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Le deuxième moyen de connaissance juste est l’inférence (anumāna), dont l’exemple de référence dans la plupart des traités de logique est le syllogisme bien connu : il y a de la fumée sur la colline ; partout où il y a de la fumée, il y a du feu ; donc il y a du feu sur la colline. Le tantra ne s’attarde pas à présenter les trois composantes du syllogisme, mais distingue trois types d’inférences, mentionnés dans les Nyāyasūtra433 dont il reprend la terminologie : l’inférence de la cause à partir de l’effet (śeṣavat), l’inférence de l’effet à partir de la cause (pūrvavat), et l’inférence d’une règle générale à partir de cas particuliers (sāmānyatodṛṣṭa). Le tantra se contente d’en fournir des exemples, "sans développer exagérément" (na cātiparivistarāt).

Des traces laissées par un éléphant, on infère son passage à cet endroit : c’est l’inférence de la cause à partir de l’effet (śeṣavat) :

432 (…) yad idam anupayukte śabdārthasaṃbandhe’rthajñānaṃ na tat nāmadheyaśabdena vyapadiśyate / gṛhīte’pi ca

śabdārthasambandhe’syārthasyāyaṃ śabdo nāmadheyam iti / yadā tu so’rtho gṛhyate, tadā tat pūrvasmād arthajñānān na viśiṣyate, tad arthavijñānaṃ tādṛg eva bhavati / tasya tv arthajñānasyānyaḥ samākhyāśabdo nāstīti, yena pratīyamānaṃ vyavahārāya kalpeta / na cāpratīyamānena vyavahāraḥ / tasmāj jñeyasyārthasya saṃjñāśabdenetikaraṇayuktena nirdiśyate – rūpam iti jñānam, rasa iti jñānam iti / tad evam arthajñānakāle sa na samākhyāśabdo vyāpriyate, vyavahārakāle tu vyāpriyate / tasmād aśābdam arthajñānam indriyārthasaṃnikarṣotpannam iti / (…) Nyāyabhāṣya 1.1.4 (NYĀYASŪTRA 1984, p. 12-14).

YP 4.19-20ab. Le sol est [couvert] d’une masse d’excréments en forme de boucles grossières, et sent la sécrétion temporale de l’éléphant. A l’aide de ces signes ou d’autres, indiquant qu’il s’est arrêté ou couché à cet endroit, les sages concluent, par une inférence

śeṣavat, qu’un éléphant en rut est passé par là.

De la vision de gros nuages noirs, on infère qu’il va bientôt pleuvoir : c’est l’inférence de l’effet à partir de la cause (pūrvavat) :

YP 4.20cd-23. Que déduit-on en voyant apparaître, à la saison des pluies, des nuages noirs comme du fard à paupière, hauts, gonflés, denses, [avançant] sans obstacle, énormes, épais, emplis d’éclairs et de grondements ?Sans aucun doute a-t-on déjà observé la bonne averse ininterrompue, qui ne manque pas de survenir ensuite. Nul ne peut contester qu’une pluie bénéfique se produise incessamment. Ainsi, par une inférence pūrvavat, on déduit toujours qu’il va pleuvoir.

De l’observation répétée des astres, on constate qu’ils se déplacent, tout comme Devadatta ; de ceci, on infère que la mobilité est une propriété universelle434 : c’est l’inférence d’une règle générale à partir de cas particuliers (sāmānyatodṛṣṭa).

YP 4.24-26. En premier lieu, on observe la position de la multitude des astres. Lorsqu’on les regarde ensuite, à plusieurs reprises, on peut déduire leur mobilité. De même, que déduit-on lorsqu’après avoir aperçu tout d’abord Devadatta à un certain endroit, on le voit [ensuite] à un autre endroit ? Assurément qu’il s’est déplacé ! [Même] sans en avoir la preuve au sujet des éléphants, chevaux et autres [animaux], on déduit que la mobilité est universelle (sāmānya), et non pas spécifique (viśiṣṭa).

Rāmakaṇṭha évite de s’engager dans une discussion sur l’inférence. Il renvoie à une strophe du

vidyāpāda déjà commentée, exprimant la même triple distinction :

VP 3.9-10ab. [L’existence] du détenteur d’une propriété (dharmin) est démontrée par [l’existence] de la propriété (dharma). Tantôt la cause [est démontrée] par l’effet, tantôt l’effet par la cause, tantôt en considérant la tradition (āmnāya), au moyen de la certitude acquise conjointement par la présence simultanée d’une propriété et du détenteur de cette propriété (sādharmya), et par l’absence simultanée des deux (vaidharmya)435.

Ainsi, même en cas d’impossibilité [de connaître directement] la nature véritable [d’une chose], la relation sādharmya entre d’une part la cause (hetu) et d’autre part l’effet (sādhya), est la similitude constatée en disant : « là où l’un se trouve, l’autre se trouve nécessairement. » Et la

434 L’exemple semble être tout à fait classique (cf. BHATT 1989, p. 250-254).

435 dharmeṇa sādhyate dharmī kva cit kāryeṇa kāraṇam / kāraṇena kva cit kāryaṃ kva cid āmnāyadarśanāt // evam anyonyasādharmyavaidharmyeṇa viniścayāt / VP 3.9-10ab.

relation vaidharmya consiste en l’absence de la cause (sādhana) [induite] par l’absence de l’effet (sādhya). La certitude [de l’existence] des deux respectivement, acquise en considérant des exemples de sādharmya et vaidharmya, consiste en l’assurance que l’effet ne peut exister sans [la cause] (sādhyāvinābhāva). Pour cette raison, [l’existence] des trois [entités] que sont le détenteur d’une propriété, [la propriété et la relation entre les deux], peut être déduite de la cause dont la première est [l’existence de] la propriété. Tel est le sujet de discussion436.

Dans son commentaire du passage traitant de l’inférence et de l’enseignement, Rāmakaṇṭha s’attache à réfuter la thèse du philosophe matérialiste Cārvāka qui admet pour seul moyen de connaissance la perception directe, et rejette l’inférence et l’enseignement. Bien qu’aucun traité attribué à Cārvāka ne nous soit pas parvenu, son argumentation nous est connue indirectement, au travers des œuvres de ses détracteurs437. Rāmakaṇṭha emploie le mot Cārvāka tantôt au singulier pour désigner sinon le fondateur du moins le principal représentant du matérialisme, tantôt au pluriel pour désigner les partisans de sa doctrine. Le mot lokāyata, couramment rencontré pour désigner les matérialistes, n’apparaît qu’une seule fois dans le commentaire (YP 4.36).

Rien ne permet d’affirmer que Rāmakaṇṭha ait eu à sa disposition des sources directes sur la philosophie de Cārvāka. En effet, il ne fournit aucune citation, et la théorie qu’il lui attribue se résume à deux idées récurrentes : la conscience comme produit de la matière, et la perception comme seul moyen de connaissance juste. On peut se demander si, dans l’esprit de Rāmakaṇṭha, Cārvāka ne se réduit pas à la fonction d’un objecteur imaginaire, ressassant ces deux idées figées dans une rigidité quelque peu caricaturale. Que Cārvāka ait réellement existé, la pluralité des références permet difficilement d’en douter, mais il est probable que son argumentation était plus nuancée438. Selon la doctrine attribuée à Cārvāka, réelle ou imaginée, l’existant se réduit au monde matériel constitué de quatre éléments grossiers (terre, eau, feu et air). Ce qu’on désigne habituellement comme âme ou conscience n’est qu’un produit de la matière, tout comme l’alcool est issu de la fermentation d’un mélange de divers ingrédients439. Le tantra conteste cette idée, en observant qu’on ne constate jamais

436 evaṃ svabhāvapratibandhe saty api, anyasya hetoḥ anyasya ca sādhyasya yat sādharmyaṃ ‘yatrāyaṃ tatrāvaśyam

ayam’ iti sthitīkṛtaṃ sādṛśam / vaidharmyaṃ ca sādhyābhāvena sādhanābhāvātmakam / tayor yathākramaṃ sādharmyavaidharmyadṛṣṭāntāpekṣo yo niścayaḥ sādhyāvinābhāvapratipattyātmakaḥ / tasmāt kāraṇāt, anena dharmādinā hetunā dharmyāditrayaṃ sādhyate iti prakṛtam / Commentaire VP 3.10ab.

437 La source la plus complète sur la philosophie de Cārvāka est le premier chapitre du Sarvadarśanasaṃgraha (SARVADARŚANASAṂGRAHA 1978, p. 1-15). Sur le matérialisme indien, cf. MITTAL 1974.

438 Sur les différences entre la doctrine réelle des matérialistes et les déformations que ses opposants lui ont fait subir, cf. MITTAL 1974, p. 22-60.

439 Le Sarvadarśanasaṃgraha (SARVADARŚANASAṂGRAHA 1978, p. 7) cite la strophe suivante : atra catvāri

bhūtāni bhūmivāryanalānilāḥ / caturbhyaḥ khalu bhūtebhyaś caitanyam upajāyate // kiṇvādibhyaḥ sametebhyo dravyebhyo madaśaktivat //3-4ab// « Dans cet [enseignement], les quatre éléments sont la terre, l’eau, le feu et l’air.

que la conscience naisse spontanément dans aucun objet, même fait d’un assemblage de nombreux ingrédients :

YP 4.115cd-116ab. Ô sage pareil à un tigre ! Même lorsqu’un millier de substances dépourvues de conscience sont réunies, par exemple dans un bracelet440, la connaissance n’apparaît jamais.

L’argument majeur des matérialistes, toujours selon leurs opposants, est que la perception directe est le seul moyen de connaître la réalité. Ils dénient toute validité à l’inférence et l’enseignement. Tout ce qui échappe à la perception, notamment l’âme, Dieu, le poids des actes passés, les existences antérieures ou futures, est nié puisque non perçu. Le fait que Rāmakaṇṭha dirige toute sa critique contre Cārvāka sans dire mot d’autres darśana, notamment le bouddhisme et le Vaiśeṣika, qui rejettent également l’enseignement au prétexte qu’il reposerait sur une inférence liant le mot et la chose, montre que le rapport entre le matérialisme de Cārvāka et la théorie de la connaissance est bien établi dans l’esprit du commentateur. Au sujet de la perception, il est intéressant d’observer que, selon Rāmakaṇṭha, Cārvāka reconnaît non seulement la validité de la perception présente et immédiate, mais aussi celle des perceptions « potentielles » (bhāvin) : la réalité ne se limite pas à ce qui est perçu à l’instant présent, mais inclut tout ce qui peut être perçu. Cette nuance est-elle vraiment une idée originale des matérialistes ou une construction de notre commentateur ?

A propos de l’inférence, Rāmakaṇṭha a beau jeu de remarquer que Cārvāka lui-même, puisqu’il raisonne, recourt nécessairement à l’inférence : un traité ne saurait s’adresser à des personnes incapables de réfléchir ! Par cet argument, Rāmakaṇṭha montre que la position de Cārvāka, à savoir le rejet absolu de l’inférence, est absurde.

Avec son traité, Cārvāka prétend injustement qu’il en va autrement, c’est-à-dire que la perception est le seul moyen de connaissance juste, et que l’inférence n’en est pas un, en raison de l’absence d’activité pratique [de ce qui n’est pas perçu directement]. Parce qu’en effet, la validité des quelques perceptions qui sont présentes en soi-même (svātmavartin) [produites] par [l’activité pratique], est [effectivement] expérimentée, mais pas toute [la validité] de toutes [les perceptions] personnelles potentielles (bhāvin). Après quoi, [Cārvāka] enseigne dans son traité, après l’avoir démontrée, la validité de toutes [les perceptions] de façon générale, en affirmant [la validité] même de ces [perceptions personnelles potentielles] comme des

Vraiment la conscience naît de ces quatre éléments, comme la force enivrante de l’alcool [naît] des ingrédients tels que le kiṇva lorsqu’ils sont mélangés. »

440 Les sources donnent des leçons différentes, toutes valables: bracelet (kaṭaka, MS), alcool (mādaka, EC), gâteau (modaka, ca).

perceptions expérimentées directement par soi-même à l’aide de la faculté de perception directe.

Par contre, il rejette l’inférence en raison de l’absence de preuve de son état [de validité] sans [perception directe]… Et aussi, parce que, même si les corps peuvent être perçus, conformément à l’enseignement du chapitre « le Sujet, les liens et le Seigneur » au sujet de l’Âme séparée du corps, selon eux [les Cārvāka], la faculté de perception ne fournit pas de preuve de ce qui est au-delà, et donc qu’il n’y en a aucune preuve, du fait de la non-reconnaissance d’autre moyen de connaissance juste. [Or] le traité de Cārvāka aurait été composé dans le but d’instruire autrui. Il aurait alors été composé pour des personnes incapables d’utiliser l’inférence [en rapport avec] le corps, la parole ou une activité pratique ! De ce fait, leur réfutation de l’inférence comme autre moyen de connaissance juste est absurde. On a dit ceci : « le trait caractéristique des moyens de connaissance autres [que la perception] provient de l’existence de conclusions (sādhya) différentes de la perception, produite par la totale impossibilité de séparer [les moyens de connaissance les uns des autres]. » Ainsi tout comme la perception, l’inférence ne [peut] pas être réfutée par les Cārvāka441.

La fin du quatrième chapitre du yogapāda (YP 4.114-129) est une longue réfutation du matérialisme. Les arguments employés étant identiques à ceux que nous venons de rencontrer, il ne nous paraît pas utile d’analyser en détail ce passage, que Rāmakaṇṭha commente en renvoyant systématiquement au sixième chapitre du vidyāpāda. Citons seulement l’allusion aux moyens de connaissance qui, prenant le contre-pied de Cārvāka, considère la perception comme incertaine parce que variable, et accorde une plus grande valeur au raisonnement :

YP 4.121cd-122ab. [Je] Vous ai démontré que la perception directe est un moyen de connaissance juste pourvu qu’elle soit incontestable. Tandis que la [perception] est variable, la valeur de l’inférence (anumānatā) s’applique dans tous les cas.

441 anyathā pratyakṣaṃ pramāṇaṃ sarvam eva, nānumānam ityādi vyavahārābhāvāt, kimapadiśaṃś cārvākaḥ śāstreṇa

/ katipayeṣu hi pratyakṣeṣv anena svātmavartiṣu prāmāṇyam anubhūtaṃ, na bhāviṣv api sarveṣu sarvam ātmagateṣu yataḥ / atha teṣv api pratyakṣatvād anubhūtamadīyapratyakṣavad ity evaṃ sāmānyena sarveṣu prāmānyaṃ vyavasthāpya śāstreṇopadiśet / tarhi svayam anumānaṃ parākuryād †anumāttaḥ(tuḥ ?)† tena vināsyāvasthāyā anupapatter iti / tathā śarīravyatirekeṇātmanā puṃpāśeśvaraprakaraṇe pratipāditatvāc charīrapratyakṣatve’pi, teṣāṃ paraṃ prati pratyakṣatvāsiddheḥ, pramāṇāntarānabhyupagamāc cāsiddher eveti / cārvākāṇāṃ parāvabodhārthasya śāstrasya praṇayanam eva syāt / praṇītaṃ ca tataḥ kāyavāgvyavahārānumānāsiddhān parān prati / tato’py anumānasya pramāṇāntarasya pratikṣepo’yuktas teṣām iti / tad idam āhuḥ ‘pramāṇetarasādhyasthiter atyaviyogatayā pramāṇāntarasadbhāva’ ity evaṃ pratyakṣavad anumānam apy apratikṣepaṃ cārvākāṇām / Commentaire YP 4.17ab.