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CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.2 Continuité artistique : Big Fish reprend de nombreux genres

2.2.3 Les tall tales

Le récit de Big Fish traite de sujets graves sur un ton plutôt léger qui rappelle celui des contes merveilleux. Cette association caractérise les tall tales, récits démesurés très répandus dans la culture du Sud des États-Unis. Ces contes sont définis comme suit par Jean-Loup Bourget dans son analyse du film :

« Récit hyperbolique », épopée burlesque placée sous le signe de l’oralité et du grossissement, ce type de conte plonge ses racines dans la frontière du Sud- Ouest des États-Unis, au début du XIXe siècle, et a pour cadre les forêts et les

marécages qui bordent le Mississippi.110

Les contes du Sud s’inspirent de l’écriture gothique en Amérique. Ils reprennent un personnage archétypal, le « Tall Talker », stéréotype de l’Américain trop sûr de lui qui grossit ses histoires sans jamais duper son auditoire. Il est à la fois vantard et attachant. Son public comprend qu’il ment, mais ses histoires plaisent tout de même car elles sont ancrées dans la culture du Sud, empreintes de magie et de croyances superstitieuses. La figure du

Tall Talker se retrouve chez Edward, persuadé de la véracité de ses souvenirs malgré les

remises en cause faites par son fils.

Les tall tales ont largement influencé les styles artistiques aux États-Unis comme l’explique à nouveau Jean-Loup Bourget :

La tradition du tall tale a inspiré nombre d’humoristes et d’écrivains de l’Ouest, dont le plus célèbre Mark Twain, et, plus lointainement, Faulkner et bien d’autres. Elle occupe une place de choix dans le cinéma américain : on la retrouve dans le western (Little Big Man d’Arthur Penn, d’après Thomas Berger), dans Pulp Fiction de Quentin Tarantino (l’histoire de la montre), ou chez le burlesque Charley Bowers (Non, tu exagères et son « club des

menteurs » qui, comme dans la réalité du Sud ou de l’Ouest, organise des concours de tall tales).111

Dans la lignée des récits de Mark Twain ou de Faulkner, tous deux inspirés par les tall

tales, Big Fish raconte l’ascension d’un homme parfaitement banal qui devient un héros,

du moins dans ses histoires. Non seulement Edward représente ce personnage-type, mais sa manière de raconter ses souvenirs est calquée sur ce type de récits. Comme l’explique Joanne Laurier : « The account of his travels forms an anthology of “tall,” surrealist tales, each meant to explain a pivotal moment in Ed’s life. »112 Edward se présente donc lui-

même comme un Tall Talker puisqu’il use des caractéristiques des tall tales pour se raconter dans ses anecdotes. Will finit de renforcer cette association d’Edward aux tall tales en utilisant également ce style pour raconter la vie de son père. À la fois conteur et conté, le personnage d’Edward réunit tous les aspects des tall tales et de la culture du Sud.

Les tall tales font partie d’un univers très masculin, au sein duquel la tradition de conteur se transmet de père en fils. Ceci est parfaitement incarné dans Big Fish, car Will continue à raconter les histoires héritées de son père. Dans ce principe d’héritage, les tall

tales du Sud défendent une riche culture qui, malgré les mutations constantes et les apports

d’autres genres artistiques, proviennent de traditions orales ancestrales. Ancré dans cette culture, Big Fish célèbre ses racines et les histoires héritées des générations précédentes, qui relient tous les conteurs au sein d’une communauté qui s’apparente à une grande famille.

Le Sud possède de nombreux tall tales qui mettent en scène des poissons. L’expression « big fish » est l’héritière de cette culture et comporte de nombreuses significations. Le terme fait tout d’abord référence aux pêcheurs qui, comme Edward, racontent avoir capturé d’énormes poissons sans pour autant pouvoir en faire la preuve. Herman Melville fait de la lutte entre un homme et une créature marine le cœur de son roman-phare, Moby-Dick.113 Le thème est par la suite repris et inséré dans de nombreux

récits, ce qui achève d’en faire un incontournable de la littérature américaine. Par extension,

111 Ibid., p.13.

112 Joanne Laurier. « Tall tales tell only part of the story ». World Socialist Web Site, publié dans International

Committee of the Fourth International (ICFI) [en ligne]. https://www.wsws.org/en/articles/2004/01/fish- j26.html [consulté le 27 sept 2017].

l’expression désigne toute personne qui dramatise ses récits. Cette définition désigne si bien Edward que le titre « Big Fish » peut être considéré comme éponyme. L’expression « a big fish in a small pond » est, quant à elle, utilisée pour décrire une personne très connue et influente, mais seulement au sein d’un cercle restreint. Un peu moqueuse, cette phrase décrit très bien Edward et son attitude de Tall Talker. Bien qu’il raconte avoir été très influent partout où il a mis les pieds, Edward n’a finalement jamais voyagé bien loin et reste inconnu au-delà de l’Alabama, état où il est né et a vécu. Dans une courte interview à la fin de son roman, Daniel Wallace dit avoir appris l’expression « big fish » de ses grands-parents. Il dédit aussi son récit à son père. Ces deux éléments mettent de l’avant son envie de transmettre sa culture, tout comme Will le fait à la mort d’Edward.

Attachée à la transmission orale, la culture du Sud privilégie les histoires captivantes des tall tales à l’objectivité des faits et l’exactitude des dates. Comme le dit Daniel Wallace, « Southern literature is about storytelling ».114 Dans sa structure et sa mise

en forme, Big Fish insiste sur l’oralité dans la construction des phrases. L’écriture saccadée transcrit les conventions orales telles que l’hésitation, comme si le narrateur cherchait ses mots. Le texte comprend aussi de nombreux tirets reliant des fragments de phrases. Pris par les rebondissements d’une histoire, Will ne prend pas le temps de formuler ses idées correctement. Ainsi, évoquant son père marchant dans son village par un froid glacial, il s’exclame : « About froze himself too—didn’t, though ».115 Il arrive également au

narrateur de terminer une suite d’exemples par « et cetera », avouant par-là sa perte d’inspiration.116 De plus, le conteur n’hésite pas à adopter la voix des personnages dont il

fait le récit, comme lorsqu’il demande « And where was her husband? ». Il pose la question sous la forme indirecte libre à la place de la mère d’Edward, qui accouche seule.117 Par ces

questions, le conteur captive l’attention du lecteur et maintient le suspense. Il en va de même pour le rythme soutenu des histoires et les nombreux rebondissements qui s’apparentent au film d’action. Par exemple, quand Edward sert dans la marine, de longues phrases transmettent son sentiment de sérénité. Soudain, une phrase casse le rythme et

114 Daniel Wallace dans « The Author’s Journey », dans les bonus du film Big Fish. 00:03:32. 115 Daniel Wallace. Op. cit., p.11.

116 Ibid., p.8. 117 Ibid., p.6.

annonce : « This is how he was feeling when a torpedo ripped into the hull. »118 Ce

changement de ton abrupt, ainsi que les nombreuses pensées d’Edward inscrites en italiques, tiennent le lecteur en haleine. Le lecteur a également accès aux pensées, notamment celles de Will qui, dans les chapitres « My Father’s Death », utilise plusieurs verbes tels que « I think », « it seems » et « I guess ». L’écriture orale et parfois hésitante du narrateur retranscrit la difficulté des personnages à aborder de front les thèmes de la mort ou du conflit familial.

Le film dispose d’autres moyens pour exprimer l’oralité des histoires, élément primordial des tall tales. Le cinéma est un média qui fait déjà intervenir le son et qui, par conséquent, permet d’entendre directement la narration au moyen de la voix off. La culture du Sud est par ailleurs transmise grâce à un accent typique de cette région, appelé le

southern drawl. Burton indique dans une entrevue avoir voulu transposer avec justesse un

dialecte utilisé par les conteurs de tall tales :

[…] we tried to go for what was a more poetic cadence, and a little bit less of the “Come on… tell-you-a-story-on-the-porch-with-a-mint-julep” type of thing that I always equate to it. So they were all very good at trying to capture that other type of slightly more lyrical, poetic cadence to it.”119

Afin d’insister sur la tradition des histoires du Sud, le film brise subtilement le quatrième mur lors de la scène du dîner en famille. Edward raconte à Joséphine une anecdote amusante sur des perroquets qui parlent français. Cependant, alors que le champ montre Joséphine regardant son beau-père, le contre-champ révèle qu’Edward fixe la caméra, donc le spectateur.120 Ce regard à la caméra confirme que le conteur s’adresse autant à son

auditoire au sein du film qu’à son public derrière la caméra.

La proximité avec le lecteur-spectateur est incontournable dans Big Fish. Le narrateur agrémente ses explications du pronom « you », comme dans « Caught below the snowy tempest you were doomed ».121 Ce « you » est autant celui des contes oraux que

celui qui interpelle directement le lecteur en l’intégrant dans le cours de l’histoire. Le roman utilise des références directes à la culture commune du Sud comme si elles étaient

118 Ibid., p.102.

119 David Schwartz. « Big Fish: American Museum of the Moving Image » dans Tim Burton: Interviews, op.

cit., p.176-187.

120 Big Fish. 00:41:48.

connues de tous les lecteurs. Will évoque un homme lorsqu’il raconte comment son père a vu un gros serpent : « A snake that size killed Calvin Bryant. It bit him on the ankle and seconds later he was dead. »122 Les récits en appellent constamment d’autres et s’appuient

sur les connaissances générales du lecteur, qui les a probablement déjà entendus. Par exemple, lors de la rencontre entre Edward et Karl, le narrateur mentionne qu’Edward connaît déjà la grotte (il y a sauvé une petite fille plusieurs années auparavant).123 Par

ailleurs, le chapitre « In Which He Goes Fishing » commence par « Then » sans que ne soit indiquée une action antérieure. Cela donne l’impression qu’à force d’entendre les histoires de son père et de les répéter, Will ne sait plus ce qu’il a raconté précédemment ou non. Le roman se détache définitivement de son support écrit lorsque Will dit du personnage nommé Buddy : « [he] had graying temples, just like they say in books ».124 Cette réflexion

montre que les paroles de Will sont orales, et non inscrites elles-mêmes dans un livre. Bien que Big Fish présente de nombreuses caractéristiques des tall tales et s’inscrive dans la culture du Sud des États-Unis, le récit filmique innove. Jean-Loup Bourget note que Burton fait deux entorses aux caractéristiques généralement admises des

tall tales.125 La première est que, allant à l’encontre des histoires grandioses, Big Fish se

recentre sur le « schéma thématique traditionnel » d’un fils qui tente de comprendre son père, afin de réparer la dynamique familiale. Malgré les anecdotes épiques tout au long du film, le récit montre un intérêt pour les émotions subtiles et l’équilibre difficile entre amour et agacement. La deuxième entorse relevée par Jean-Loup Bourget est la diminution de la violence. En effet, la violence absurde qui caractérise les tall tales est plutôt remplacée par un univers féérique empreint de bonté, d’entraide et d’acceptation des différences. Renouvelant les tall tales, Big Fish est plus drôle et ironique que violent. Par exemple, la scène de combat contre Helldog emprunte à l’esthétique du film gore : l’acte particulièrement sanglant décrit des gestes brutaux comme « clutching and finally ripping out his massive heart ».126 Cependant, l’exploit d’Edward, à savoir arracher le cœur du

chien féroce tout en tenant une enfant dans ses bras, est aussi improbable qu’il est raconté

122 Ibid., p.25. 123 Ibid., p.31. 124 Ibid., p.50.

125 Jean-Loup Bourget. Op. cit., p.12-14. 126 Daniel Wallace. Op. cit., p.99.

très brièvement, comme si de rien n’était. La dissonance entre le ton du roman et l’accomplissement du personnage, ainsi que l’incrédulité que cela provoque chez le lecteur, sont sources d’humour.

L’humour noir dans Big Fish résulte de l’apparition d’un élément inattendu. Ainsi, lorsqu’Edward arrive à « the place with no name », il décrit des façades telles que « Cole’s Pharmacy », « the Christian Bookstore » et « the Good Cafe ». Alors que le village semble habité par des gens bien-pensants, Edward aperçoit « a whorehouse ». Cette incongruité est d’autant plus marquée qu’Edward ajoute « It was just a house where a whore lived », comme s’il avait besoin de s’assurer que le lecteur ait bien compris.127 L’humour inattendu

du roman détourne tous les moments qui semblent un peu trop parfaits. L’image d’un village charmant est donc brisée par une allusion à la sexualité illicite, aux pulsions refoulées par la morale. De même, le moment romantique où Edward s’apprête à déclarer sa flamme à Sandra Templeton est contrebalancé par l’évocation de l’excitation sexuelle, comparée à un besoin pressant. Ces ajouts empêchent tout moment de paraître grandiose et stoppe l’effet recherché par les tall tales. Le film, tout public, ne peut se permettre ces pointes de vulgarité. Toutefois, Tim Burton a su préserver l’humour incongru du roman en mettant en images les contrastes. Lorsqu’Edward travaille au cirque, son air béat (il est amoureux) détonne aux côtés de l’éléphant qui se soulage.

Traditionnellement, les tall tales font intervenir des événements qui questionnent la limite entre le réel et le surnaturel. Les récits se terminent en révélant que les événements magiques sont bien réels, comme le veut la culture du Sud. Dépassant ce cadre du vrai et du faux, Big Fish énonce que la vérité, ultimement, importe peu :

the hint that the fantastic adventures were true, is a conventional resolution to a tall tale. But in Big Fish, the truth of Edward’s tales is finally irrelevant. It is by inventing these tales that we make sense of our lives – make it possible, in some way, to live them, rather than give in to depression or suicide. And it is by telling tales – or making movies – that we perhaps touch one another most deeply.128

127 Ibid., p.38.

128 Hayli England-Weldon. « Psychoanalytic Criticism and Tim Burton’s ‘Big Fish’ », The Odyssey Online

[en ligne]. https://www.theodysseyonline.com/psychoanalytic-criticism-tim-burtons-big-fish Eastern Kentucky University [consulté le 27 sept 2017].

La tension entre Edward et Will s’insère bien dans les tall tales, car l’un croit en ses histoires extraordinaires tandis que l’autre choisit d’abord de les rejeter. À la fin, le désir de vérité absolue de Will est abandonné au profit de sa réconciliation avec son père. Cependant, cet éloignement des caractéristiques des tall tales ne fait que replonger Big Fish au sein de la tradition orale, puisque dans l’esprit de transmission d’un héritage culturel, Will reprend les souvenirs d’Edward pour les raconter à son tour.