée discursive], exempte d’impureté, au-delà de la réflexion, s’étendant dans tout l’espace. Domaine secret de sa propre énergie, c’est l’état du Seigneur, unique, au-delà de la réflexion, exempt de souffrance.

Ceux qui désirent la libération doivent renoncer aux [supports] restants, appréhendés par la réflexion. [Par contre] sans ces derniers, les pratiquants qui s’engagent dans le yoga doivent renoncer à [atteindre l’état suprême] au-delà de la réflexion, ô sage pareil à

295 (…) kim iha satyaṃ, kiṃ paraṃ, kiṃ naiḥśreyasaṃ, kiṃ kṛtvā kṛtārthaḥ syām (…) / « Quelle est la vérité à ce sujet ? Que va-t-il se passer ? Quel est le meilleur ? Comment atteindrai-je mon but ? » Commentaire de la Sāṃkhyakārikā 51 par Gauḍapāda.

un tigre ! C’est pourquoi on doit accomplir le jugement (tarka). Possédant le statut de membre [du yoga], il constitue une aide personnelle pour le yogin.

La mention d’une "représentation" (mūrti) donne à penser que la réalisation pratique du jugement s’appuie, au moins au départ, sur une image de culte, peut-être élaborée mentalement. Tous les qualificatifs de cette représentation expriment une infinie supériorité par rapport à la condition humaine. Ils ne peuvent s’appliquer qu’au suprême Śiva. L’état auquel conduit la pratique du jugement, est décrit comme "le meilleur de tous les états" et "l’état du Seigneur". Mais ne nous laissons pas abuser par le caractère superlatif de cette terminologie : en tant que membre auxiliaire, le jugement conduit seulement à l’apaisement de l’esprit et à "l’établissement" du Sujet dans sa véritable nature. Le tantra conclut la description du jugement en indiquant que l’obtention de cet état est la raison permettant de lui attribuer le statut de membre du yoga.