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A cause de cela, il doit accomplir la conquête de l’énergie [du Seigneur suprême possédant] un esprit puissant et une force inépuisable, et exempt de dépôt

Amṛtā, la fixation immortelle

YP 3.10cd-13. A cause de cela, il doit accomplir la conquête de l’énergie [du Seigneur suprême possédant] un esprit puissant et une force inépuisable, et exempt de dépôt

subconscient externe. La compréhension (mati) grâce à laquelle il va à l’ascension (unnati) suprême, se développe rapidement. Le Créateur Īśāna (kāraṇeśāna) dirige le yogin, rendu apte par la purification des sens, et transformé par l’allégresse (āmoda) résultant de cet état, vers les domaines d’allégresse [produits par] la visualisation (bhāvanā) de la réalité du [Seigneur] : [le yogin] n’est plus bloqué, ô ascète fidèle à son observance ! A partir de cet état, il va à un état [plus élevé] à cause d’un nouveau développement du feu du yoga.

Rāmakaṇṭha n’est manifestement pas impressionné par le ton grandiloquent du tantra. Selon lui, la "conquête de l’énergie" dont il est question ici, n’est autre que la "victoire sur le psychisme" obtenue grâce aux six membres du yoga, en prenant comme support de méditation le Seigneur suprême suivant les indications du chapitre précédent. Par un artifice classique de commentateur consistant à attribuer un sens caché à une simple particule, en l’occurrence ca, il dépasse le texte du tantra en y lisant une invitation à accomplir rigoureusement les rites d’adoration prescrits. Rāmakaṇṭha profite de l’occasion pour insister sur le caractère indispensable du culte dans le processus de libération.

En clair, [le yogin] doit accomplir la victoire sur le psychisme (cittajaya), qui consiste en ce yoga basé sur cet objet [de méditation, c’est-à-dire le Seigneur]. Au moyen du mot "et" [est indiquée] la série des rites d’adoration (ārādhana) tels que le culte (arcana). Chez celui qui s’est préparé au moyen des rites d’adoration en vue de la conquête du [Seigneur], dans cet état précisément, "la compréhension" de cette nature "se développe", "grâce à laquelle [il va à l’ascension suprême]", c’est-à-dire qu’il voit même le principe de réalité suprême308.

Pour appuyer sa position, il cite une strophe menaçant de maux terribles les initiés qui négligeraient les rites :

On déclare que de la transgression des commandements résulte la condition de créature carnivore (kravyādatva) pour une durée de cent années309.

308 tadviṣayayogātmakaś cittajayaḥ kartavya ity arthaḥ / caśabdād arcanādyārādhanakramaś ca / tajjayārādhanād

dhitasya, tasyām apy avasthāyāṃ, tathābhūtā matiḥ pravartate, yayā param api tattvaṃ paśyatīti / Commentaire

YP 3.10cd-11.

309 ājñāvilaṅghanāt proktaṃ kravyādatvaṃ śataṃ samāḥ / Source incertaine, peut-être Sārdhatriśatikālottaratantra 25.2cd. Dans ce tantra, ce demi-vers apparaît dans le chapitre consacré au « relèvement des observances » (liṅgoddhāra), rite destiné à renvoyer à la vie mondaine les initiés s’étant engagés à renoncer au monde, mais ayant failli à cette observance. Dans son commentaire du VP 5.6ab du Mataṅgapārameśvaratantra, Rāmakaṇṭha cite ce même demi-vers en indiquant qu’il proviendrait du Pauṣkaratantra. Il y glose kravyāda par piśācarūpa, « démon ayant la forme d’un

Le blocage risquant d’affecter le yogin au cours de sa progression, est un péril réel guettant aussi le pratiquant moderne. Toute personne s’engageant résolument dans le yoga ne peut manquer d’en observer rapidement les effets, tant physiques que psychiques. Parmi ces effets, le ressenti de certains états intérieurs, particulièrement stables, paisibles, et accompagnés de sensations lumineuses, peut être vécu comme l’obtention d’un niveau de réalisation élevé. L’erreur serait de concevoir ces états comme l’aboutissement ultime, de s’y attacher et de vouloir les retrouver ensuite à chaque pratique. Cet « orgueil spirituel », qui maintient le pratiquant dans un état illusoire, doit être dépassé, en ne perdant jamais de vue le véritable objectif qu’est la libération complète.

Au moyen des indications pratiques qui précèdent, le sādhaka persévérant ne peut manquer le but :

YP 3.14. [Le pratiquant] orienté dans la [bonne] direction, dont [la voie] a été ouverte avec impétuosité grâce au contact [dû] à l’expansion des tresses du [Seigneur suprême], parvient progressivement, sous l’effet du temps, à l’état désiré, ô ascète fidèle à son observance !

Les éléments techniques ayant été exposés, l’auteur du tantra termine le chapitre en se livrant à quelques exercices de style. Au demi-vers YP 3.14ab, il joue sur une allitération de consonnes rétroflexes (tatsaṭāṭopasaṃghaṭṭapaṭūdghāṭitadiṅmukhaḥ). "L’expansion des tresses" (saṭāṭopa) est glosée par le commentateur comme "l’activité (pravṛttiḥ) des énergies (śaktayaḥ) du Seigneur suprême".

La conclusion du chapitre est une invitation à renoncer à l’existence dans le monde, conçue comme un courant douloureux, caractérisée par des désirs vains envers des objets illusoires, des plaisirs éphémères et des bonheurs incertains. Cet état de souffrance contraste avec l’état de puissance et de stabilité, paisible et lumineux, du sage ayant parcouru la voie du yoga :

YP 3.15-19. Grâce à sa capacité de perception s’étendant à tout l’espace, grâce à sa force infaillible, grâce au pouvoir résidant en lui-même, impérissable, extrêmement puissant, à l’orientation incorruptible, [le pratiquant], au corps lumineux, à l’aspect flamboyant, empreint de noblesse, brille jusqu’au ciel. Le courant douloureux [de l’existence] (kliṣṭapravāha) est immédiatement corrompu par la perception du [principe] primordial (Pradhāna = Guṇa) ; il est complètement oppressé par l’épuisement [résultant] de l’effort [exercé en direction] des objets transitoires ; son objet [suscite] un désir [semblable] à la soif d’un animal sauvage ; il a l’étendue d’un filet puissant ; il abonde en expériences [illusoires comme] un jeu d’ombre ; l’être vivant [y est comme] une bulle dans l’eau ; il abonde en succès et en plaisirs [fugaces comme] l’éclair ; la fortune y est mouvante

[comme] le vent. Celui qui a quitté [ce courant douloureux], ayant pénétré le monde entier à cause de la puissance du yoga, se tient immobile.

4. CONCLUSION

Le Mataṅgapārameśvaratantra, en parfait accord avec sa position théiste de texte révélé, définit le yoga comme l’établissement et le maintien de la relation entre l’Âme individuelle et Śiva. Tous les aspects du yoga, en particulier ses six membres, visent à instaurer, puis renforcer l’union de l’être humain avec le Seigneur suprême. Conformément à cette vision, l’auteur du tantra affirme la supériorité du "yoga de l’Âme" sur le "yoga du psychisme" des Yogasūtra, qui est cependant reconnu comme pratique préliminaire, destinée à apaiser l’esprit pour rendre l’âme plus disponible à la relation avec le divin.

Dans cette perspective, les six membres du yoga prennent la forme d’opérations rituelles que l’officiant accomplit intérieurement, dans le but de préparer, compléter ou renforcer celles qu’il exécute extérieurement durant les rites. Le tantra décrit les six membres en insistant sur l’orientation de l’esprit vers Śiva qui, non seulement doit les accompagner, mais leur donne leur vraie signification. Ainsi le retrait des sens (pratyāhāra), qui consiste généralement à détourner l’attention des objets extérieurs captant ordinairement les sens pour la diriger vers l’intérieur, est effectué grâce à la répétition d’un mantra comptée à l’aide d’un rosaire. La méditation (dhyāna) porte spécifiquement sur Śiva et requiert un élan de dévotion envers lui. Le contrôle du souffle (prāṇāyāma) conduit, après les trois phases d’inspiration, de rétention et d’expiration, à un moment de suspension qui n’est autre que "le stade suprême" de l’apaisement de l’esprit, au cours duquel la relation avec Śiva peut s’établir. La quadruple fixation (dhāraṇā) correspond à quatre phases de la purification intérieure de l’officiant avant le rituel (dehaśuddhi). Le jugement (tarka ou ūha), qui est habituellement le discernement de ce qui est favorable ou défavorable au yoga, prend le sens particulier d’abandon de toute pensée « discursive » suscitée par un objectif « mondain », pour fixer résolument l’attention sur Śiva. Enfin l’état de concentration (samādhi) est l’état d’unité indifférenciée du méditant avec la divinité. L’orientation de l’esprit vers Śiva par la méditation est également le seul moyen d’empêcher que les imprégnations mentales générées par d’autres supports de méditation, n’alourdissent le "dépôt" des expériences passées, et n’entravent la libération.

Face à l’ordre parfaitement logique des huit membres des Yogasūtra se succédant dans le sens d’une intériorité et d’une subtilité de plus en plus grandes, l’ordre des six membres du

semble que l’ordre des six membres reflète le déroulement chronologique d’une pratique rituelle intériorisée. En effet, l’intériorisation est l’entrée incontournable dans une opération effectuée presqu’en totalité mentalement. La méditation est une invitation de la divinité à être présente durant le rite. Les deux membres secondaires, assise et posture, sont des préalables aux deux membres suivants, contrôle du souffle et fixation. Au moyen de diverses techniques, ceux-ci modifient l’état intérieur du pratiquant en créant une impression de calme, de légèreté, de lumière, propice à l’établissement de la relation avec la divinité. Le jugement s’explique dans la perspective de la répétition du rituel. Tout dévot persévérant prend tôt ou tard conscience que certaines conditions sont favorables ou défavorables à sa quête. Il ne peut éviter de développer les premières et d’écarter les secondes. Enfin la concentration, qui est l’aboutissement du processus, est la réalisation de l’état d’union avec le divin.

Dans le yoga moderne, généralement dissocié de tout contexte religieux, la pratique peut néanmoins être vécue comme une sorte de rite intérieur. De ce fait, les six membres des tantra nous paraissent tout à fait à même de servir de trame à une séance de yoga. Celle-ci ne saurait commencer autrement que par un retournement de l’attention : tant que les sens sont orientés vers les objets extérieurs, l’esprit est dispersé, et la concentration requise ne peut s’installer. Une méditation initiale est fréquente. Dans le yoga laïcisé contemporain, elle prend souvent la forme de la récitation d’un mantra dont le sens littéral, trop connoté religieusement, tend à être remplacé par une interprétation plus libre, accessible à tout pratiquant, quelles que soient ses croyances. Le travail postural, auquel la pratique moderne accorde une si large place, n’est qu’une préparation aux exercices de respiration et de concentration, qui forment le « cœur » de la pratique. Le jugement tient à ce que, dans la durée, le pratiquant réalise un jour ou l’autre que certaines dispositions de l’existence sont favorables ou défavorables, voire compatibles ou incompatibles avec le yoga : l’alimentation, le cadre de vie, l’activité professionnelle, les relations sociales… Toute personne fermement engagée dans le yoga est conduite à adapter son environnement et son mode de vie dans le sens d’une meilleure cohérence avec le yoga. En conclusion de la pratique, la concentration, qui est une seconde méditation, plus profonde que la première, mène à l’état de yoga visé. Ainsi les six membres du yoga selon les tantra, tout autant que les huit membres des Yogasūtra, nous paraissent-ils parfaitement appropriés à guider les pratiques de yoga contemporain.