• Aucun résultat trouvé

Big Fish, du roman au film : transécriture et représentation de la relation père-fils

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Big Fish, du roman au film : transécriture et représentation de la relation père-fils"

Copied!
105
0
0

Texte intégral

(1)

Big Fish, du roman au film. Transécriture et

représentation de la relation père-fils

Mémoire

Julie Simon

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Big Fish, du roman au film.

Transécriture et représentation de la relation père-fils

Mémoire

Julie Simon

Sous la direction de :

Julie Beaulieu, directrice de recherche

(3)

RÉSUMÉ

Ce mémoire propose une analyse transversale de deux versions d’un même récit : le roman Big Fish: A Novel of Mythic Proportions de Daniel Wallace (1998) et le film Big

Fish par Tim Burton (2003). L’intrigue présente les dynamiques d’un rapport complexe

entre un père et son fils. Leurs confrontations à propos des souvenirs d’Edward mènent les deux hommes à réaliser leur quête identitaire personnelle. Will découvre également l’importance de l’héritage familial lorsque, reprenant l’esprit de conteur de son père, il perpétue la tradition de passation des contes.

Le film est la version cinématographiée du roman. Pourtant, Big Fish est à considérer comme une seule œuvre. La connaissance des deux versions offre au lecteur-spectateur une compréhension plus complète du récit. La transécriture permet de représenter le récit romanesque, son intrigue et ses thèmes majeurs, sur un support filmique. Notre étude considère la transécriture comme la représentation matérielle du thème de l’héritage développé dans le récit de Big Fish.

À ce double processus de transmission s’ajoute l’enjeu du style artistique. Le roman comme le film appartiennent principalement au Southern Gothic. Les caractéristiques majeures du genre permettent une analyse de Big Fish, car les éléments gothiques utilisés sont porteurs de significations. De plus, le récit se place dans une continuité historique des genres littéraires et cinématographiques. De la figure du héros épique aux passions romantiques, en passant par l’adoration pastorale de la nature, Big Fish est construit grâce à des spécificités que divers styles artistiques ont légué à la postérité.

La forme et le fond de l’œuvre sont donc liés, démontrant que la transmission est un processus inévitable. Edward et Will sont la représentation fictive d’un processus réel : la transmission du savoir et l’apprentissage par le passé en vue d’une amélioration de l’homme et de ses relations sociales.

(4)

ABSTRACT

This study proposes an inter-disciplinary analysis of two versions of the same narrative: Big Fish: A Novel of Mythic Proportions novel by Daniel Wallace (1998) and

Big Fish movie by Tim Burton (2003). The plot concerns the dynamics of a complex

relationship between a father and his son. Confrontations about Edward’s memories lead both men on a quest for their own identity. Will also discovers the importance of family legacy. By taking on his father’s propensity for storytelling, Will perpetuates the family tradition.

The movie is a cinematographed version of the novel. However, Big Fish must be seen as a work of art on its own. By knowing both versions, the reader-spectator has a better understanding of the central narrative. Invoking the transwriting process, the plot and major themes of the novel are translated into a new medium, a movie. In this study, transwriting is conceptualized as a concrete representation of the legacy developed throughout Big Fish.

The double-transmission of narrative is linked to an aesthetic preoccupation rooted in the politics of oral storytelling. To this end, the novel and the movie borrow from the Southern Gothic genre. Analyzing its major characteristics allows for a better understanding of Big Fish, for the gothic elements carry hidden meanings.

The story is also a result of the historical continuity that interweaves literary and filmic genres. From the mythical hero figure and the intense romantic emotions to the nature-loving pastorals, Big Fish accumulates intertexts that a wide variety of artistic styles have handed down to posterity.

The story’s style and content are thus interlinked, which shows that transmission is an unavoidable process. Edward and Will are fictitious representations of narrative process in constant evolution and development: the passing down and inheritance of knowledge. People learn from the past so as to evolve and improve man and his social relationships.

(5)

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ III

ABSTRACT IV

TABLE DES MATIÈRES V

REMERCIEMENTS VI

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1. LA TRANSECRITURE 10

1.1 Première approche 10

1.1.1 La transécriture 10

1.1.2 Fabula, récit et sujet 11

1.1.3 Termes subordonnés à la transécriture 15

1.2 Divers moyens pour exprimer une même idée 19

1.2.1 Les médias et leurs modes de représentation 19

1.2.2 Fabula et subjectivité 24

1.3 Les supports de Big Fish 27

1.3.1 Média et multimédias 27

1.3.2 La contrainte d’un média est une opportunité 32

1.3.3 Narration des médias et intermédialité 36

CHAPITRE 2. REAPPROPRIATION ET TRANSMISSION DES HISTOIRES 40

2.1 Le gothique et le Southern Gothic 40

2.1.1 De la littérature gothique au Southern Gothic 40

2.1.2 Le gothique et les films 44

2.1.3 Caractéristiques du Southern Gothic : ce qui est autre est inquiétant 49

2.1.4 Caractéristiques du Southern Gothic : les monstres 53

2.2 Continuité artistique : Big Fish reprend de nombreux genres 56

2.2.1 Le mythe 56

2.2.2 Le conte 62

2.2.3 Les tall tales 65

2.2.4 Intertextualité : de nombreuses références littéraires et artistiques 71 2.3 Représentation du récit et son ancrage dans la société américaine actuelle 74

2.3.1 Le récit, ses symboles et représentations 74

2.3.2 Symbolisme de l’eau 78

2.3.3 La figure du père, symbole d’autorité 81

CONCLUSION 86

(6)

REMERCIEMENTS

Je remercie mes directeurs de recherche qui m’ont accompagnée pendant deux ans. Ils ont su m’encourager à approfondir chacune de mes réflexions et ont corrigé sans relâche les nombreuses versions.

(7)

INTRODUCTION

Présentation du sujet

Lorsque Daniel Wallace entreprend l’écriture de Big Fish: A Novel of Mythic

Proportions, il élève son jeune fils et vient de perdre son père. Il est probable que sa

situation influence les thèmes abordés dans le roman. L’intrigue principale du récit développe le thème de la complexité de la relation familiale, incarnée par les échanges tendus entre Edward et William, le père et le fils. William reproche à Edward d’avoir menti toute sa vie, s’inventant des aventures extraordinaires pour magnifier son quotidien monotone de représentant de commerce trop souvent absent. Le fils garde en lui une frustration accumulée depuis l’enfance. Il accuse son père de s’être toujours protégé derrière des souvenirs fantastiques pour ne pas se dévoiler. Dès le début du roman, Edward est âgé et mourant, ce qui déclenche chez Will le désir de questionner son père. Le fils pense qu’en extirpant la vérité des souvenirs extraordinaires d’Edward, il parviendra enfin à découvrir l’homme qui se cache derrière la figure paternelle héroïque des histoires avec lesquelles il a grandi.

Quelques années plus tard, Tim Burton réalise en 2003 le film Big Fish. Le réalisateur vient à son tour de vivre le décès de son père, avec qui il entretenait des relations conflictuelles et distantes. Burton est touché par l’histoire de Daniel Wallace, qu’il transpose au cinéma. Le film contribue à l’élaboration du sens et de la structure de l’œuvre grâce aux informations supplémentaires qu’il apporte. En effet, ce récit de Big Fish traite d’un fils, William Bloom, qui reprend contact avec son père à qui il a refusé de parler depuis de nombreuses années. La dispute lors du mariage de Will explique la longue séparation, due au rejet du père par son fils. Toutefois, à l’annonce de la maladie mortelle de son père, William retourne séjourner dans la maison de son enfance afin de passer les derniers instants de vie de son père à ses côtés. Cela introduit l’idée de retrouvailles entre deux membres d’une même famille devenus presque des étrangers l’un pour l’autre.

Le récit, dans le roman comme dans le film, alterne entre le présent et le passé. Le passé est consacré aux narrations des souvenirs d’Edward, tels qu’il les raconte. Grand conteur, ce dernier embellit ses anecdotes et joue avec les limites du crédible. Les histoires

(8)

s’inscrivent dans un contexte fantastique peuplé de lieux inquiétants, de monstres et de l’âme d’une rivière prenant la forme d’une jeune femme nue.

À l’inverse, le présent du récit est ancré dans le réel. Will, au chevet de son père, réfute ses histoires incroyables. Très pragmatique, il tente de séparer le vrai du faux et pousse Edward à se mettre à nu en ne racontant, pour une fois, que la stricte vérité dans ses souvenirs. De cette grande différence entre le père et le fils dans la façon d’aborder la réalité découle d’autres thèmes majeurs dans Big Fish : tout d’abord la quête identitaire que Will mène pour découvrir qui est réellement son père, et qui va l’amener à se trouver lui-même. Ensuite, le processus de transmission sans lequel la construction identitaire serait impossible. C’est à travers les souvenirs d’Edward et sa prise de position par rapport à ceux-ci que Will se forge une opinion et une personnalité.

Il est courant de comparer deux médias qui racontent une même histoire, de voir si celle-ci a été « bien » adaptée. Cependant, le terme « adaptation », qui désigne le passage du roman au film, est à mettre en relation avec le jugement du public ; en commentant l’adaptation, le public se demande si l’histoire du film traduit bien celle du roman. Cette perspective d’analyse basée sur un principe de fidélité à l’œuvre originale reste néanmoins superficielle. Roman et film ne sont pas à considérer en comparaison l’un avec l’autre. Ils sont complémentaires, proposant deux versions d’une même histoire. Chaque support accueille le récit selon ses qualités propres et la vision de l’artiste qui en prend la responsabilité. Nous privilégierons donc dans ce mémoire l’étude des œuvres à travers le prisme de la transécriture.

Les études déjà existantes

Le roman Big Fish: A Novel of Mythic Proportions n’a fait l’objet, à notre connaissance, d’aucun ouvrage majeur. Il est bien plus souvent évoqué que réellement traité dans une analyse dédiée. Les textes consacrés au roman, tel que l’article « Myths and Tales in Big Fish » de William Doty, sont la plupart du temps un résumé qui aborde le parcours de vie d’Edward et sa relation avec Will.1 Les ouvrages qui traitent du roman s’en

servent surtout pour introduire le film et son analyse. À l’inverse, une pléthore de travaux

1 William Doty. « Myths and Tales in Big Fish » dans Mythic Passages: The Magazine of Imagination [en

(9)

s’emploient à disséquer, décortiquer et expliquer le film de Tim Burton. Ainsi, les ouvrages tels que Les codes du factice dans Big Fish de Tim Burton d’Anne-Marie Paquet-Deyris2,

Tim Burton: Interviews de Kristian Fraga3 et Tim Burton: The Monster and the Crowd, a

Post-Jungian Perspective d’Helena Bassil-Morozow4, sont entièrement consacrés à l’étude

du film. À ces études s’ajoutent les nombreux articles de revues cinématographiques dans lesquels Burton explique lui-même les enjeux de son film. Il est toutefois important de noter que si beaucoup d’écrits se penchent sur la tension entre la réalité et la fiction dans le film, ou exposent le lien entre William et son père, aucun ne le fait en relation avec le roman d’origine.

Le thème de la relation père-fils est crucial dans Big Fish. Pourtant, il apparaît surtout dans les analyses du récit comme une façon de comparer l’évolution de l’attachement entre Edward et Will, et la relation au père vécue par Wallace et Burton personnellement. De nombreuses analyses à propos du réalisateur mettent de l’avant son goût pour les personnages orphelins ou les parents inadéquats. C’est le cas, notamment, du savant fou qui crée le héros dans Edward Scissorhands (1990), de la mère d’Ichabode Crane assassinée sous la torture dans Sleepy Hollow (2000) et du père du jeune David Collins qui préfère la frivolité des conquêtes féminines au bien-être de son fils dans Dark

Shadows (2012). Les protagonistes de Burton souffrent de l’absence d’une figure aimante

ou rejettent une dynamique familiale qui les restreint. Par exemple, Lydia Deetze se sent incomprise par ses parents dans Beetlejuice (1988) et Alice refuse le prétendant choisi par sa mère dans Alice in Wonderland (2010). Bien que le film traite d’une mésentente familiale, l’originalité de Big Fish réside dans l’accent mis sur le rapprochement plutôt que le déchirement. Dans un décor relativement vide en comparaison aux images foisonnantes d’objets et de symboles dans les films de Burton, celui à l’étude se concentre sur la subtilité des émotions ressenties lors de l’évolution de Will face à la figure du père. Dans les films de Burton, les tensions familiales sont souvent l’élément déclencheur qui pousse le héros dans une intrigue aux nombreuses péripéties. Les tensions sont toujours source de division

2 Anne-Marie Paquet-Deyris. « Les codes du factice dans Big Fish de Tim Burton » dans Sillages critiques,

[en ligne]. http://journals.openedition.org/sillagescritiques/2049. [Consulté le 12 décembre 2017].

3 Tim Burton et Kristian Fraga [ed.]. Tim Burton: Interviews. Jackson : University Press of Mississippi. 2005,

192 p.

4 Helena Victor Bassil-Morozow. Tim Burton: The Monster and the Crowd, a Post-Jungian Perspective. New

(10)

dans Big Fish. Toutefois, le film propose un récit où la reconstruction de la relation père-fils constitue le cœur de l’intrigue.

L’analyse de Big Fish ne peut se faire sans un regard porté sur les études psychologiques menées à propos des dynamiques familiales. Les histoires décrivant des situations familiales pour lesquelles le rapport au père est complexe remontent aux mythes antiques, dont certains évoquent les sentiments compliqués qu’un enfant peut ressentir envers son père. Ainsi, de nombreux demi-dieux tels que Persée ou Heraclès souffrent de l’absence d’une figure paternelle. Thème fondateur dans la littérature américaine, le rapport ardu au père existe dans de très nombreux récits, à chaque époque et à travers tous les genres artistiques. Dans la tradition littéraire, les œuvres dépeignent en général une figure maternelle accueillante et rassurante, tandis que celle du père est plus autoritaire et distante. La figure du père réfère souvent à la personne qui éduque et corrige le héros. Parmi les œuvres dont la réputation est indiscutable se trouvent le roman À la recherche du temps

perdu de Marcel Proust (1913-1927), la pièce Hamlet de Shakespeare (1603) et le film Citizen Kane d’Orson Welles (1941) : toutes ces intrigues évoquent le trouble

psychologique du héros qui désire une figure d’autorité alors qu’il se sent distancé de son père. Le récit de Big Fish s’inscrit dans cette continuité artistique, à la différence près que la relation entre Will et Edward constitue le fondement même de l’intrigue. Les tensions naissant de la quête d’une figure paternelle considérée adéquate résultent en un cheminement identitaire qui va permettre à Will comme à Edward de s’affirmer.

Jamais Big Fish n’a fait l’objet d’une étude alliant psychologie des personnages principaux et transécriture. Notre analyse se concentre sur le développement identitaire et la relation père-fils par l’intermédiaire des personnages, Edward et Will, ainsi que leur représentation au sein de la traduction du récit d’un média à l’autre. La quête identitaire des deux personnages est liée à l’évolution de leur relation. Au fil des siècles, de nombreux philosophes et chercheurs se sont penchés sur l’analyse des rapports entre père et fils. Les recherches effectuées mettent à jour l’importance de cette relation dans la construction identitaire du fils. L’autorité qu’il reconnaît dans sa figure paternelle participe à l’élaboration des bases qui constituent son comportement en société. Myriam Gosselin s’est déjà penchée sur les implications psychologiques d’une dynamique familiale difficile

(11)

dans son mémoire.5 Son approfondissement des théories de Paul Ricœur, Carl Jung et

Jacques Lacan éclaire notre étude des rapports entre Edward et Will, qu’il s’agisse de leur refus de communiquer durant plusieurs années, leur attitude respective lors des retrouvailles ou les paroles échangées.

Problématique

Force est de constater que l’analyse comparative des deux versions du récit serait superficielle. Bien que le roman et le film soient deux versions uniques et indépendantes, la découverte d’un même récit suivant deux subjectivités distinctes mène à une compréhension plus approfondie de l’univers dans lequel évoluent Edward et Will. Chaque version complète l’autre plutôt que de la répéter. Ce mémoire questionne également les constructions identitaires présentes dans Big Fish. En effet, la transécriture illustre que le cheminement d’Edward et de Will dans leur quête identitaire individuelle repose sur la relation qu’ils entretiennent l’un avec l’autre.

Ce mémoire propose par conséquent d’analyser les questionnements suivants : au sein de Big Fish, comment le fond (les thèmes du récit) et la forme (représentations du récit sur deux supports, roman et film) se font-ils écho ? Plus précisément, comment le récit raconte-t-il la transmission d’un cheminement intellectuel à la recherche d’une affirmation personnelle, tout en étant lui-même l’objet d’une transmission par l’intermédiaire de la transécriture ? Notre analyse débouchera sur une étude croisée de la structure narrative, de la mise en scène filmique et de l’intrigue de l’œuvre, vues comme des éléments profondément liés au concept de la transmission.

Plan

Au sein d’un premier chapitre axé sur la théorie, l’étude de Big Fish part du constat que le récit est doublement représenté par un roman et un film. Chaque version transmet parfaitement et indépendamment le récit initial. Néanmoins, l’étude de la relation du texte au film dépasse la simple analyse comparative. Elle permet d’approfondir la

5 Myriam Gosselin. « L’influence du rapport à la figure du père dans le processus de construction identitaire

des personnages du film The Royal Tenenbaums de Wes Anderson », mémoire de maîtrise en littérature et arts de la scène et de l’écran. Université Laval, Québec (Canada). 2013, 109 f.

(12)

compréhension des enjeux qui constituent les intrigues de Big Fish. Le processus de relecture d’une œuvre par un autre média, non dans le but de copier l’histoire originelle mais d’en proposer une nouvelle vision et une nouvelle compréhension, se nomme la transécriture. Le premier chapitre de ce mémoire sera donc consacré à l’élaboration théorique de ce terme. Les enjeux du concept seront exposés et considérés à travers leur application concrète dans Big Fish. Le processus de transfert du roman au film reste nécessaire, car il met en lumière les thèmes fondamentaux qui constituent le récit.

Une œuvre est composée de thèmes développés par un artiste, qui choisit de les représenter sur un support donné. Une transécriture est opérée lorsque ces thèmes sont dépouillés de leur représentation, puis réintégrés sur un nouveau support. Les mêmes thèmes se retrouvent donc représentés de manières différentes dans deux médias distincts. Le processus de transfert préserve le fond (le contenu du récit), mais pas forcément sa forme (la façon choisie par l’artiste pour exprimer les thèmes de son œuvre). Le chapitre traite des réflexions d’André Gaudreault et de Philippe Marion à propos de ces concepts qui entrent en jeu lors d’une transécriture.6 Reprenant les termes des formalistes russes,

Gaudreault et Marion désignent par fabula le matériel brut, les idées fondamentales d’une histoire. Le syuzhet correspond alors à l’organisation de ces idées et à la construction du récit sur un support donné. L’étude du processus de transécriture dévoile que Big Fish est une seule fabula, délivrée selon deux syuzhet, le roman et le film. Ces termes, et les concepts qui en découlent, seront expliqués plus en détail par la suite.

Le chapitre aborde également d’autres concepts liés au processus de transécriture, comme la traduction ou la transfictionnalité. Ces notions sont expliquées par divers auteurs dans L’adaptation dans tous ses états.7 Françoise Lucbert se sert de la définition de la

traduction linguistique, bien connue du grand public, pour définir comment un artiste opère une transécriture.8 Dans la suite de l’ouvrage, Richard Saint-Gelais analyse le principe de

transfictionnalité, soit la naissance d’un univers fictif liée à l’accumulation de plusieurs

6 André Gaudreault et Philippe Marion [dir.]. La transécriture pour une théorie de l'adaptation : littérature,

cinéma, bande dessinée, théâtre, clip. Québec : Nota Bene, Angoulême : Centre national de la bande dessinée

et de l'image (Colloque de Cerisy). 1998, 280 p.

7 Andrée Mercier et Esther Pelletier [dir.]. L’adaptation dans tous ses états. Québec : Nota Bene (Coll.

Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise). 1999, 259 p.

8 Françoise Lucbert dans « Traduction, transposition et adaptation dans le discours sur l’art des écrivains

(13)

versions traitant d’un même récit. Saint-Gelais présente son argumentaire à l’aide de la question suivante : « Il s’agit moins de se demander comment on peut adapter telle œuvre, ni même s’il est possible de l’adapter, mais bien quelles conceptions de la fiction

sous-tendent la lecture – je prends ce terme dans son acception la plus vaste – des adaptations ? »9 L’intégration de ces concepts à notre réflexion complète la compréhension

des notions en jeu lors d’une transécriture. Ce premier chapitre aborde donc la question de la transmission intermédiatique en jeu dans la transécriture de Big Fish.

Le deuxième chapitre est consacré au déploiement des genres littéraires. Le récit de

Big Fish appartient principalement au style gothique qui, venu d’Europe, a traversé les

époques avant d’être réinvesti dans la littérature et le cinéma aux États-Unis. Le gothique remet en cause les conventions du réel en proposant des situations qui semblent aussi banales qu’à la limite de l’incohérence. Le style entend exprimer les angoisses de la civilisation en faisant intervenir des éléments fantastiques. Les lieux inquiétants, les situations macabres, mais aussi l’ironie déplacée des écrits réveillent chez les lecteurs une peur de tout ce qui ne s’explique pas rationnellement. Ces mêmes éléments se retrouvent dans les films dont l’esthétique gothique des images anxiogènes captive le public.

Big Fish appartient plus précisément à une branche du gothique propre au Sud des

États-Unis, nommée le Southern Gothic. Le Southern Gothic reprend les caractéristiques principales du gothique et les adapte afin de traiter des peurs ancrées dans la culture du sud du pays. Par exemple, au sein d’une civilisation pour laquelle les valeurs familiales sont primordiales, les œuvres rattachées au Southern Gothic décrivent des familles atypiques et dysfonctionnelles, génératrices de conflits. Ces cercles intimes dangereux deviennent alors des métaphores pour l’état de la nation.

De plus, il existe dans le Southern Gothic un attachement à la tradition orale. Les histoires sont contées de génération en génération et personne n’est donc en mesure de définir leur provenance. Comme les sources ne sont pas vérifiables (une enveloppe de mystère se forme autour des récits), elles deviennent des légendes. L’intrigue de Big Fish est fortement liée aux caractéristiques du Southern Gothic. En effet, le cœur du récit concerne un conflit familial : Edward et Will ne se comprennent pas ; le fils ne reconnaît

9 Richard Saint-Gelais dans « Adaptation et transfictionnalité », L’adaptation dans tous ses états, op. cit.,

(14)

pas chez Edward la figure paternelle qu’il aurait souhaitée. De plus, le conflit naît en raison des histoires racontées par le père et que le fils remet en cause, fermement décidé à déceler le vrai du faux dans les souvenirs extraordinaires.

Toutefois, de nombreux emprunts à divers genres et périodes artistiques transparaissent dans Big Fish. Le processus d’intertextualité fait intervenir plusieurs références artistiques que le lecteur-spectateur peut reconnaître. Pour ne donner que quelques exemples, les exploits d’Edward rappellent ceux des héros mythologiques. L’écriture merveilleuse, proche parente des contes, équilibre le macabre et le gothique. L’exaltation des passions du protagoniste est empruntée au romantisme tandis que les descriptions et images de la nature se rapprochent du genre pastoral. Ce survol des grands courants artistiques souligne que l’histoire d’Edward et de Will s’inscrit dans une tradition de la transmission des arts, autant qu’elle décrit le processus par lequel le fils hérite des contes de son père. Les notions de transmission entre les arts et d’héritage légué du père au fils sont étudiées simultanément, car leur enchevêtrement est justement voulu par le récit. La relation père-fils est inséparable des souvenirs contestables qui sont responsables du trouble dans la dynamique familiale.

L’inclusion de différents styles littéraires et cinématographiques dans les histoires d’Edward semble le détacher de ses souvenirs. En effet, les nombreuses références dépersonnalisent le parcours d’Edward, faisant de lui un archétype de héros ; Will doute que son père ait vraiment traversé toutes ces aventures. L’intertextualité mène à un questionnement sur ce qui fonde une identité propre et personnelle, ce qui fait qu’un être est unique et vit des événements parfaitement singuliers. La quête identitaire est le noyau central d’une dynamique familiale qui se construit doucement sous le regard attentif du lecteur-spectateur.

La figure paternelle est un point central du récit. Par la relation existant entre l’intrigue et les représentations du récit, la figure du père dépasse la simple incarnation par Edward. En effet, Big Fish questionne cette figure d’autorité et les enjeux liés aux images qu’elle évoque. Que ce soit dans les histoires qui traversent les époques, dans la religion chrétienne et dans la culture américaine contemporaine, le père est une figure incontournable et un symbole évocateur de la nation.

(15)

L’étude de Big Fish est menée par la mise en relation des trois niveaux du récit : tout d’abord, la représentation est caractérisée par la transmission de la fabula d’un média à l’autre. Ensuite, les influences artistiques construisent l’illustration de la fabula qui, elle, se centre autour des legs que Will reçoit de son père. L’analyse de ces trois niveaux, considérés comme des éléments interconnectés de l’œuvre et non des caractéristiques distinctes, permet de révéler de nouvelles significations dans le récit de Big Fish.

(16)

CHAPITRE 1. La transécriture

Big Fish existe sur deux supports, un texte et un film. Partant de cette simple

constatation, le lecteur-spectateur faisant face aux deux œuvres peut se demander pourquoi l’histoire a été reprise et ce que cette transposition d’un média à un autre apporte au récit. Les réponses à ces questions se trouvent dans l’étude de la transécriture, processus qui a été utilisé pour transformer Big Fish et projeter le texte littéraire sur grand écran. Le roman de Daniel Wallace et le film de Tim Burton présentent des représentations bien différentes qui, pourtant, véhiculent les mêmes thèmes principaux de l’histoire. Considérées ensemble, les deux œuvres créent un sens qui dépasse celui de chaque média pris séparément.

1.1 Première approche

1.1.1 La transécriture

La transécriture est le processus opéré par un artiste lorsqu’il reprend une œuvre déjà existante et l’exprime à nouveau dans un autre média que celui d’origine. Il ne s’agit pas de copier simplement le premier média (ici, le roman Big Fish), ce qui pourrait donner lieu à du plagiat, mais d’en tirer les idées fondatrices que le récit développe et explore, afin de les représenter grâce aux moyens dont dispose le média d’arrivée (dans cette étude, le film Big Fish). La transécriture est un moyen pour Tim Burton d’exprimer sa sensibilité à propos d’une histoire qui l’a inspiré et influencé, et qu’il replace dans son contexte artistique de prédilection : le cinéma. C’est donc la recréation d’un univers déjà existant et non une simple adaptation, qui est pourtant le substantif communément utilisé pour désigner le passage d’une histoire d’un support à un autre. L’adaptation a cela de différent qu’elle implique implicitement la notion de fidélité. Le récepteur, qui s’attendait à voir exactement la même histoire à l’écran que celle lue dans le livre, juge de la qualité du film en fonction de l’œuvre originale. En appelant à sa subjectivité, il jauge si la deuxième version de l’histoire est assez proche de l’originale, espérant une transcription exacte du déroulé des événements dont il a déjà connaissance. Cette décision personnelle lui fera proclamer qu’une adaptation est bonne ou non. Or, la transécriture ne cherche justement

(17)

pas à imiter, mais à reprendre différemment. Plus qu’un manque d’inspiration ou de créativité, l’artiste met au défi sa sensibilité et frotte sa vision esthétique à une œuvre qui l’a marqué.

Cette idée de réécriture que sous-tend la transécriture est très bien défendue par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier dans « L’œuvre au double : sur les paradoxes de l’adaptation ». Elle préfère oublier le terme « adaptation » au profit de « transécriture », un choix qu’elle explique ainsi :

[O]n suppose à la fois, et contradictoirement, la transcendance du thème et l’irréductibilité sémiotique de chaque véhicule […] Dans une conception du texte répondant à l’ouverture de la différence, il ne saurait être question de s’en tenir à la spécificité, proprement technique, du médium.10

Le terme « adaptation » est porteur d’une connotation trop subjective et morale ; il renvoie au jugement et à la retranscription de la superficialité. Adapter signifie se concentrer sur les événements racontés et non sur les raisons pour lesquelles ils sont racontés. Or, tout élément exprimé dans une œuvre artistique est issu d’une réflexion. L’artiste choisit un concept abstrait et le représente sur un support concret. Que ce soit par le média de la peinture, du théâtre ou du cinéma, le concept qui n’était auparavant qu’une idée peut désormais être partagé : l’œuvre d’art est née. Une fois celle-ci offerte au public, la transécriture s’opère lorsque l’œuvre est retirée de son support d’origine pour être replacée dans le média d’accueil. Toutefois, l’œuvre déplacée ne peut pas être parfaitement identique à la première version, car chaque média artistique exprime les idées différemment. Pour ne prendre qu’un exemple, le roman existe grâce au langage écrit, alors que la peinture s’exprime par le visuel. Ce ne sont donc pas les incarnations qui sont transmises d’un média à l’autre, mais une notion plus fondamentale à l’œuvre, la fabula.

1.1.2 Fabula, récit et sujet

Le processus de la transécriture ne considère pas une œuvre comme un bloc d’histoire, mais la divise plutôt en strates, qui sont autant de niveaux de création et d’expression des idées qui composent une histoire. Comme nous venons de l’exprimer, dans une œuvre aucun élément n’est gratuit. Tout est pensé et représenté par l’artiste afin

10 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier dans « L’œuvre au double : sur les paradoxes de l’adaptation », La

(18)

de véhiculer des idées. Ces dernières forment la base du récit que l’artiste a déployé pour le public. Elles sont les thèmes qu’il a voulu explorer, la raison de l’existence de l’œuvre. Ces idées fondamentales sont ce que nous nommons la fabula. Ce terme, ainsi que celui de

syuzhet abordé ensuite, provient des études narratologiques des formalistes russes. Le

formalisme russe, repris et analysé par André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de l'intermédialité », se concentre sur les structures qui construisent une œuvre littéraire, sans prendre en compte le contexte de son écriture11. La fabula est le terme désignant le concept abstrait qui reste une fois dépouillé

de sa représentation, c’est-à-dire à la fois le support concret (tableau, pièce de théâtre, mélodie, etc.) et l’incarnation par les personnages, lieux et actions mis en jeu. Ce noyau dur de la structure d’une œuvre a été très justement décrit par Alain Jetté comme étant de « l’inspiration pure », l’histoire encore au stade virtuel, qui n’a « pas encore pris forme »12.

Pour poursuivre la définition complète de la fabula reprenons, comme l’a fait Jetté, l’exemple de Gaudreault et Marion. L’histoire connue du Petit Chaperon rouge est sélectionnée parce qu’elle fait partie de la culture générale commune, que Jung nomme l’inconscient culturel collectif (nous y reviendrons). L’énonciation du titre évoque instantanément une compréhension intuitive chez chacun, sans même fournir d’effort pour se remémorer le récit. Cependant, y penser n’est rien de plus qu’avoir une idée immatérielle de l’esprit du récit, l’histoire restant floue tant qu’elle n’est pas exprimée. De plus, chaque individu possède sa propre version du déroulé des événements. Si chacun devait la raconter, il existerait autant de variantes que de personnes.

La fabula du petit chaperon rouge existe bel et bien, telle que « déformée » et « informée » par chacun de nos cerveaux qui jouent en quelque sorte, dans ce cas bien précis, le rôle d’autant de médias ou, plutôt, de pseudo-médias puisqu’ils sont sans partage aucun, à moins que l’on ait recours à un « médium ».13

De cet exemple ressortent les concepts fondamentaux attachés à la fabula. Celle-ci se définit comme une immatérialité insaisissable, car elle est ce qui est raconté en dehors du

11 André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

l'intermédialité », La transécriture, pour une théorie de l’adaptation (Colloque de Cerisy), op. cit., p.31-52.

12 Alain Jetté. « Réflexion sur la transécriture ou l’incidence des supports sur ses procédés », mémoire de

maîtrise en littérature canadienne-française. Université Laval, Québec (Canada). 2011, 272 f.

13 André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

(19)

support utilisé pour le raconter. Toutefois, la fabula ne peut pas exister par elle-même ; il lui faut forcément un support. La transécriture de la fabula est alors la reprise des thèmes principaux sur lesquels se construit une œuvre, dépourvus de leurs supports et incarnations afin de les replacer dans un nouveau média d’accueil.

La fabula, qui doit s’incarner afin de pouvoir être transmise, ne peut exister sans un récit pour la présenter. Le récit est l’histoire créée par l’artiste, la couche supérieure de l’œuvre d’art par laquelle le public la rencontre. C’est en quelque sorte le mouvement insufflé aux représentations de la fabula, afin de la mettre à l’épreuve et de l’étudier. Ainsi, dans un roman, le récit est formé par la suite d’actions et d’événements vécus par les personnages qui représentent des parties de la fabula. Un exemple probant se trouve dans

Big Fish (exemple qui sera davantage étudié par la suite) : le protagoniste, Edward Bloom,

incarne le désir d’aventures et d’ailleurs. Le récit enchaîne des rencontres et des obstacles qui mettent à l’épreuve sa détermination, comme les habitants de « the place with no name » qui tentent de l’empêcher de quitter le village. Le récit permet à la fabula d’exister puisqu’il l’exprime, que ce soit au fil des pages dans un roman ou dans un cadre uniponctuel, comme une photographie ou un tableau qui parviennent à raconter une histoire malgré la fixité de leur seule image. La transécriture, c’est-à-dire le transfert d’un média à un autre, suppose deux supports bien distincts pour accueillir le récit. Or, une fois dépassée l’étape de la fabula, le récit n’est rien sans son support. L’artiste qui pratique la transécriture s’inspire d’un récit existant pour en recréer un qui correspond à son esthétique et sa sensibilité. S’il ne faisait que représenter le récit déjà existant sur un autre support, sans retour à la fabula, le transfert ne serait qu’imitation, et donc simple adaptation. Le récit créé à la suite d’une transécriture est le lieu où s’exprime le regard de l’artiste – sa vision. La troisième et dernière strate d’une œuvre qui entre en jeu dans le processus de transécriture est le sujet. André Gaudreault et Philippe Marion étudient cette notion d’après une analyse particulièrement claire de Thierry Groensteen.14 Le sujet est la façon

d’ordonner les idées de la fabula et de délivrer ces informations concrètement sur un support choisi. C’est donc le lien entre la pensée immatérielle de la fabula et le support qui, bien qu’existant concrètement, reste creux et sans intérêt tant qu’il ne sert pas à prendre en

14 Lettre de Thierry Groensteen à André Gaudreault, reprise dans le texte d’André Gaudreault et Philippe

(20)

charge un récit. Plus précisément, le sujet – nommé dans le texte de référence par son terme russe syuzhet – est séparé en deux aspects : le syuzhet-structure et le syuzhet-texte. Dans le processus de création d’une œuvre vient d’abord le syuzhet-structure, qui désigne l’organisation des idées de l’artiste. Ce dernier doit prendre en compte le support, c’est-à-dire le média choisi comme expression finale de son art. En effet, chaque média possède des caractéristiques propres qui influencent la structure globale du récit délivré au public. En ce qui concerne les deux médias qui nous intéressent pour l’étude de Big Fish, le film doit répondre à une contrainte de temps que ne possède pas le roman ; par conséquent le traitement de la temporalité est différent. Tim Burton peut, par exemple, choisir d’accélérer le rythme du déroulé des événements, ou en tronquer certains, tandis que Daniel Wallace a eu le loisir d’insérer des pauses analytiques dans son texte.

Le deuxième aspect est le syuzhet-texte, expression concrète du récit dans le support. Il est « en symbiose avec le média dans la mesure où il ne peut faire autrement que d’être coulé dans celui-ci ».15 Par cette définition détaillée, il est évident que la création d’une

œuvre artistique est composée de plusieurs étapes de construction. Celles-ci permettent à la fabula de se révéler dans un support au moyen d’une structure, d’un récit et d’une mise en expression qui prennent en compte à la fois les thèmes de la fabula et les caractéristiques liées à la représentation finale. La fabula est alors liée à la manière dont elle est exprimée, comme l’indiquent Gaudreault et Marion :

on assiste à une implication progressive du média, par rapport à l’œuvre en train de se faire. Ce qui suppose que, pour nous, même la fabula est impliquée d’une quelconque façon par le média. En effet, elle a beau être en principe indépendante du média, la fabula ne l’est qu’en tant que « pensé » car, dès qu’on l’imagine en tant que « construit », on se retrouve par nécessité du côté du média.16

Réaliser une transécriture revient alors à modifier la donnée finale, à savoir le support. Cela force l’artiste à extirper la fabula de son support premier et à reconstruire toutes les étapes de création. En ressort une version nouvelle de la représentation de la fabula. Bien loin d’une simple adaptation, le trajet intellectuel et artistique est une véritable re-création.

15 Ibid., p.44-45. 16 Ibid., p.44-45.

(21)

1.1.3 Termes subordonnés à la transécriture

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier fait part de la difficulté à définir précisément ce que regroupe le terme « transécriture » :

Adaptation ou translation, médiation ou mutation, transécriture ou réécriture – l’afflux des termes désigne un embarras sur l’objet : comment circonscrire le territoire d’une enquête qui doit prendre en compte, simultanément, la persistance d’une thématique et la variation du matériau ?17

Il est bon d’introduire dès maintenant quelques notions-clés qui reviendront plus tard au cours de l’analyse menée dans ce mémoire. Ces mots regroupent des notions sous-jacentes à la transécriture et sont incontournables dans le déploiement des aptitudes nécessaires pour transmuer une œuvre d’un support artistique à un autre.

En premier lieu, notons qu’il y a transfictionalité lorsque des éléments contenus dans le récit du média d’origine sont déplacés ou transformés lors de la transécriture. Ces modifications du récit ont pour cause principale le fait que le second support médiatique ne présente pas les mêmes caractéristiques que le premier. La relation entre les deux choix de représentation de cet élément n’est pas toujours évidente à première vue, mais le public qui découvre la deuxième œuvre en connaissant la première reconnaît l’univers du récit premier et y adhère d’autant plus facilement qu’il lui semble familier. Un exemple très parlant est tiré du mémoire de Gabrielle Germain, qui explique très bien la notion. Dans le film Alice in Wonderland de Tim Burton, Hamish, le prétendant d’Alice, a les cheveux roux, rappelant ainsi la couleur d’un homard, et dit aimer la danse nommée « quadrille ». Ces détails, qui peuvent passer inaperçus, rappellent pourtant le chapitre « Le quadrille des Homards » du roman d’origine.18 Ainsi, bien que Tim Burton n’ait pas pu transcrire à

l’écran tous les épisodes du texte de Lewis Carroll, l’univers reste intact et semble inconsciemment familier à tout connaisseur du roman.

Il a été établi que la transécriture se définit par la transposition artistique d’une idée d’un média à un autre. Par conséquent, le processus se rapproche de celui de la traduction. Dans son acception courante, ce terme désigne le processus par lequel un texte écrit est

17 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, op. cit., p.131.

18 Gabrielle Germain. « Adaptations cinématographiques d'Alice au pays des merveilles et de De l’autre côté

du miroir de Lewis Carroll : Analyse des transécritures de Walt Disney, Jan Svankmajer et Tim Burton », mémoire de maîtrise littérature et arts de la scène et de l’écran. Université Laval, Québec (Canada). 2014, 209 f.

(22)

restitué dans une autre langue. Le terme possède cependant des significations moins restrictives. Françoise Lucbert voit dans l’une des trois définitions de la traduction de Jackobson une explication claire de la transécriture. Citant le célèbre linguiste, elle définit la traduction intersémiotique comme étant un « échange entre différents systèmes de signe », qui se caractérise par « l’interprétation des signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques ».19 Ainsi, toujours selon Lucbert, « la traduction peut être définie comme

un processus de médiation impliquant la saisie, puis le transfert de représentations symboliques provenant d’un texte ou de n’importe quel autre ensemble de signes. »20 Cette

définition correspond parfaitement à notre étude du passage du récit de Big Fish du texte au film.

En traduction, le but n’est pas de traduire mot à mot et copier les structures grammaticales du texte d’origine. L’opération nécessite pour le traducteur de partir d’un texte déjà existant pour comprendre les enjeux qui en sont le fondement, afin de pouvoir les retranscrire différemment dans une autre langue. Chaque langue possède sa grammaire propre et est rattachée à une culture qu’il faut prendre en compte lors de la traduction. Par exemple, une métaphore se basant sur un élément historique dans le texte-source peut ne pas être compréhensible dans une autre culture. Le traducteur peut alors préserver l’idée fondamentale cachée derrière la métaphore, plutôt que respecter la forme stylisée de l’auteur. Les caractéristiques de la culture dans laquelle évolue la langue d’arrivée deviennent des contraintes avec lesquelles le traducteur joue. De la même façon, l’artiste envisage son travail de transécriture en fonction des caractéristiques propres au support qui serviront à transcoder le récit.

Que ce soit la traduction ou la transécriture, le processus nécessite de se détacher de la forme pour se concentrer sur les idées véhiculées. Le transfert nécessite donc la subjectivité de celui qui fait la transposition. Dans une traduction linguistique, il faut comprendre, interpréter, décortiquer jusqu’au cœur du texte avant d’en reconstruire le sens. Il en va de même pour un artiste qui prend en charge une transécriture. En effet, il est impossible d’opérer ce changement de support sans proposer une interprétation personnelle

19 Roman Jakobson. « Aspects linguistiques de la traduction » dans Essais de linguistique générale [trad.].

Cité par Françoise Lucbert dans « Traduction, transposition et adaptation dans le discours sur l’art des écrivains symbolistes », op. cit., p.76.

(23)

de la fabula et des choix subjectifs quant aux méthodes de représentation qu’implique le nouveau support. Le processus de transécriture permet donc, comme l’explique Lucbert, « une certaine liberté dans l’interprétation, voire une forme d’extrapolation. »21 La grande

similarité entre les deux processus, traduction et transécriture, permet de mieux visualiser la dynamique intellectuelle effectuée par l’artiste. De plus, elle ouvre la voie vers une réflexion qui sera menée un peu plus loin, concernant la part de subjectivité.

La dernière notion qu’il est important d’introduire est celle d’intermédialité. Le terme renvoie à différents concepts relatifs aux supports artistiques ainsi qu’aux contenus des œuvres, ce qui rend difficile une tentative de définition. André Gaudreault tente d’en donner une explication claire :

[D]ans une acception minimaliste, ce concept [...] permet de désigner le procès

de transfèrement et de migration, entre les médias, des formes et des contenus, un procès qui est à l’œuvre de façon subreptice depuis déjà quelque temps mais qui, à la suite de la prolifération relativement récente des médias, est devenu aujourd’hui une norme à laquelle toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de sa configuration.22

L’intermédialité considère donc les œuvres et leurs médias, mais surtout les liens et transferts qui pourraient exister entre des œuvres qui sont exprimées sur différents supports. Une œuvre et son média ne sont pas étudiés indépendamment, mais à travers la relation entretenue avec d’autres formes d’art. Alexandre Martel résume la complexité de la notion d’intermédialité :

Puisqu’elle « permet une multitude de mélanges, allant de l’adaptation filmique à l’adoption du sérialisme à titre de modèle de composition, en passant par la mise en coprésence de divers médias dans un même milieu », la relation intermédiale, plurivoque par définition, revêt maints masques qui, par leur complémentarité, marquent le dynamisme dialectique qui la caractérise.23

21 Ibid., p.79.

22 Les italiques proviennent du texte original. André Gaudreault. Du littéraire au filmique, p. 175. Cité par

Bértold Salas-Murillo dans « De l’intermédialité à l’œuvre lepagienne, et de l’œuvre lepagienne à l’intermédial : Un parcours à double sens à propos du théâtre et du cinéma de Robert Lepage », thèse de doctorat en Littérature et arts de la scène et de l’écran. Université Laval, Québec (Canada). 2017, f.4.

23 François Harvey. Alain Robbe-Grillet : le nouveau roman composite. Intergénéricité et intermédialité,

p.154. Cité par Alexandre Martel dans « Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain

Robbe-Grillet : Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui ment », mémoire de maîtrise

(24)

Dans cette étude sur Big Fish, les nombreux aspects de l’intermédialité sont réduits à la considération de l’intégration d’un support artistique au sein d’un autre, qui devient média d’accueil. Le processus d’intégration concerne toutes les formes artistiques : il peut s’agir d’extraits d’un spectacle de danse insérés dans un film ou l’intégration de la peinture dans une photographie. Ce n’est pas un moyen pour le média d’accueil d’ingérer un autre support artistique qui ne serait pas assez fort pour tenir tout seul, mais une association qui permet de dépasser les limites atteintes par l’utilisation d’un seul média à la fois. L’association décuple les significations possibles à travers un seul support et offre une réflexion sur l’art autant que sur les idées véhiculées.

L’intermédialité dans le film Big Fish est présente par l’intégration de l’univers du cirque, et donc de l’art du spectacle et de la représentation. Le cirque peut être vu comme la mise en scène de l’étrange et le reflet du psychisme d’Edward qui, par ses histoires fantastiques, donne toujours à voir une représentation spectaculaire de lui-même. De plus, le cirque fait partie d’un film dont l’un des thèmes principaux est la difficulté à délimiter le vrai du faux, le réel de l’irréel. Ainsi, l’art offre une réflexion sur lui-même, questionnant sa capacité à montrer le réel et les limites d’un film qui prétend traiter de la réalité, alors qu’il ne peut être qu’une imitation romancée empreinte de fiction. Le cirque permet donc au film de se remettre en question. De plus, ce principe d’intermédialité est encore plus intéressant lorsqu’il est considéré au sein de la transécriture.24 En effet, le roman Big Fish

intègre des éléments cinématographiques alors que la version filmique possède des caractéristiques propres aux romans. La prise en considération des deux œuvres, qui se répondent et se complètent, transcende les limites des conceptions artistiques qui ont servi à construire chaque récit indépendamment.

24 Pour une analyse plus complète des enjeux de l’intermédialité dans un contexte de transécriture, voir la

thèse « De l’intermédialité à l’œuvre lepagienne, et de l’œuvre lepagienne à l’intermédial » de Bértold Salas-Murillo, et plus particulièrement « La transécriture cinématographique ». Op. cit., f.67-71.

(25)

1.2 Divers moyens pour exprimer une même idée

1.2.1 Les médias et leurs modes de représentation

C’est la fabula, c’est-à-dire les thèmes principaux de Big Fish, qui est traduite lors de la transécriture.25 Pour la plupart des récits, résumer l’histoire d’une œuvre permet de la

réduire à ses idées principales. Ainsi apparaissent les thèmes sur lesquels repose le récit. L’histoire de Big Fish est particulièrement difficile à résumer de façon aussi complète que concise. Les nombreux thèmes sont développés au cours des intrigues et présentés dans des scénettes qui s’enchaînent grâce à des transitions discrètes. Le spectateur change constamment de contexte, le film faisant des bonds dans le temps et l’espace entre le présent et les souvenirs d’Edward. Le récit non-linéaire présente tout de même le parcours de la vie d’un homme. La contradiction entre non-linéarité et chronologie contribue à déstabiliser le spectateur.26 Tenter de résumer Big Fish revient à hiérarchiser les éléments

de la fabula pour n’en choisir que certains, donc en laisser d’autres de côté. Chaque résumé oblitère des parties importantes de l’histoire globale. De plus, les thèmes de la fabula de

Big Fish sont non seulement nombreux mais interconnectés, ce qui rend encore plus

compliquée la tentative, pourtant nécessaire, de n’en sélectionner que certains lors du résumé qui initie la première étape vers le processus de transécriture.

Prenons quelques résumés rédigés à partir du roman et du film Big Fish, afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle l’œuvre, qui fourmille de thèmes majeurs, est impossible à résumer de façon brève sans perdre des aspects incontournables de l’histoire. Un résumé sert à donner envie au public de se plonger dans une histoire. Il doit pour cela aborder les thèmes principaux du récit, afin que le futur lecteur-spectateur puisse s’assurer que les sujets abordés lui parlent. Il est donc nécessaire que le résumé n’omette pas de points importants. En ce qui concerne le roman Big Fish, le site Good Reads note :

25 Il serait intéressant d’étudier le concept de fabula, à savoir si celle-ci existe avant toute formulation, en

dehors de toute incarnation médiatique. Pour aller plus loin, nous pourrions argumenter que la fabula est pensée avant d’être exprimée, donc mise en mots avant d’être traduite sur un support artistique. Une œuvre sur un média est-elle toujours la représentation d’un langage réfléchi ? Le passage de Big Fish, du roman au film, est-elle alors la deuxième transécriture, la première étant le transfert de la pensée de l’artiste sur un support matériel ? Cette piste mériterait réflexion.

26 La non-linéarité est présentée à travers l’analyse de travaux de réalisateurs qui jouent avec les structures

classiques des films. Voir Bruce Isaacs, « Non-linear Narrative » dans Nicholas Rombes [ed.], New Punk

(26)

He could outrun anybody, and he never missed a day of school. He saved lives, tamed giants. Animals loved him. People loved him. Women loved him (and he loved them back). And he knew more jokes than any man alive.

Now, as he lies dying, Edward Bloom can't seem to stop telling jokes -or the tall tales that have made him, in his son's eyes, an extraordinary man. Big

Fish is the story of this man's life, told as a series of legends and myths inspired

by the few facts his son, William, knows. Through these tales —hilarious and wrenching, tender and outrageous— William begins to understand his elusive father's great feats, and his great failings.27

L’histoire de Big Fish est donc présentée à travers le prisme des histoires grandioses d’Edward et son envie (ou devrions-nous dire son besoin) de plaire. Le résumé s’attarde également sur la mort et la relation père-fils du point de vue de Will, qui tente de comprendre son père. Si, à première vue, le résumé semble complet, la quête d’identité de chaque personnage et le concept de transmission de leçons de vie, qui vont au-delà de la stricte vérité factuelle, sont passés sous silence. Cette dernière notion est bien abordée par le site All Readers, qui toutefois évoque Edward et Will séparément. La confrontation au sein d’une dynamique père-fils pourtant aimante est cependant laissée de côté.28

Les tentatives de synopsis pour le film ne s’avèrent pas plus faciles. Le site IMDB ne présente qu’une ligne explicative : « A frustrated son tries to determine the fact from the [sic] fiction in his dying father's life. »29 Bien que trois aspects importants y soient

présentés (la recherche de la figure du père, la mort et la remise en question de la réalité des souvenirs), la phrase ne peut contenir tous les thèmes majeurs. Référence en matière de compilation filmographique, le site français Allociné tente également de nommer les thèmes de la fabula par le synopsis suivant :

L'histoire à la fois drôle et poignante d'Edward Bloom, un père débordant d'imagination, et de son fils William. Ce dernier retourne au domicile familial après l'avoir quitté longtemps auparavant, pour être au chevet de son père, atteint d'un cancer. Il souhaite mieux le connaître et découvrir ses secrets avant qu'il ne soit trop tard. L'aventure débutera lorsque William tentera de discerner le vrai du faux dans les propos de son père mourant.30

27 Goodreads Inc. « Big Fish by Daniel Wallace », goodreads.com [en ligne].

https://www.goodreads.com/book/show/129984.Big_Fish. [consulté le 22 novembre 2017].

28 Dawn Binstock. « Big Fish Book Summary and Study Guide », AllReaders.com [en ligne].

http://allreaders.com/book-review-summary/big-fish-23558. [consulté le 22 novembre 2017].

29 IMDB INC. « Big Fish : La légende du gros poisson », IMDB [en ligne].

http://www.imdb.com/title/tt0319061/. 9 janvier 2004 [consulté le 22 novembre 2017].

30 Allociné. « Big Fish », Allociné [en ligne]. http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=28644.html.

(27)

Ce résumé est le plus complet parmi ceux cités, car il indique clairement les divers thèmes présents dans le récit, comme la dynamique rassurante du cercle familial, les absences répétées du père et la tension entre Will et Edward, avant le décès de ce dernier. Cependant, ces exemples montrent bien que le critique se concentre sur les caractéristiques de la relation père-fils, sans aborder des notions telles que la quête d’identité qui se dessine dans les récits d’Edward, la réflexion autour du rôle du père et les leçons qu’il transmet à la génération suivante.

Ce qui ressort de ces quelques exemples est qu’un résumé complet de Big Fish ne peut être concis. Les meilleures présentations des thèmes de l’œuvre nécessitent toujours au moins une page, ce qui est très long pour un résumé ou un synopsis.31 Il est intéressant

de faire ici la liste des thèmes de la fabula de Big Fish, afin de saisir plus concrètement la complexité et l’enchevêtrement des idées de cette histoire. Les thèmes peuvent être séparés en trois catégories, bien que celles-ci se fassent constamment écho.

La première est consacrée aux concepts qui concernent l’individualité. S’y trouve la quête d’identité d’Edward, qui plus qu’un simple homme veut être « larger than life », comme il est souvent décrit. Cette image est largement associée à celle du poisson, auquel Edward est comparé. Le rapprochement fait entre le héros et l’animal aquatique lie Edward au thème de l’eau, mystérieuse et magique, qui de plus inscrit Big Fish dans la tradition artistique de la réflexion sur l’eau.32 L’identité d’Edward est également composée de son

angoisse de n’avoir pas accompli suffisamment d’exploits au cours de sa vie pour marquer l’histoire. Ce thème est lié à la relation qu’il entretient avec son fils, car celle-ci se fonde sur les histoires qu’Edward racontait et qui ont marqué Will au point qu’il s’en souvienne une fois adulte. Edward est la représentation du « Completed American », un « self-made man » qui a conquis l’« American Dream » en partant de rien ; il construit un empire qu’il peut ensuite léguer. Cet empire est à la fois matériel, comme le village de Specter qu’il a reconstruit, et intellectuel par les liens sociaux forts qu’il a tissés et les leçons de vie

31 Roger Ebert prend le temps de décrire le film dans l’article « Big Fish », RogerEbert.com.

https://www.rogerebert.com/reviews/big-fish-2003. 24 décembre 2003 [consulté le 22 novembre 2017].

32 Des mythes antiques aux romans contemporains, en passant par les sculptures et peintures de la

Renaissance, l’eau est un thème exploité à chaque époque et par tous les médias artistiques. Pour une étude complète, voir In aqua scribis : le thème de l’eau dans la littérature de Michal Piotr Mrozowicki [dir.]. Université de Gdansk. 2005, 487 p.

(28)

apprises au cours de ses péripéties. Edward est donc un paradoxe entre l’homme parfaitement intégré à la société et à qui tout sourit, et un être marginal qui se démarque constamment de la foule par ses exploits et son refus de s’installer dans une vie rangée.

La deuxième catégorie renferme les notions liées aux relations et remises en question. Dans la relation père-fils, qui s’insinue également dans tous les autres aspects de la fabula, se trouve le thème du cercle familial et sa dynamique aussi rassurante qu’empreinte de secrets. La famille offre un retour aux sources pour Edward et Will, mais elle met aussi en lumière les absences répétées du père qui partait conquérir des villages pour affirmer son identité partout sauf chez lui. De cette idée découle la réflexion autour du rôle du père : comment Edward a rempli le sien ? Avec quelle image du père Will a grandi ? Et comment il s’apprête à reprendre ce rôle à son tour ? La relation père-fils passe par la distorsion des souvenirs du père et la recherche de la vérité de Will alors qu’Edward tente de lui apprendre à privilégier l’authenticité. Cette relation est le signe de la quête identitaire de Will, qui fait écho à celle qu’a menée son père. Le fils veut trouver sa place en tant qu’homme dans le monde, et pour cela passe par la compréhension du parcours d’Edward.

La relation père-fils mène à la dernière catégorie, qui concerne l’héritage. En effet,

Big Fish a pour thème la transmission des leçons de vie d’un père à son fils, le tout formant

une large poursuite de l’apprentissage sur plusieurs générations. Cette continuité linéaire est mise en relation avec l’éternel cycle de la vie qui nous est présenté par les récits de naissance et de mort, l’accompagnement et la reprise éternelle du rôle du père d’une génération à l’autre, avec à chaque fois la tâche d’appliquer ce rôle jusqu’à la passation du savoir. Dans la suite de notre étude, nous verrons que Big Fish est profondément inscrit dans la culture américaine. La conscience collective américaine fonctionne comme une grande famille. La nation toute entière est marquée par le désir d’ancrage et le rapport conflictuel au père incarné par le président, figure paternelle du pays. Le contexte de création de Big Fish demeure une influence notable pour les thèmes mis en jeux dans le récit.

Chacun peut voir dans cette longue liste des modifications à apporter ou des thèmes à ajouter. Toutefois, les aspects mentionnés sont indéniablement les racines des œuvres romanesque et filmique Big Fish. Tous ces thèmes ont été traduits d’un support à l’autre,

(29)

preuve que les deux œuvres sont fondamentalement très proches. Un adepte de l’adaptation dirait alors que le film est très fidèle au roman. La version cinématographique de Big Fish a su transcrire la complexité des thèmes et en modifier les représentations, afin d’exploiter les caractéristiques du média qu’est le cinéma. Les trois catégories de thèmes que nous avons construites peuvent être mises en parallèle avec les étapes du récit, partant des idées les plus visibles à la première lecture ou au premier visionnement, jusqu’aux éléments délivrés en creux tout au long de l’histoire.

Les thèmes principaux de la fabula sont présents dans le roman et dans le film, malgré la différence de support artistique. La représentation de chaque thème est marquée par les caractéristiques du média qui prend en charge le récit de l’histoire. Ainsi, les moyens utilisés pour exprimer les jeux de séduction d’Edward ne sont pas les mêmes. Dans le roman, la poursuite de la séduction est représentée à la fois dans le chapitre où Edward rencontre une femme se baignant nue et par le personnage de Jenny Hill avec qui il vit une aventure amoureuse. Le film, plus contraint par le temps, efface presque complètement le rapport de séduction entre Edward et Jenny, et intègre la rencontre de la femme nue dans la rivière au souvenir de Specter. Cette nymphe est par ailleurs associée au thème de l’eau puisque Will apprend par la jeune Jenny que c’est en réalité un poisson. Le lien créé entre ces deux thèmes renforce un peu plus l’enchevêtrement des différents aspects de l’histoire, qui sont aussi difficiles à démêler que les éléments réels et fictifs dans les souvenirs d’Edward. Dans le film, le thème du jeu de séduction est plutôt représenté par Sandra, la femme d’Edward. Un flashback présente les moyens mis en œuvre par le protagoniste pour attirer l’attention de Sandra, tandis que dans le présent du film, la scène de la baignoire montre que l’amour et l’attirance sont toujours présents dans le couple. Cette scène d’intimité renforce par ailleurs le thème de la dynamique familiale vue comme un cocon rassurant. L’exemple de la séduction permet de montrer que la représentation d’un thème commun est distincte d’une œuvre à l’autre. De plus, les représentations permettent de créer différents liens et connexions avec d’autres thèmes. Bien que les moyens utilisés diffèrent, et malgré les changements apportés par le film, Big Fish met en scène les mêmes éléments. L’histoire ne change pas, seul le récit s’adapte. Cependant, les changements dans la représentation et l’interconnexion des idées de la fabula ne sont pas seulement causés par les contraintes du support d’arrivée.

Références

Documents relatifs

Estética" del" cinismo." Pasión" y" desencanto" en" la" literatura" centroamericana"

3) Quel serait le rendement de l’extraction si on pratiquait deux extractions successives de 5 mL d’acétate d’amyle chacune. On les pulvérise. Après agitation, on complète

On veut doser un médicament A par chromatographie liquide dans un soluté buvable, après extraction. Chaque extractum est obtenu à partir de 1 mL de solution étalon et 10

Enfin, car vous n'aurez guère le temps pendant l'année, celle des œuvres qui nourriront votre réflexion sur les trois fils directeurs du programme, et qui

O sırada Gardanne’da olan ressamın, arkadaşına 4 Nisan 1886’da kısa ve kuru bir teşekkür mektubu yollamış olması (Cézanne & Zola, 2016: 418), üstelik yüz yıldan

C'est en revanche le «roman écologique» — pour reprendre la terminologie de Blanche Gelfant 11 —, soit un roman qui s'attache à décrire les relations de l'individu à son

c) Vérifier que OACB est

Il ne s’agit donc pas seulement de la question d’une adaptation, mais d’une fiction dans laquelle il faudra reconnaître, identifier une réalité telle qu’on l’a déjà vue,