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Ou bien [on affirme que] la variété des noms provient de la réunion d’un, deux, trois phonèmes (akṣara), ou plus, tirés de la série des phonèmes, car [cette variété

Les spécificités de l’Espace

YP 4.68d-71ab. Ou bien [on affirme que] la variété des noms provient de la réunion d’un, deux, trois phonèmes (akṣara), ou plus, tirés de la série des phonèmes, car [cette variété

des noms existe] de multiples façons. Elle est celle des phonèmes, et pas d’une autre chose. La différence entre signifié (vācya) et signifiant (vācaka) est parfaitement claire dans le monde.

379 yato’sadabhimatasyāpi kharaviṣāṇāder vā saṃjñā sā na saty arthe, tat kuta[ḥ] / sadvastune’trākāśāder vyāpārād

asmād viśiṣṭa((guṇa))śabdādhikaraṇātmakāt / siddhasya pācakādeḥ svavyāpārādinā satyārthā sambhāvyate / yat tu tataḥ śeṣam avidyamānavyāpārasya vyāpārāropaṇābhidhānaṃ, tad asatpralapitam asatyārtham evoktaṃ, ‘hanty ātmānam ātmanā’_itivad ity evam ākāśasaṃjñāsaṃjñitvenāpi tatpṛthivyā((di))bhyo bhedenāpy ayam upapadyata evety adoṣaḥ / Commentaire YP 4.68abc.

Rāmakaṇṭha illustre cette conception rationaliste de la parole par une citation qu’il mentionne plusieurs fois dans son commentaire du vidyāpāda, et qui affirme que la parole n’est rien d’autre que le produit des organes de phonation :

Le son (nāda), produit par l’espace (ākāśa) et le souffle (vāyu), sortant du corps, parvient à la bouche. S’étant séparé dans les différents lieux [d’articulation], il devient syllabe puis mot381.

2.1.4. Paśu, l’Âme Liée

Alors que les trois catégories précédentes rassemblent deux ou plusieurs principes de réalité, la quatrième catégorie coïncide avec un unique principe, le seul qui n’ait pas été encore présenté : celui de « l’Âme Liée » (paśu). Le fait qu’il constitue à lui seul une catégorie est révélateur de sa nature tout à fait spécifique, qui le différencie totalement des autres principes382. Tout d’abord, il est une réalité strictement individuelle : il est « l’Âme », le « soi » (Ātman) propre à chaque être humain. Ensuite, il ne possède pas de dimension cosmologique : aucun monde ne lui est attaché ; aucune divinité ne le régit. Enfin, il n’est ni le produit ni le producteur de quelque autre principe. Nous verrons aussi que, bien qu’à l’instar des autres principes, il doive aussi être médité, sa méditation est radicalement différente. Son appellation classique, établie par le Sāṃkhya, est Puruṣa (YP 5.22b, 5.36d, 5.45a), terme que nous avons traduit par « Sujet ». Le tantra utilise plus fréquemment, dans le même sens, le mot Puṃs (dix-huit occurrences dans le yogapāda, principalement dans le cinquième chapitre). Le Sujet se range en vingt-sixième place dans l’ordre de la résorption des principes, entre le Non-Manifesté et l’Incitation. Cette position, immédiatement au-dessus du Non-Manifesté, est issue du Sāṃkhya, qui ignore les principes supérieurs.

L’Âme individuelle libérée est de la même nature que Śiva (śivatva). Comme le Seigneur suprême, elle possède omniscience (sarvajñatva) et omnipotence (sarvakartṛtva). Cependant, l’Âme, envisagée en tant que principe, n’est pas l’Âme libérée, mais l’Âme « Liée », c’est-à-dire soumise aux trois liens que sont la « souillure essentielle » (mala), le poids des actes (karman) et la Māyā. Le processus de l’aliénation du Sujet, et le processus inverse de sa libération, sont fondés respectivement sur l’assujettissement et l’élimination de ce « triple lien ». Le premier lien, mala, affectant l’Âme de toute éternité, l’entache au point de lui masquer sa véritable nature de Śiva. Touchant l’Âme de façon intime, cette souillure est qualifiée « d’essentielle ». Dans l’état d’ignorance qui en résulte, l’Âme est

381 ākāśavāyuprabhavaḥ śarīrāt samuccaran vaktram upaiti nādaḥ / sthānāntareṣu pravibhajyamāno varṇatvam

āgacchati yaḥ sa śabda // Strophe de source non identifiée, citée aussi en VP 6.36-37ab, 7.40cd-42ab, 18.56cd-58ab,

22.7-10b.

conduite à s’incarner : elle se trouve entravée par le deuxième lien, nommé Māyā, qui prend la forme des cinq gaines (kañcuka) et de la dimension manifestée du corps physique, des facultés sensorielles et motrices et du psychisme. Dans la condition de « jouisseur » des objets de jouissance, l’Âme expérimente le monde, et pose des actes dont elle doit assumer les effets, positifs et négatifs, méritoires et non-méritoires : c’est le troisième lien, celui de la rétribution des actes (karman). Cette conception des trois liens, entravant l’un après l’autre une Âme qui en serait au départ dépourvue, est inexacte puisqu’en réalité, les liens, tout au moins celui de la souillure essentielle, sont censés être présents sans commencement dans le temps. L’Âme individuelle, à la différence de l’éternel Śiva, n’a jamais été libre. En effet, étant libre, comment pourrait-elle perdre sa pureté ? De ce fait, le processus de libération n’est en rien symétrique du processus d’aliénation. Il consiste à se défaire progressivement des liens. Sa première étape est l’initiation qui élimine tout le poids des actes non encore engagé, ne laissant subsister que celui devant aller au terme de son accomplissement dans l’existence présente (prārabdhakarman). La mise en œuvre des instructions du tantra selon les quatre enseignements, permet d’éliminer progressivement les liens restants (cf. p. 45).

La doctrine reconnaît l’existence d’états intermédiaires dans lesquels l’Âme, partiellement libérée, ne serait affectée que par deux liens ou par un seul. La définition de la catégorie de l’Âme Liée dans le vidyāpāda les distingue clairement, en mettant en évidence la hiérarchie entre les trois liens. Le processus d’aliénation est présenté non pas en trois, mais en quatre degrés successifs :

VP 2.17cd-18ab. Ô sage pareil à un taureau ! La quatrième catégorie, nommée « Âme Liée » (paśu), [comprend quatre degrés :] 1 – l’Âme Liée (paśu), non autonome, 2 – le jouisseur (bhoktṛ), 3 – l’Âme Manifestée (kṣetrin), et 4 – l’homme aliéné (pāśya) de façon visible383.

Selon le commentaire de cette strophe384, l’appellation "Âme Liée" (paśu) désigne plus précisément l’être recouvert de la seule souillure essentielle (mala), qui constitue son aliénation (paśutva). C’est l’état de l’Âme libérée des deux autres liens que sont le poids des actes (karman) et la Māyā. Dans la mesure où la libération s’obtient par une connaissance discriminante (vijñāna), l’Âme est alors dite "isolée [de ces deux autres liens] par la connaissance" (vijñānakevalin). L’appellation "jouisseur"

383 yo’svatantraḥ paśur bhoktā kṣetrī pāśyaḥ pumān sphuṭam // padārthaḥ paśunāmāsau caturtho munipuṅgava / VP 2.17cd-18ab.

384 kuto’sau asvatantraḥ yataḥ paśuḥ paśutvena malena āvṛtasvarūpo vijñānakevalī / yaś ca paśutve’pi sati bhoktā

bhogapradakarmayukto bhogayogyaḥ pralayakevalī / yaś ca malakarmayukto’pi kṣetreṇa kalādikṣityantena tāttvaśarīreṇa saṃbaddho’prāptabāhyaśarīraḥ praṇaṣṭabāhyaśarīro vā sakalaḥ / yaś ca malakarmakalādiyukto’pi sphuṭaṃ kṛtvā pāśyaḥ bāhyena yathākramaṃ kalādikṣityantabhuvanajena sthūlaśarīreṇa yuktaḥ sakalaviśeṣa eva / sa caturavastho’pi paśutvenāviyuktatvāt paśupadārthaśabdenocyate / tataś ca sūtrād aṇur bandhaś ca saṃgṛhītaḥ / tena vinā paśutvāyogād ity evaṃ samastatattvabhuvanānāṃ saṃgrahaḥ padārthacatuṣṭayenoktaḥ / Commentaire VP

(bhoktṛ) s’applique à cette Âme Liée par la souillure essentielle lorsqu’elle est également affectée par le poids des actes (karman) qui procure la jouissance (bhoga). Elle est dite "isolée à la dissolution" (pralayakevalin) : dans les périodes de dissolution intermédiaire des mondes (pralaya), les Âmes non affectées par la Māyā, c’est-à-dire désincarnées mais encore entravées par les deux autres liens, se maintiendraient dans cet état de libération partielle, tandis qu’à la grande dissolution (mahāpralaya), elles atteindraient l’isolement définitif, c’est-à-dire la libération385. "L’Âme Manifestée" (kṣetrin) est l’être soumis aux trois liens ; bien que "manifesté" (sakala), il peut néanmoins être dépourvu de corps physique. Enfin, l’être "aliéné" (pāśya) est, comme le précédent, affecté par les trois liens, mais manifesté "de façon visible" (sphuṭam), c’est-à-dire pourvu d’un corps physique, né dans un monde dépendant des tattva, de l’Incitation (Kalā) à la Terre : c’est l’être humain ordinaire. Un autre terme, non mentionné dans la strophe du vidyāpāda précédente, mais fréquemment utilisé pour désigner l’Âme, est aṇu, que nous avons traduit par « Âme corpusculaire » (YP 5.55b, 5.64b, 5.66b). Il renvoie à une conception de l’Âme selon laquelle, n’étant pas visible, elle aurait la dimension d’un atome. Le processus d’aliénation de l’Âme se présente donc comme un mécanisme fort complexe, mettant en jeu trois types de lien, et comprenant plusieurs degrés d’aliénation et de libération. Au début du cinquième chapitre (YP 5.1cd-22ab), le yogapāda s’étend longuement sur le lien appelé « souillure essentielle » (mala). Autant les deux autres liens, les effets des actes (karman) et la Māyā, reconnus par d’autres philosophies indiennes, sont relativement faciles à appréhender, autant le lien de la souillure essentielle, spécifique au sivaïsme, est peu aisé à cerner dans sa raison d’être, sa nature et son fonctionnement. Ce passage du yogapāda et les éclaircissements de Rāmakaṇṭha sont donc du plus grand intérêt pour approcher ce point doctrinal ardu. Ils visent à démontrer l’existence de la souillure essentielle, et expliquent sa nature particulière et la façon dont elle affecte l’Âme. Rāmakaṇṭha y interprète systématiquement le mot rāga dans le sens de mala (sept occurrences en incluant les dérivés). Selon la comparaison fournie par le tantra, rāga est la « teinture » qui souille l’Âme comme une teinture colore un tissu blanc (YP 5.6d-8ab). Pour différencier cet usage spécifique du mot rāga, nous avons choisi de le traduire par « apprêt ». Il se distingue de Rāga en tant que principe de réalité appartenant au groupe des cinq gaines,

Ici, le [mot] rāga a le sens de « souillure essentielle » (mala), puisqu’il n’est question ensuite que de la démonstration de son [existence], que [la souillure essentielle] est aussi la cause du principe de réalité du Désir (rāgatattva), et que la personnalité (garva) n’existe pas dans le cas d’une [Âme] exempte de souillure386.

385 Sur la question de « l’isolement » et en particulier des Âmes « isolées à la dissolution », voir p. 216.

386 rāgo’tra mala evaṃ vivakṣitas, tatsiddher eva vakṣyamāṇatvāt, rāgatattvasyāpy atra hetutvāt, nirmalasya

On peut cependant se demander si l’équivalence entre rāga et mala, sur laquelle Rāmakaṇṭha insiste en la soulignant à chaque occurrence, est bien l’idée originale du tantra, ou si le mot rāga n’y a pas tout simplement son sens habituel de « désir ». Quoi qu’il en soit, le tantra recourt aussi au terme synonyme abhilāṣa (YP 5.1cd) et à ses dérivés (abhilāṣin YP 5.12ab, abhilaṣan YP 5.17ab).

YP 5.1cd-2a. La propriété spécifique du jouisseur (bhoktṛtva) porte le nom de désir