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CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.1 Le gothique et le Southern Gothic

2.1.2 Le gothique et les films

Il est possible de dégager deux formes d’humour courantes dans l’écriture gothique et particulièrement présentes dans Big Fish. La première repose sur l’imitation de la retranscription d’histoires vraies : « [an approach] is to imitate nonfiction such as biography and history, as in the bildungsroman and family saga, and generate humor from

incongruities between their fictional status and their documentary realism ».71 Judith

Yaross Lee décrit ainsi un des éléments principaux de Big Fish. L’œuvre traite de la remise en cause par Will des souvenirs de son père, alors même qu’il est le narrateur qui délivre ces histoires. Le fils devient le conteur de la biographie de son père tandis que cette biographie le montre, refusant d’accorder de la crédibilité aux souvenirs d’Edward. La dissonance entre l’identité de conteur endossée par Will en tant que narrateur et les reproches qu’il fait à son père, à savoir conter trop d’anecdotes, est source d’humour.

Deuxièmement, l’humour se trouve aussi dans l’imitation d’autres formes artistiques :

A final approach is to ridicule literature by imitating visual media, especially films, television, and comics. This last form, while not new – Hogarth influenced Dickens – reminds us that novels absorb cultural forces of many kinds. Today, when images dominate narrative media, it is not surprising that comic traditions of the contemporary American novel converge with those of mass media, the expression of industrial folk culture.72

Certaines œuvres sont comiques parce qu’elles exagèrent les descriptions visuelles pour imiter des médias qui ont recours à l’utilisation d’images, tels que le cinéma et la bande dessinée. Les « convergence narratives » créent des liens forts avec des domaines artistiques autres que la littérature. Ainsi, un texte peut être travaillé pour inclure une présence sonore qui existe notamment au cinéma, mais pas en littérature. L’orthographe des mots et la structure des phrases sont alors modifiées afin de transmettre au mieux l’impression d’oralité. L’intrigue peut également se dérouler dans un lieu propre à un autre média, comme un plateau de tournage ou une station de radio.

Le roman Big Fish offre une écriture très « cinématographique », axée sur le visuel des mouvements et sur les couleurs. L’écriture de départ permet une belle transition entre les deux médias. Le roman reprend même des termes propres au cinéma, comme lorsqu’Edward regarde les habitants dans « the place with no name » et les voit « in and out of focus »73, comme une caméra qui ferait la mise au point. Les liens créés entre les

71 Judith Yaross Lee. « From the Sublime to the Ridiculous: Comic Traditions in the American Novel » dans

A Companion to the American Novel, op. cit., p.230.

72 Ibid., p.230.

deux médias permettent au lecteur-spectateur d’apprécier chaque représentation de Big

Fish, tout en créant une continuité entre les deux œuvres.

La liaison entre le cinéma et l’écriture gothique, et par extension le Southern Gothic, est exposée par David Fine dans « Film Noir and the Gothic » : « Gothic elements have been so tightly woven into American film noir that one can make the case that noir is a twentieth-century manifestation of American Gothic, contemporaneous with Southern Gothic fiction. »74 Fine retrace une partie de l’histoire cinématographique, précisant que

l’aspect gothique était très présent dans les films allemands dans les années 1920 et 1930. L’expressionisme allemand s’écarte de la tradition réaliste pour offrir des représentations de rêves, pensées ou émotions abstraites, ayant pour cela recours au symbolisme. Le film le plus connu de cette période reste The Cabinet of Dr. Caligari, tourné en 1920 par Robert Wiene. À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux cinéastes allemands s’exilent à Hollywood et insufflent leurs visions artistiques dans les films noirs en vogue à cette époque. Ainsi, les thèmes gothiques et scénarios de films noirs forment un nouveau genre, auquel se rajoute par la suite l’influence des films d’enquêtes policières des années 1930.

Fine poursuit : « Gothic tales and films are about exposing what has been hidden from view: graves are unearthed, the buried self made visible. »75 Par les décors qui

symbolisent des pensées et émotions, ainsi que par les jeux d’ombres et de lumière, les films à l’esthétique gothique s’emploient à révéler la nature profonde de l’humain. L’atmosphère sombre et effrayante du gothique incarne les attraits morbides et les penchants inavouables des spectateurs. Par exemple, le château hanté symbolise la peur face à l’inconnu de la vie après la mort et les dents du vampire qui scintillent dans la nuit représentent le mystère de la tentation réprimée de goûter la chair humaine. La mise en images permet la catharsis du spectateur, qui observe le déroulement concret des comportements et des situations réprouvés par la société.

Les films gothiques jouent aussi avec la chronologie, faisant ressurgir le passé grâce aux flashbacks. Fine définit ce mélange temporel ainsi : « making the past present by

74 Charles L. Crow (ed.). A Companion to American Gothic. New York : John Wiley & Sons. 2014, 558 p.

Voir le chapitre « Film Noir and the Gothic » de David Fine, p.475.

dramatizing in successive vignettes the memories ».76 La temporalité dans de nombreux

films gothiques n’est pas continue. En règle générale, les histoires sont construites par une association de scènes qui ne s’enchaînent pas chronologiquement, les moments qui se déroulent dans le présent sont entrecoupés par des événements déjà passés. Déstabilisé, le public doit reconstituer l’intrigue afin de la comprendre, ce qui demande un effort mental pour organiser les divers éléments dans un ordre cohérent.

Si le film Big Fish est bien moins sombre et macabre que les films gothiques, le spectateur peut néanmoins y déceler de nombreuses caractéristiques. En effet, il y est bien question de double personnalité, car Will voit une grande différence entre le père mourant qu’il est revenu voir et le jeune Edward qui vit de folles aventures. Un autre élément provenant de l’univers gothique est la narration du film qui repose sur une division. En effet, deux conteurs se partagent le récit : à la fois Edward qui transmet inlassablement ses anecdotes et Will qui, à la mort de son père, reprend les histoires et continue de les raconter. La chronologie est également disloquée dans le film, rythmé par les scènes de souvenirs et les moments présents qui s’entrecoupent. La chronologie devient même cyclique en ce qui concerne le personnage de Jenny Hill. Après avoir quitté Edward lorsqu’elle était enfant, Jenny le retrouve une fois adulte et tombe amoureuse de lui. Ne parvenant pas à garder l’homme qu’elle aime à ses côtés, Jenny s’isole et dépérit, devenant la sorcière qui, étonnamment, effrayait Edward et ses amis lorsqu’ils étaient enfants. Plusieurs temporalités se chevauchent dans le film, invitant le spectateur, comme l’indique Jenny à Will, à considérer la vie d’Edward sans y chercher une logique implacable.

Bien que le réalisateur de Big Fish reprenne les thèmes gothiques du roman, il ajoute à la version cinématographique du récit son style personnel. La touche artistique ne se dévoile qu’au fil de la filmographie de Tim Burton. De nombreux aspects attribués au

Southern Gothic se retrouvent dans ses œuvres : les vampires de Dark Shadows (2012), le

mort-vivant et la sorcellerie de Sleepy Hollow (1999), ou la mort et l’épouvante dans The

Nightmare Before Christmas (1993). Burton inclut toujours de l’humour dans ses films,

afin d’alléger les histoires et éviter le basculement dans l’horreur. Son ironie est à la fois « subversive et consensuelle (comme le démontre son immense popularité) », ce qui fait

de Burton un artiste gothique tout public.77 Le rapport du réalisateur au gothique est tel que

l’adjectif « burtonesque » est presque utilisé en remplacement du terme « gothique » dans les études de ses œuvres. Un exemple se trouve dans la description faite par Ewan McGregor de la forêt aux alentours de Specter : « a very Tim Burtonesque, haunted old gothic-looking forest ».78 Le réalisateur aime déconcerter ses spectateurs, notamment en

présentant des éléments visuels inattendus. Dans son mémoire sur la transécriture, Alain Jetté explique :

[Burton] utilise presque toujours des éléments distinctifs récurrents comme des parapluies, des escaliers aux marches irrégulières, des carrelages noirs et blancs, des arbres tordus, des morts, des ombres, des rayures noires et blanches et des spirales tordues. Le tout est souvent inspiré du cinéma expressionniste allemand et de ses formes exacerbées.79

Ces éléments surprenants se retrouvent dans la plupart de ses films, créant une double émotion chez le spectateur. Celui-ci reconnaît les détails artistiques propres à l’imaginaire de Burton, tout en étant dérouté par ces formes qui sortent de l’ordinaire.

Tim Burton, influencé par l’expressionisme allemand, a donc recours à des images qui symbolisent des idées ou des émotions. Cela crée une atmosphère particulière dans ses œuvres, car les décors ne sont pas purement esthétiques ; ils possèdent un sens que le spectateur doit décrypter. De plus, les images récurrentes qu’il utilise ne prennent pas un sens au sein d’un seul film. En effet, c’est par l’utilisation récurrente de certaines images que le symbolisme naît. Ainsi, l’abondance de spirales dans les films de Burton finit par être associée, dans l’esprit du spectateur, à une idée de déséquilibre et de perte de repères du personnage. Les personnages, anormalement maigres ou constitués de parties cousues ensemble, représentent la déformation des corps qui les rendent étrangers, ainsi que la tentative de raccorder la dualité d’une personnalité. De plus, l’image de l’arbre tordu et sans feuille se trouvent dans la majorité des œuvres de Burton. À force de réutilisation, cet arbre devient un motif stylistique et représente le passage du monde réel à l’univers fantastique.

77 Gabrielle Germain. Op. cit., p.104.

78 Ewan McGregor, « Edward Bloom at large » dans les bonus du film Big Fish. 00:03:47. 79 Alain Jetté. Op. cit., p.52.

Au sein du corpus de Burton, Big Fish tient lieu d’exception car le fil conducteur du récit est justement la limite floue entre la réalité et le fantastique. Impossible alors pour le réalisateur de diviser les deux univers clairement. Burton utilise donc ses images symboliques habituelles avec parcimonie, afin de garder le spectateur dans le doute permanent. L’étrangeté du monde fantastique doit être présent, tout en paraissant crédible au sein du récit. L’arbre tordu, symbole du basculement dans un univers magique, ne peut apparaître en tant que tel dans le film. Cependant, l’image de l’arbre reste très présente : sur l’une des affiches du film, le grand arbre sans feuille peut représenter l’entrelacement des intrigues et des histoires du récit. Les arbres ponctuent également le film, faisant avancer le récit. Ceux qui se referment sur Edward en quittant Specter lui apprennent le courage, s’écartant de son chemin lorsqu’il est déterminé à poursuivre sa route. L’arbre dans lequel se coince sa voiture après une tempête l’oblige à partir à pied, découvrant par conséquent dans la boue la clef d’Ashton que le maire lui avait confiée. La scène de l’enterrement d’Edward concentre tout le questionnement entre réalité et fantastique. Les personnes proviennent des deux univers, ce qui crée l’indécision finale chez le spectateur.