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Sous la forme du troisième tattva, celui de l’Autorité (Adhikāra), Śiva entre pleinement en action : il devient le Créateur.

VP 4.2-3. Agissant en se divertissant, après être descendu (avatīrya) rapidement du [principe indivis de la Dissolution] dans le Bindu, le Seigneur suprême, parce qu’il est renforcé par cette condition parfaite, par cette puissance extrêmement mobile, à la force infaillible, évidente sur toutes les voies, devient le Créateur (kartṛ) de la création (kārya), le souverain universel328.

Le principe d’Autorité est aussi appelé īśvaratattva, « principe du Seigneur » (commentaire de YP 5.29-32ab), ou aiśvaraṃ tattvam, « principe souverain » (YP 5.29ab, 7.49ab). Plus fréquemment, il porte le nom de Sadāśiva (YP 5.29cd, 5.48ab, 5.60ab, 5.62ab, 6.27ab) ou encore Sādākhya (YP 5.66ab). Il est régulièrement qualifié de bhagavat, que nous avons rendu par « Bienheureux » (YP 5.48ab, 6.23cd, 6.61ab, 7.58ab) :

YP 5.48ab. Sadāśiva est le Bienheureux (bhagavat) désigné par le mot « Seigneur » (Īśa).

Si le terme très général bhagavat ne caractérise pas uniquement Sadāśiva, le terme bhaṭṭāraka, que nous avons traduit par « Vénérable », lui est attaché de façon spécifique par Rāmakaṇṭha, sous la forme du composé sadāśiva-bhaṭṭāraka (six occurrences dans le commentaire de YP 5.48 à 5.61329).

327 śāntyatītaṃ paraṃ tattvam avināśy avyayātmakam // yenonmīlitasadbhāvāḥ paśavaḥ śivatāṃ gatāḥ / VP 3.32cd-33ab.

328 krīḍaṃs tato’vatīryāśu bindau sa parameśvaraḥ / sāṃsiddhikena bhāvena yato’sāv upabṛṃhitaḥ // atiraskṛtavīryeṇa

prabhāveṇātisarpiṇā / sarvādhvaprakaṭenāyaṃ kartā kāryasya viśvarāṭ // VP 4.2-3.

Sadāśiva se caractérise par sa « suzeraineté » (īśitva), à laquelle le yogin accède par la méditation (YP 5.31-32ab), et qui prend chez ce dernier la forme de jouissances extraordinaires (VP 17.118cd-120) :

YP 5.58-59. La « suzeraineté » (īśitva), appelée « souveraineté » (īśitā), se distingue de l’état d’aliénation (paśutva). Elle est caractérisée par [des états] possédant une qualité non affligée par la confusion et autres [troubles], et une nature appropriée au contentement. L’Âme Liée (paśu), par contre, est constamment dépendante de [l’état d’aliénation], ô sage pareil à un tigre ! On dit, par transfert de sens, que [la suzeraineté] est séparée de la jouissance (bhoga) et de l’état de jouisseur (bhoktṛtva).

Avec Sadāśiva, les concepts théologiques se démultiplient et se complexifient, ainsi que les chapitres 4 à 6 du vidyāpāda l’exposent longuement. Comme ces notions n’apparaissent que de façon marginale dans le yogapāda, nous n’en signalons ici que quelques éléments-clefs. La question qui sous-tend l’organisation complexe des Puissances (Śakti) et des « Seigneurs de Sagesse » (Vidyeśvara ou Vidyeśa), porte sur les modalités d’action de Sadāśiva : comment peut-il interférer avec le monde, tout en restant un aspect de l’éternel Śiva immuable ? La réponse tient en l’existence de forces agissantes nommées Puissances (Śakti), et d’agents intermédiaires appelés Vidyeśvara. D’un côté, de Sadāśiva émanent des Puissances qui sont autant de processus à l’œuvre dans le monde. De l’autre, des Âmes parvenues à un certain degré de libération, mais n’ayant pas atteint le stade ultime de

śivatva, entourent Sadāśiva : ce sont les Rudra. Parmi elles, les plus éminentes, dénommées Vidyeśvara, se voient attribuer par Śiva des tâches spécifiques telles que le gouvernement des mondes

créés pour accueillir les innombrables autres Rudra.

[Le principe d’Autorité] est l’état où se trouvent (antarbhāva) les Puissances (Śakti). On dira : « Les Puissances (Śakti) sont établies (…) dans ce principe nommé Seigneur (Īśvara). » C’est aussi [l’état où se trouvent] les Vidyeśvara. On dira : « Les seigneurs suprêmes sont établis dans ce principe du Seigneur330. »

Sadāśiva n’agit pas directement dans les mondes, mais par l’entremise des Vidyeśvara et des Rudra qui l’entourent. Cependant, derrière cette apparente multiplicité, c’est le dieu suprême seul qui est à l’œuvre. Son action ne résulte pas d’une volonté, comme l’action de l’être humain ordinaire, mais d’un simple "jeu" (krīḍā) de sa part. Par extension, le mode d’action par « divertissement » de Sadāśiva devient celui de ses hypostases, et aussi celui des yogin sur la voie de la libération. On

330 (…) tatraiva śaktīnām antarbhāvaḥ / yad vakṣyati – śaktayo yā vyavasthitāḥ (VP 5.1b) / tattve’sminn īśvarāhvaye (VP 5.2b) / iti / vidyeśvarāṇāṃ ca / yad vakṣyati – tasminn eveśvare tattve saṃsthitāḥ parameśvarāḥ (VP 5.5ab) / iti / Commentaire VP 2.14.

relève dans le seul yogapāda quelque vingt occurrences de dérivés ou de formes conjuguées de

KRĪḌ- exprimant ce fonctionnement particulier.

YP 5.48cd-49ab. S’étant rendu multiple sous la forme des Rudra, par le jeu de divers plaisirs, lui seul agit en se divertissant, pourvu d’une énergie inextinguible.

Les Vidyeśvara se différencient les uns des autres selon les tâches auxquelles ils sont affectés par Sadāśiva. Ils en prennent l’aspect éblouissant et reçoivent par délégation ses qualités éminentes.

YP 5.51cd-54. Et les Vidyeśvara de sagesse, qui agissent à son ordre en se divertissant, se distinguent par centaines et par milliers, dit-on par transfert de sens, selon les lieux, leur action, « les effets et les causes331 », et selon leur autorité. Tous ont l’aspect d’une myriade de soleils étincelants, sont pourvus d’une force inébranlable, portent le croissant de lune comme ornement de tête. Tous ces suprêmes seigneurs prennent des formes variées et sont omniscients. Tous procurent jouissance et libération. Tous possèdent des corps irréprochables.

2.1.2. Śakti, la Puissance

La seconde catégorie du Mataṅgapārameśvaratantra est celle de la Puissance (Śakti). Cette dénomination, suggérant que cette catégorie coïnciderait avec la Puissance de Śiva, prête à confusion. En réalité, la Puissance de Śiva relève de la catégorie du Maître, et plus précisément, au sein de cette dernière, du principe d’Autorité (Adhikāra), ainsi que Rāmakaṇṭha l’a indiqué précédemment dans son commentaire de VP 2.14. La catégorie de la Puissance décrit non pas la Puissance de Śiva elle-même, mais les deux domaines où elle s’exerce : le monde pur du principe de la Connaissance Pure (Śuddhavidyā), et le monde impur du principe de la Māyā :

VP 2.15-16ab. On explique que la deuxième catégorie, appelée « Puissance » (Śakti), est [l’ensemble des deux principes que sont d’une part] le support [de la manifestation] qu’est la Māyā, cause de la condition de jouisseur des objets de jouissance, [et d’autre part] le « bien réuni » (susaṃcita). Le nom [de cette catégorie] est celui de la [Puissance suprême] consistant en action et connaissance. [Par extension, on appelle aussi puissances] les vertus manifestes du Seigneur332.

331 Pour les âmes liées, « les effets et les causes » (kāryakāraṇa) désignent l’ensemble des principes manifestés, dérivés les uns des autres, et constituant précisément l’incarnation (cf. commentaire de YP 5.1b). Dans le cas des âmes partiellement libérées telles que les Vidyeśvara, « les effets et les causes » désignent leur réalité subtile. Ils relèvent alors de la Connaissance Pure (Śuddhavidyā), ainsi que l’indique le commentaire de YP 5.52.

332 bhogyabhoktṛtvasaṃbandhamāyādhārasusaṃcite / kriyājñānātmikā kīrtir ye ca dharmāḥ patau sphuṭāḥ // śaktyāhvaḥ

L’aide du commentateur est la bienvenue pour reconnaître la Connaissance Pure sous le qualificatif "bien réuni" (susaṃcita). Rāmakaṇṭha glose le terme par "le principe de la Connaissance qui prend la forme de l’ensemble des corps, des mondes, etc. relevant de la Connaissance Pure qui en est la cause333".

L’ambiguïté de la dénomination de la catégorie de la Puissance, oblige le commentateur à clarifier les choses : la catégorie inclut les deux domaines où s’exerce la Puissance de Śiva, Connaissance Pure et Māyā, sans s’étendre à la région impure des liens qui entravent l’Âme incarnée :

Certains objectent que seules les Puissances sont incluses dans cette [catégorie]. Ceci est inexact. Celles-ci [les Puissances] n’ont pas d’état distinct, puisqu’on dira que leur nature se situe seulement dans le principe du Seigneur, dont le lieu unique est la catégorie du Maître. Ce serait une définition par excès (ativyāpti) que de considérer qu’est inclus dans cette catégorie [de la Puissance] ce qui a été indiqué à la strophe initiale (ādisūtra, VP 2.1-2ab) [comme devant être détruit], consistant en liens graduels, et ayant la forme des principes et des mondes. Et ce serait une définition par défaut (avyāpti) de ne pas y inclure cette série de principes consistant en Connaissance [Pure] et Māyā334.