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ARCHIVES OF NEPAL

4. L’EDITION CRITIQUE ET LA TRADUCTION

L’ensemble des sources que nous venons de présenter, nous a permis d’établir l’édition critique du

yogapāda et de son commentaire par Rāmakaṇṭha (annexe 1 p. 283). Ce travail s’appuie, pour le

commentaire, sur le seul manuscrit du BORI, et pour le tantra, sur ce même manuscrit et les autres sources disponibles : l’édition de N. R. Bhatt, les manuscrits de Katmandou et les quelques citations. Nous indiquons systématiquement dans l’apparat critique la leçon retenue par N. R. Bhatt (EC) et celle du manuscrit de Katmandou utilisé dans son édition (ca). Afin de ne pas alourdir l’apparat critique – et aussi de nous éviter un travail fastidieux et largement inutile –, nous ne signalons les autres leçons référencées dans l’édition de N. R. Bhatt que dans les rares cas où nous y avons eu recours (YP 1.14b, 2.80d, 4.17d, et 5.5b), soit pour conforter le texte du manuscrit du BORI, soit pour des corrections mineures.

La translittération en écriture latine du manuscrit du BORI rédigé en écriture śāradā s’est appuyée sur la présentation de cette graphie par Walter Slaje46. L’édition de N. R. Bhatt, qui fournit le texte du tantra en nāgarī dans une leçon généralement cohérente avec celle du manuscrit, a permis de constituer un jeu de graphèmes qui a ensuite servi de support à la translittération du commentaire. La bonne lisibilité et la régularité du style d’écriture du manuscrit ont grandement facilité le travail. Les ressemblances entre certains graphèmes de la śāradā pourraient être la source d’erreurs de translittération. Nous indiquons ci-après les principaux cas de confusion possibles, illustrés par des exemples de graphèmes tirés du manuscrit du BORI :

ku kta

ca śa

tta tu

ma sa

va [410E045b-3] rva [410E045b-2]

su [413E047a-10] sva [432E056b-2] ou bien :

su [418E049b-12] sva [424E052b-13] (même similitude dhu/dhva, ṣu/ṣva, etc.)

ṣṭa ṣṭha

radhyā khyā (cf. [450E065b-5])

Le manuscrit du BORI étant notre unique source du commentaire, le travail d’émendation a été mené avec une extrême prudence afin d’éviter les corrections abusives. Il nous est arrivé maintes fois d’envisager des émendations qui, après relecture, se sont avérées inutiles. Dans le souci de préserver l’intégrité du texte, nous avons renoncé à amender certains passages lorsque les corrections envisageables paraissaient trop importantes ou que plusieurs solutions étaient possibles. Nous les signalons alors dans les notes de bas de page.

Le manuscrit du BORI fournit un texte d’une excellente qualité. Certes les corrections apportées sont nombreuses, mais la plupart sont mineures. Bien des passages n’en requièrent aucune. Nous avons

préféré laisser en l’état les passages manifestement corrompus plutôt que de risquer des émendations importantes. Nos corrections se réduisent pour la plupart à l’ajout d’une syllabe manquante, au retrait d’une syllabe indûment redoublée, au retrait d’un passage répété en raison de la présence du même mot à peu de distance, ou à un changement de vocalisme (en particulier dans les cas de confusion entre les graphies, notamment ā/e/o, e/ai, o/au).

Le manuscrit donne fréquemment Pātāñjala pour Pātañjala, et presque systématiquement Pātañjali ou Pātāñjali pour Patañjali. Cette faute répétitive pourrait indiquer (G. Miśra) que le commentateur, peu susceptible de commettre une telle bévue, n’aurait pas rédigé lui-même le texte, mais l’aurait dicté à un copiste. Une autre faute d’orthographe systématique est skanda pour skandha (YP 2.25c et commentaire YP 4.86-89ab).

L’établissement du texte du tantra a été guidé par la recherche de la meilleure cohérence possible entre le tantra et le commentaire. Rāmakaṇṭha ne glose pas systématiquement le tantra terme à terme, et lorsque c’est le cas, il ne cite pas toujours littéralement le mot qu’il explique. Aucune raison évidente n’explique la présence ou l’absence de glose littérale. Il est compréhensible que, du fait de sa position de théologien, Rāmakaṇṭha s’étende longuement sur les passages philosophiques et soit beaucoup plus succinct sur les passages descriptifs. Le commentaire seul ne permet donc pas de reconstituer avec certitude le texte du tantra que le commentateur avait sous les yeux, mais la citation des strophes du tantra dans le manuscrit du BORI, de façon intégrale et non pas sous la forme de

pratīka, la multiplicité des autres sources, et la structure métrique du texte, procurent une bonne

assurance à la mise en forme du texte du tantra. Dans les situations incertaines où les leçons de diverses sources diffèrent, mais sont également possibles, nous avons privilégié la leçon du manuscrit du BORI dans la mesure où elle est recevable tant sur les plans de la métrique et de la grammaire que sur celui du sens.

Dans notre édition critique, nous mettons en évidence la cohérence entre le tantra et le commentaire en faisant apparaître en caractères gras les termes du tantra repris par le commentaire. Par contre, nous n’y incluons pas les termes du tantra que le commentateur glose sans les citer littéralement. Sur le plan de la présentation du texte, nous avons choisi dans un souci de meilleure lisibilité, de le ponctuer, d’ajouter des coupures supplémentaires par rapport à celles présentes dans le manuscrit du BORI, et de défaire tous les saṃdhi internes et externes.

L’établissement du texte révèle que la version du tantra que le commentateur avait à sa disposition différait significativement de celle choisie par l’édition de N. R. Bhatt. Mesuré en quarts de strophes, environ un quart du texte que nous avons retenu, s’écarte de celui de l’édition, dans la plupart des cas cependant en raison de différences mineures. Ce constat prouve à quel point une édition, même

réalisée dans les meilleures conditions, à partir de nombreux manuscrits, par un éditeur d’une compétence incontestable, peut malgré tout s’avérer insuffisante lorsqu’une nouvelle source apparaît, et d’autant plus lorsque cette source est un commentaire. Le cas de la Mataṅgavṛtti illustre parfaitement l’apport essentiel que représente un commentaire ancien pour l’établissement d’un texte et sa compréhension.

Le Mataṅgapārameśvaratantra se distingue de la plupart des autres tantra sivaïtes par son écriture soignée. L’auteur a manifestement apporté une grande attention à sa composition. Le vocabulaire est riche. Le mètre est respecté sans l’emploi abusif de particules « bouche-trous ». Les seules facilités notables de remplissage du mètre sont la présence de nombreux vocatifs – nous en avons recensés une soixantaine dans le yogapāda – et de composés en -ātman/-ātmaka en dernier terme avec un sens faible – également une soixantaine. L’auteur use occasionnellement de figures de style de la poésie classique sanskrite. Ainsi compare-t-il la méditation à l’élan amoureux irrésistible qu’éprouve l’amant pour sa belle (YP 2.8-10ab), et l’entrée du yogin dans l’état de samādhi, à la préparation au sommeil (YP 2.81-85ab). Dans les descriptions des fixations ignée (YP 2.38cd-45) et aqueuse (YP 2.49cd-53), et l’évocation des nuages de la mousson qui sert d’exemple d’inférence par la cause (YP 4.20cd-23), il multiplie les qualificatifs. Les fins de chapitres sont marquées par une ou deux strophes en mètre particulier : deux strophes dans le cas des premier et septième chapitres, une dans le cas des autres chapitres47. Quatre mètres distincts, bien répertoriés dans les ouvrages de métrique, sont utilisés48 :

Les quatre strophes YP 1.15, 3.20, 5.70, 6.63 utilisent le mètre mixte upajāti de 11 syllabes, mêlant dans un ordre variable le mètre indravajrā (– – ᴗ – – ᴗ ᴗ – ᴗ – x) et le mètre

upendravajrā (ᴗ – ᴗ – – ᴗ ᴗ – ᴗ – x).

Les deux strophes YP 1.14 et 2.86 suivent le mètre nardaṭaka de 17 syllabes (ᴗᴗᴗᴗ–ᴗ–ᴗ/ ᴗᴗ– ᴗᴗ–ᴗᴗ–).

Les deux strophes YP 4.130 et 7.67 emploient le mètre śārdūlavikrīḍita de 19 syllabes (– – – ᴗᴗ–ᴗ–ᴗᴗᴗ–/ – –ᴗ– –ᴗ–).

 La strophe YP 7.68 a une structure mixte : le 1er pāda suit le mètre sragdharā de 21 syllabes (– – – – ᴗ – –/ ᴗ ᴗ ᴗ ᴗ ᴗ ᴗ –/ – ᴗ – – ᴗ – –), tandis que les trois autres pāda suivent le mètre

śārdūlavikrīḍita.

47 Deux autres tantra concluent ainsi les chapitres : le Mṛgendratantra et le Parākhyatantra.

48 Les noms et valeurs des mètres sont tirés de l’annexe du dictionnaire d’Apte (APTE 1965, Appendix I, p. 1035-1042). Sur la métrique sanskrite, voir aussi RENOU – FILLIOZAT 1953, appendice 2, p. 711-719.

Le commentaire respecte parfaitement la grammaire paninéenne et, malgré sa relative complexité, suit la syntaxe usuelle. Nous n’y avons repéré aucune anomalie grammaticale. Quelques corrections mineures, visant à rétablir l’exactitude grammaticale, ont été apportées çà et là : une modification de désinence, l’ajout ou le retrait d’un anusvāra, etc. Quant au texte du tantra, il est également composé dans le respect de la grammaire usuelle, à la différence de nombre de traités sivaïtes recourant volontiers au langage « aiśa », qui s’écarte sur certains points des règles du sanskrit classique49. Dans quelques cas faisant figure d’exceptions, nous avons cependant retenu des leçons enfreignant la grammaire habituelle :

āpūryantaṃ (YP 2.51) pour āpūryamānaṃ comme le glose Rāmakaṇṭha,

abhyasyaṃ (YP 4.70), adjectif verbal d’obligation dans le sens de abhyasanīyaṃ /

abhyasitavyaṃ,

pum (YP 4.93 en MS, YP 5.45) ou puṃs (YP 5.1) comme nominatif singulier du thème

puṃs-, alors que la forme régulière pumān est aussi attestée (YP 4.91, 5.12, 5.21, 5.28,

5.38),

ahamitpratyaya (YP 4.101, 7.31) pour ahamitipratyaya dans le sens de « l’idée du moi », par facilité métrique,

yopadiśyate (YP 5.45) pour ya upadiśyate, par saṃdhi abusif.

granthayaḥ (YP 6.34) nominatif pluriel de granthi- alors que la syntaxe exige un accusatif.

L’absence de glose littérale précisément là où elle serait bien utile, et une analyse du tantra parfois peu convaincante, conduisent à s’interroger sur l’intégrité du texte du tantra dont disposait le commentateur. La qualité générale de l’œuvre montre que, si corruption il y a, elle est tout à fait ponctuelle. Les principaux points méritant d’être soulignés sont les suivants :

 Dans la description de la fixation ignée (YP 2.38cd-41), l’ordre des strophes semble avoir été bouleversé ; le commentaire pointe bien le début de la description et explique le désordre en arguant d’une « relation non contiguë » (vyavahitasambandha).

 Les fruits de la méditation sur la Terre (YP 4.47cd-48) apparaissent dans la partie traitant de la méditation sur l’Eau.

 La description de la méditation sur les huit principes du Non-Manifesté à la Connaissance Pure (YP 5.24cd-28), est étonnamment succincte ; il est en effet surprenant que le passage porte sur l’ensemble des huit principes, comme le laisse entendre le commentaire, alors que deux d’entre eux ne sont pas cités explicitement ; ce passage nous paraît lacunaire.

Nous signalons dans les notes quelques autres points douteux (YP 4.17ab, 4.28cd, 4.39ab).

Le texte sanskrit étant établi, nous nous sommes risqués à une traduction en français de la section du yoga du tantra (annexe 2, p. 422). A notre connaissance, aucune traduction de cette partie du

Mataṅgapārameśvaratantra, même partielle, n’est disponible, en quelque langue que ce soit50. Notre traduction du tantra suit aussi fidèlement que possible le sens que lui donne le commentateur. Nous signalons en note les rares endroits où l’interprétation de Rāmakaṇṭha semble s’écarter du sens littéral du tantra ou le dépasser. Nous avons renoncé à une traduction complète du commentaire, en raison de la difficulté du texte et des nombreuses obscurités qui subsistent, autant que du faible intérêt à rendre en français une glose sanskrite terme à terme. Nous livrons une traduction de ses passages les plus significatifs dans l’analyse ci-après.

Notre traduction du tantra privilégie la fidélité au texte original, aussi bien sur le plan du sens que du style. Cependant la lourdeur inhérente au sanskrit, due à l’accumulation de qualificatifs, à la répétition de mots, aux comparaisons appuyées, ou aux autres procédés poétiques usuels, est peu conforme aux critères esthétiques de la langue française. Nous nous sommes efforcés d’échapper autant que possible à cette pesanteur, et de rendre la traduction compréhensible à un lecteur non sanskritiste.

50 Parmi les traductions d’autres passages du tantra, citons surtout celle de l’entièreté du neuvième chapitre du caryāpāda par le Professeur Sanderson (SANDERSON 2006, p. 202-207). Ce même article contient la traduction de plusieurs passages du commentaire de Rāmakaṇṭha sur le vidyāpāda.