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En même temps que le [Non-Manifesté] se met en mouvement, à partir [d’un principe] grossier sont produits des principes plus grossiers, progressivement, dans

Avyakta, le Non-Manifesté

VP 15.16cd-18ab. En même temps que le [Non-Manifesté] se met en mouvement, à partir [d’un principe] grossier sont produits des principes plus grossiers, progressivement, dans

l’ordre de la pesanteur (gurvanukrama), jusqu’aux [principes] spécifiques (viśeṣa)368. Sur la voie [de la méditation] des principes (tattvamārga), à partir [d’un principe] subtil, des principes plus subtils, disposés dans l’ordre inverse, doivent être médités succinctement369.

Le processus d’émission des principes manifestés est le suivant (cf. figure 3 p. 138 ) : du principe des

Guṇa, ou directement du Non-Manifesté selon l’enseignement du Sāṃkhya, provient l’Intelligence

367 tattvadharmas tridhā tāvad ahaṃkārasya suvrata / vaikārikas taijasaś ca bhūtādir iti caiva hi // sattvenotkṛṣṭavīryeṇa

garvo vaikārikaḥ sthitaḥ / rajasā bhūrisaṃpṛktas taijasaḥ parikīrtitaḥ // bhūtādis tamasotkṛṣṭas teṣāṃ vakṣyāmi vṛttayaḥ / rajastamobhyām ākramya balaṃ samyak pravartate // īṣadrajaḥsamāyogād vikāraiḥ svair aninditaḥ / vaikāriko’kṣasenāyāḥ kāraṇaṃ yonir ucyate // yonis tanmātrasaṃghasya yadā samyak pravartate / tamobalaṃ samākramya yathāvan munipuṅgava // rajasaḥ saha sattvena kiṃ cit tamasa īraṇāt / VP 18.43-48ab.

368 Les principes spécifiques (viśeṣa) sont les cinq éléments grossiers. cf. Sāṃkhyakārika 38 : tanmātrāṇy aviśeṣās tebhyo

bhūtāni pañca pañcabhyaḥ / ete smṛtā viśeṣāḥ śāntā ghorāś ca mūḍhāś ca // « Les éléments subtils sont non-spécifiques.

De ces cinq sont produits les cinq éléments grossiers. Ceux-ci sont dits spécifiques. Ils sont paisibles, violents et confus. »

369 yugapac calatas tasya sthūlāt sthūlatarāṇy ataḥ // gurvanukramasiddhāni viśeṣāntāni kālataḥ / tattvāni

(Buddhi) ; de celle-ci provient le Sens du moi (Ahaṃkāra) ; par le double processus selon les Guṇa dominants sont engendrés d’une part le Mental (Manas), les facultés des sens (Buddhīndriya) et les facultés d’action (Karmendriya), et d’autre part les éléments subtils (Tanmātra) ; enfin chacun des cinq éléments subtils produit un élément grossier (Mahābhūta).

Dans l’enseignement initial du Sāṃkhya, ainsi que l’indique la terminologie des treize principes, de l’Intelligence aux facultés d’action, les principes manifestés se situent clairement sur le plan de l’être humain dont ils forment la structure. Même les éléments subtils et grossiers ne sont envisagés dans cette perspective qu’en tant que constitutifs du corps, corps subtil pour les éléments subtils, corps physique pour les éléments grossiers. Il n’y est nullement question de transcendance ou de cosmologie. Dans le sivaïsme par contre, à l’instar des principes plus élevés, les principes manifestés sont appréhendés à la fois sur un plan universel et sur un plan individuel. Aux principes manifestés se rattachent aussi des mondes dirigés par des divinités régentes, et peuplés d’innombrables créatures.

La description des principes manifestés s’appuie sur un vocabulaire et des concepts déjà établis dans les Sāṃkhyakārikā. Ainsi l’Intelligence (Buddhi) est-elle définie en Sāṃkhyakārikā 23, et à plusieurs reprises dans le tantra (notamment VP 17.2a et YP 4.107d ci-après), comme « discernement » (adhyavasāya), c’est-à-dire la faculté de jugement résultant d’un examen par l’intellect d’une perception immédiate éventuellement erronée. Selon les exemples classiques, le discernement permet de distinguer un pilier d’un homme, ou une corde d’un serpent, alors que la perception immédiate tend à les confondre.

YP 4.107d-110. L’Intelligence (Buddhi) discernante (adhyavasāyinī), grâce à laquelle [l’homme] comprend ce qui est clairement perçu, t’a été démontrée précédemment. La compréhension (mati) est la connaissance (vijñāna) exempte de l’ambiguïté de l’homme et du pilier. Alors qu’il se déplace vivement, un marcheur, entrevoyant la forme inquiétante d’un serpent, se met aussitôt à trembler. Puis il réfléchit rapidement (adhyavasya) en pensant : « vérifie s’il s’agit d’une corde ». Alors l’Intelligence (Buddhi), connue de ceux qui savent raisonner, ôte le doute.

Le rôle essentiel que joue l’Intelligence dans le processus de perception, est également évoqué en YP 4.15cd-16 et le commentaire ad loc. (cf. p. 191). Selon la théorie classique de la perception, la première impression, qui n’est que pure vision, peut être entachée d’incertitude. La fonction de l’Intelligence est justement de dissiper celle-ci et de révéler la perception juste.

Pour rester sur le plan du vocabulaire, signalons une différence entre les Sāṃkhyakārikā et le tantra : dans les premiers, le terme Mahat, « le Grand Principe », est employé comme synonyme de Buddhi (Sāṃkhyakārikā 3, 8, 22, 40, 56), alors que dans le tantra, il désigne le deuxième aspect différencié

de Śiva, le principe de la Jouissance (Bhoga), c’est-à-dire la matière subtile du Bindu (cf. VP 3.21cd-23ab cités p. 144).

Toujours selon la Sāṃkhyakārikā 23, l’Intelligence possède huit propriétés. Les quatre premières sont de la nature du Sattva : vertu (dharma), connaissance (jñāna), détachement (virāga ou vairāgya) et souveraineté (aiśvarya). Les quatre autres, de la nature du Tamas, sont les opposées des précédentes. Le tantra consacre à ces huit propriétés une grande partie (VP 17.15cd-133cd) du très long chapitre du vidyāpāda traitant de l’Intelligence (chapitre 17, 190 strophes). La souveraineté (aiśvarya) se manifeste par la série des huit pouvoirs extraordinaires que nous présenterons plus loin (cf. p. 238).

La Sāṃkhyakārikā 24 définit le Sens du moi (Ahaṃkāra) par le terme abhimāna, étymologiquement « haute opinion de soi », c’est-à-dire, selon le contexte, « orgueil », « amour propre », ou « personnalité ». Tandis que le mot abhimāna n’apparaît qu’une seule fois dans le yogapāda (YP 7.11a), trois autres termes y sont employés comme synonymes d’Ahaṃkāra. Le premier est

garva, dont le sens usuel de « fierté » souligne que ce trait psychologique est considéré comme le

plus révélateur de l’ego (VP 10.6-10, VP 17.56cd-57, VP 18.44, 49, 50, YP 4.111 et YP 5.4). Le deuxième, darpa, a le même sens de fierté (YP 2.84a, YP 5.51a). Le troisième est saṃrambha, dont le sens varie entre « appropriation » et « agitation », qui sont aussi deux aspects significatifs de la personnalité (YP 4.97 et YP 4.101). Rāmakaṇṭha glose les deux occurrences de saṃrambha dans le

yogapāda respectivement par "activité consistant à saisir les objets de jouissance370" et "souffle vital et autres371".

Les onze principes que sont le Mental (Manas), les cinq facultés des sens (Buddhīndriya) et les cinq facultés d’action (Karmendriya), sont désignés comme « organes » (karaṇa). Le Mental a une fonction de coordinateur (saṃkalpaka). Les facultés des sens orientent l’esprit vers les objets de jouissance, et les facultés d’action permettent de s’en saisir.

Le vidyāpāda (VP 18.68cd-79ab) présente les cinq facultés d’action sous divers aspects : un aspect « matériel » (ādhibhautika) qui est l’action correspondante (kriyā), respectivement parole, don, locomotion, excrétion, plaisir ; un aspect « personnel » (adhyātma) qui est l’organe correspondant ; et un aspect « divin » (adhidevatā) qui est le régent correspondant, Hutabhuj (Agni) pour la Parole, Indra pour la Main, Keśava (Viṣṇu) pour le Pied, Mitra pour l’Anus et Prajāpati pour le Sexe.

370 (…) saṃrambhe bhogyāharaṇātmani vyāpāre (…) / Commentaire YP 4.93cd-98ab.

De la même façon, VP 18.56cd-66 décrivent les divers aspects des cinq facultés des sens : leur domaine (viṣaya) est leur champ de perception : son et nom pour l’Ouïe, froid et chaud, doux et rugueux pour le Toucher, forme, couleur, aspect et dimension pour la Vue, les saveurs piquantes, acides, salées, etc. pour le Goût, l’odeur pour l’Odorat ; leur aspect « personnel » (adhyātma) est l’organe correspondant (oreille, peau, œil, langue, nez) ; leur aspect « matériel » (ādhibhautika) est leur domaine spécifique (audible, tangible, visible, sapide, odorant) ; enfin, chaque faculté est régie par une divinité (adhidevatā) : les Directions (Diśaḥ) pour l’Ouïe, Mātariśvan (Agni) pour le Toucher, Sūrya pour la Vue, Jalādhyakṣa (Varuṇa) pour le Goût, et Pṛthivī pour l’Odorat.

Dans le yogapāda (YP 4.93cd-98ab), le tantra évoque l’idée parfaitement juste que les facultés des sens et les facultés d’action doivent agir de façon conjointe pour la réalisation de la jouissance.

YP 4.93cd-98ab. Au moyen de l’exercice de l’ensemble des facultés des sens