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MATAṄGAPĀRAMEŚVARATANTRA

YP 6.24cd-29ab. Selon ce [traité] enseignant que les pouvoirs des meilleurs des sādhaka sont associés à la jouissance, la libération ne peut advenir que chez celui qui s’est séparé

3.6. LE PARĀKHYATANTRA

Les éléments subsistants du Parākhyatantra ont été édités récemment à partir du manuscrit conservé à l’Oriental Research Institute de Mysore166. Des quinze chapitres que devait comporter le tantra à l’origine, huit ont survécu grâce à cette unique source. Le Parākhyatantra présente des similitudes de forme avec le Mataṅgapārameśvaratantra167. Un seul chapitre, le quatorzième, comportant cent huit strophes, traite du yoga. Après une introduction donnant la liste des thèmes du chapitre et le lieu où il convient de pratiquer, quatre assises, parmi lesquelles le lotus et le svastika168, sont brièvement décrites (14.4-7). La posture est complétée par des indications sur la position des mains et des yeux, sans que le terme karaṇa du Mataṅgapārameśvaratantra ne soit employé (14.8-9). Les six membres du yoga sont énumérés et brièvement définis (14.10-17ab)169. A l’exception de la variante sur le nom du premier, pratyāhṛti pour pratyāhāra, ils sont identiques à ceux du Mataṅgapārameśvaratantra, et placés dans le même ordre. Les membres sont considérés comme des auxiliaires, tandis que le yoga constitue le « corps » (aṅgin). Sans développer les deux premiers membres (14.17cd), le tantra passe directement au contrôle du souffle (prāṇāyāma). Il définit tout d’abord les cinq souffles prāṇa,

apāna, samāna, udāna et vyāna (14.18-25), puis les trois phases pūraka, kumbhaka et recaka

(14.26-32). Cinq fixations (dhāraṇā) en rapport avec les cinq éléments grossiers sont ensuite décrites (14.33-49ab). Elles s’appuient sur des symboles (couleur, syllabe-germe, figure géométrique) analogues à ceux du Mṛgendratantra, et peuvent être utilisées à des fins magiques. Puis il est dit que "la conquête des fixations est réalisée au moyen de cent udghāta" (14.49cd), l’udghāta étant lui-même défini comme une régulation comptée du souffle (14.50).

Les deux derniers membres apparaissant beaucoup plus loin (14.83-85), le passage qui précède semble toujours concerner dhāraṇā. Comme le Mataṅgapārameśvaratantra ne traite pas des thèmes

165 Rauravasūtrasaṃgraha 9.1-17. Traduction DAGENS – BARAZER-BILLORET 2000, p. 531-532.

166 PARĀKHYATANTRA 2004. Tous les éléments qui suivent sont tirés de cette édition très complète.

167 cf. GOODALL 2004, p. liv-lv.

168 vilomāj jānum ākuñcya bhūmiṣṭhaṃ dakṣiṇaṃ prati / tat tathā pṛṣṭhato nītvā tad bhavet svastikāsanaṃ //5//

169 pratyāhṛtir atha dhyānaṃ prāṇāyāmaś ca dhāraṇā / tarkaḥ samādhir yogo’yaṃ ṣaḍaṅgo’ṅgī svayaṃ sthitaḥ //10//

bāhyārthagasya cittasya prati prati samāhṛtiḥ / tadāhṛtaṃ hṛdākāśe sthāpanād āhṛtir matā //11// tatsamāharaṇāc cittaṃ sthiraṃ syād yogagocaram / yathā cābhimatadhyānaṃ †tena yadyanusandhitam† //12// bhūyo bhūyas tu tad dhyānaṃ †smaraṇe hetutatsthitam†/ yatasya svatanusthasya prāṇākhyasyābjacāriṇaḥ //13// bhūyo bhūyo ya āyāmaḥ prāṇāyāmaḥ sa kīrtitaḥ / āyāmaiḥ koṣṭhaśuddhiḥ syāt tacchuddhyā dhāraṇājayaḥ //14// svabījamaṇḍalādhārā dhāraṇā bhūtakarmagāḥ / tarko dhyānagato loko yuktikalpasamanvitaḥ //15// tasmāt kalpāt samutpannaṃ rodhaṃ naiti tadūhataḥ / paratattve layo yasmin samādhir yogasādhakaḥ //16// samāhitaḥ pare tattve samādhis tena coditaḥ /

qui y sont évoqués, nous le résumons très brièvement. Il est d’abord question des canaux subtils (nāḍī) dans lesquels circule le souffle sous la forme des sept dhātu (14.52-56ab). Huit principaux canaux partent du "bulbe" (kanda) dans les quatre directions cardinales et les quatre directions intermédiaires (14.56cd-58). Le tantra explique ensuite longuement comment l’âme incarnée (kṣetrin ou jīva) se meut le long des canaux (14.59-70ab). Les trois canaux principaux de gauche, de droite et du milieu sont évoqués (14.70cd-72ab), sans que leurs noms usuels ne soient mentionnés. Cinq centres situés sur le trajet du souffle sont énumérés et mis en relation avec les cinq Kāraṇeśvara : Brahmā est dans le cœur, Viṣṇu dans la gorge, Rudra au palais, Īśvara entre les sourcils et Sadāśiva au bout du nez (14.72cd-74). Les cinq déités sont mises en rapport avec des groupes de principes de réalité (14.75-77), puis leurs noms sont expliqués étymologiquement (14.78-80). Deux strophes confuses semblent traiter du mantra Haṃsa (14.81-82). L’exposé sur les six membres se conclut par les définitions de tarka (14.83-84) et de samādhi (14.85).

L’auditeur, Pratoda, s’enquiert de la façon dont le méditant (yogacintaka) peut atteindre la réalité suprême (śivaṃ tattvam), alors que celle-ci est reconnue être sans support (nirālamba) et au-delà de la forme (14.86). La réponse du locuteur, Prakāśa, semble basée sur le fait que la connaissance du sans-forme peut s’appuyer sur une forme (14.87-90). Lorsque l’âme atteint l’état suprême de Śiva, elle jouit des huit pouvoirs, atomicité (aṇiman), etc. (cf. ci-après p. 238) qui sont brièvement définis (14.91-94)170. L’auditeur demande ensuite quelle est le sens de la définition du yoga comme "relation" (sambandha) (14.95)171. Le locuteur fournit alors plusieurs définitions du yoga, comme la relation avec les huit pouvoirs, l’union avec la puissance de Śiva, l’obtention du samādhi, ou encore l’immersion en Śiva (tatsamāveśa), mais rejette l’idée d’une union avec Śiva lui-même autrement que par "transfert de sens" (upacāratas) (14.96-97). L’existence des pouvoirs est ensuite mise en doute (14.98-104) : ils ne sont jamais réellement observés ; ne s’agit-il pas seulement d’une fausse réputation (prasiddhi) ? A ceci, le tantra oppose que l’absence d’observation personnelle ne prouve pas l’inexistence. Les yogin possèdent une connaissance supérieure. L’enseignement traditionnel (āgama) l’atteste. Grâce à leur foi (pratyaya), ils entraînent d’autres hommes vers la libération. Le dernier thème du chapitre est la mort volontaire (utkrānti) (14.105-107)172. Le procédé prescrit est la

170 tasmin guṇā bhavanty aṣṭāv aṇimādyāḥ kramāt sthitāḥ / aṇimā laghimā mahimā prāptiḥ prākāmyam īśitā //91// vaśitā

yatrakāmaṃ ca vasitā padayogitā / aṇimāṇutvasambandhāl laghimā laghubhāvataḥ //92// mahimā mahato mānāt prāptiḥ syād akhilāptitaḥ / prākāmyaṃ kāmyasamprāptir īśatvaṃ ceśabhāvataḥ //93// vaśitvaṃ vaśitā sarvā yatrakāmaṃ yathecchayā / evam aṣṭaguṇaiśvaryaṃ nijadharmaṃ samujjvalam / bhavet tat kramaśo vyaktaṃ yogino yogasevanāt //94//

171 Dans la Mataṅgavṛtti, Rāmakaṇṭha glose régulièrement le mot yoga par sambandha (cf. note 199, p. 91).

172 utkrāntiṃ yogataḥ so’pi prakuryād gataśaktikaḥ / huṃphaṭkārāntasaṃyogād uccārāt sadyapūrvakāt //105// yāvad

aṣṭasahasraṃ tu tāvad utkramate dhruvam / karaṇāt sphoṭayet †sphāraṃ niraddhasphuraṇe dadhiḥ† //106// utkrāntau brahmasāyujyaṃ prayāti vidhivedavit / evaṃ yogavidhānajño yogam āpnoti śāśvatam //107//

récitation du mantra Sadyojāta suivi de Huṃ Phaṭ huit mille fois. Par cette mort volontaire, le yogin atteint l’union éternelle.

4. CONCLUSION

Réfléchissant à un sujet de thèse de doctorat il y a quelques années, nous avions d’abord pensé au « yoga du Śaivasiddhānta ». Le « yoga du sivaïsme » étant décidément trop vaste, restreindre le champ d’étude au courant particulier du Śaivasiddhānta, riche sur le plan des sources textuelles, paraissait un compromis raisonnable. La rencontre avec le manuscrit du BORI, suffisamment riche comme objet d’étude, en a décidé autrement. Le travail aurait débuté par la constitution d’un corpus de textes, tantra, commentaires ou autres, relevant du Śaivasiddhānta et incluant des éléments de yoga. Il aurait fallu surmonter deux difficultés : d’une part distinguer les textes « du Nord » de ceux « du Sud », et d’autre part les séparer des tantra appartenant à d’autres courants du sivaïsme, mais contenant parfois des éléments de yoga tout à fait similaires à ceux du Śaivasiddhānta. Une fois le corpus rassemblé, l’étude aurait consisté à analyser les passages portant sur le yoga, et à en établir une synthèse. Sans préjuger des conclusions auxquelles ce travail aurait conduit, risquons-nous à quelques observations, sur la base de la brève analyse des tantra qui précède173.

Le yoga y apparaît sous la forme d’un nombre limité de thèmes, tous présents dans plusieurs tantra, mais qu’aucun ne rassemble de façon exhaustive. Ce sont, par ordre décroissant de fréquence et indépendamment des différences de définition entre les textes :

la mort volontaire (Mataṅga, Kiraṇa, Svāyambhuva, Kālottara, Mṛgendra, Raurava,

Parākhya),

les fixations (Mataṅga, Kiraṇa, Svāyambhuva, Mṛgendra, Raurava, Parākhya), les membres du yoga (Mataṅga, Kiraṇa, Mṛgendra, Raurava, Parākhya),

les pouvoirs extraordinaires (Mataṅga, Kiraṇa, Kālottara, Mṛgendra, Parākhya),

l’anatomie subtile des cakra (Mataṅga, Kiraṇa, Kālottara, Parākhya) et des nāḍī (Kiraṇa,

Kālottara, Parākhya),

la propulsion (Mataṅga, Kiraṇa, Kālottara), les assises (Mataṅga, Kiraṇa, Parākhya).

173 Sur le yoga dans le Śaivasiddhānta, cf. BRUNNER 1994 qui explore plus particulièrement la relation entre yoga et rituel.

De cette vue d’ensemble, il ressort que le Mataṅgapārameśvaratantra est, avec le Parākhyatantra et le Kiraṇatantra, le traité le plus riche sur le plan du nombre de sujets abordés. Le seul thème qu’il ignore complètement est celui des nāḍī.

Les tantra ne suivent pas un mode d’exposition bien défini. Aucun parallélisme entre eux n’a pu être noté. Ils rassemblent les éléments de façon disparate, sans recherche d’exhaustivité. Il n’est pas exagéré de parler d’absence de systématisme. Certes la transmission des textes peut en partie expliquer cette situation : des parties anciennes ont pu être perdues, tandis que des éléments nouveaux ont été intégrés à un fond antérieur. Mais en comparaison, les enseignements de la doctrine et des rites paraissent beaucoup plus structurés et homogènes. Pour autant, les textes ne présentent pas de contradictions fondamentales entre eux. Les divergences de détail telles que le nombre et l’ordre des membres, le nombre et la position des cakra, ou encore la définition des fixations, s’expliquent tout à fait par la variabilité inhérente à un enseignement oral, fondé sur une pratique expérimentale. Elles ne doivent pas masquer la convergence de fond entre les textes.

Les tantra, comme tous les textes normatifs, s’inscrivent dans un processus évolutif qui combinent des éléments anciens et nouveaux. Ils sont le reflet de croyances et de pratiques effectives au moment de leur composition, mais conservent aussi des archaïsmes tombés en désuétude et réduits à de simples conventions littéraires. Comment faire la part entre la réalité du yoga à l’époque de la rédaction des tantra, l’écho de pratiques obsolètes, et d’éventuelles innovations par rapport aux traditions plus anciennes ? Le yoga du Śaivasiddhānta repose pour une grande part sur les pratiques ascétiques de l’Atimārga qui elles-mêmes appartiennent à la longue histoire de l’ascétisme, attesté dès l’époque védique. Comme l’analyse détaillée du yogapāda du Mataṅgapārameśvaratantra le montrera, les thèmes constituant le yoga des tantra du Śaivasiddhānta ne leur sont aucunement spécifiques puisque tous apparaissent déjà dans les Yogasūtra. Ces pratiques étaient vraisemblablement vivantes dans l’environnement des auteurs des tantra. Mais le Śaivasiddhānta se démarque justement de l’ascétisme de l’Atimārga en se présentant comme une religion s’adressant plus particulièrement aux maîtres de maison. La libération n’est plus réservée aux ascètes ayant renoncé au monde, mais devient accessible à l’homme vivant dans la société. Dans ces conditions, le yoga tend à apparaître comme la survivance de pratiques ascétiques dans un milieu où celles-ci sont marginalisées. La place réduite accordée au yoga dans les tantra du Śaivasiddhānta, et le manque de systématisme de sa présentation, suggèrent que les auteurs le considéraient comme secondaire. Bien que les quatre enseignements des tantra soient théoriquement tous nécessaires pour atteindre la libération, le yoga s’adresse principalement sinon exclusivement au sādhaka qui perpétue la figure de l’ascète, alors que les trois autres grades d’initiés sont tous des maîtres de maison. Tandis que les dogmes, les rites et la discipline concernent tous les dévots, l’ascèse régulière n’est pas exigée de

l’adepte ordinaire. De même que, selon le classement très théorique de la société en āśrama par les

dharmaśāstra, les adeptes du renoncement, qu’ils soient étudiants perpétuels (brahmacārin), ascètes

forestiers (vānaprastha) ou gyrovagues (saṃnyāsin), n’étaient certainement qu’une faible minorité face aux maîtres de maison, les sādhaka ne représentaient vraisemblablement qu’une petite fraction de la communauté sivaïte. Pratique destinée à une minorité, même si celle-ci était l’objet de respect voire de vénération de la part de la majorité, le yoga n’était pas la préoccupation majeure des auteurs des tantra du Śaivasiddhānta174.

Le Mataṅgapārameśvaratantra que nous examinons dans les trois parties suivantes, contraste avec les tantra précédents par son côté très structuré. S’il est un reproche qu’on ne peut adresser à son auteur, c’est bien celui d’un manque de systématisme. Le Mataṅgapārameśvaratantra résulte d’une volonté de normalisation, tant du yoga que des trois autres enseignements. Parmi les tantra précédents, seul le Mṛgendratantra procède de la même volonté. Alors que la plupart des thèmes que le Mataṅgapārameśvaratantra aborde sont communs aux autres textes, il leur donne une orientation spécifique visant à rendre l’ensemble parfaitement cohérent. S’y ajoute un sujet remarquablement absent des tantra que nous avons examinés, auquel le Mataṅgapārameśvaratantra donne une dimension exceptionnelle : la conquête des principes de réalité par la méditation (cf. p. 202). Cette pratique tend à renforcer la relation entre la doctrine et le yoga175.

174 Comme l’explique Mme Brunner dans un article au titre révélateur (BRUNNER 1975), le sādhaka sera « oublié » par le Śaivasiddhānta du Sud de l’Inde, au point que le terme finira par désigner un simple assistant de l’officiant dans les opérations rituelles.

175 Ce thème n’est cependant pas spécifique au Mataṅgapārameśvaratantra puisqu’il est évoqué dans les Yogasūtra. Il apparaît aussi dans certains tantra de la tradition non-dualiste, dont le Mālinīvijayottaratantra et le Sarvajñānottaratantra (cf. VASUDEVA 2004, p. 293-365).