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Le récit, ses symboles et représentations

CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.3 Représentation du récit et son ancrage dans la société américaine actuelle

2.3.1 Le récit, ses symboles et représentations

Certaines formes de symbolisme sont faciles à détecter. Le lecteur-spectateur est habitué à les retrouver dans beaucoup de récits, quel que soit le média qui les véhicule. Pourtant, André Gardies et Jean Bessalel avance ceci :

Une image n'a pas de sens "en soi". Elle n'a qu'une sorte de virtualité sémantique générale dont l'actualisation particulière résulte de sa mise en rapport avec d'autres images […] [Le] véritable vecteur, sémiogénétique au cinéma, ne se situe pas au niveau du plan, mais du montage des plans. Il en résulte que le réalisme, dans un film, ne se confond pas avec le réalisme photographique, c'est-à-dire avec l'analogie.134

Aux symboles déjà répandus s’ajoutent donc des images symboliques. Alain Jetté évoque dans son mémoire sur la transécriture les « signes stéréotypaux », des éléments en apparences anodins qui permettent, en un mot ou une image, d’ajouter une nouvelle couche de signification à la situation présentée.135 Un exemple de signe stéréotypal se trouve dans

le film Big Fish, lorsque les premières images de Will le présentent dans un bureau qui donne sur la tour Eiffel. Par cet élément distinctif, le spectateur sait d’emblée que le personnage se trouve à Paris. De plus, les images précédentes présentaient son père dans des environnements très naturels, pêchant dans un lac entouré de forêts. La tour Eiffel signifie que Will se trouve dans une grande ville. Le monument vient alors présenter une

134 André Gardies et Jean Bessalel. 200 mots-clés de la théorie du cinéma, p.72. Cité dans Alain Jetté. Op.

cit., p.46.

première opposition entre les environnements des personnages, ce qui présage de nombreuses différences qui opposeront le père et le fils dans la suite du récit.

Parmi les symboles qui parcourent les genres artistiques depuis des siècles se trouve également l’onomastique. En effet, un lecteur-spectateur averti a l’habitude de voir dans les noms propres fictifs des significations qui, souvent, donnent des informations supplémentaires. Les noms des personnages indiquent, par exemple, un trait de caractère fort ou sa fonction au sein du récit. Dans Big Fish, le nom Edward Bloom rappelle la fleur qui éclot, une belle façon de décrire sa personnalité naïve mais pleine d’énergie, prête à découvrir le monde. La femme dont il tombe follement amoureux s’appelle Sandra Templeton, nom dans lequel se trouve le mot « temple », indiquant que l’amour qu’Edward lui porte est proche de la vénération. De son côté, Norther Winslow est un personnage désorienté qui cherche sa voie entre poète et braqueur de banque, d’où le parallèle entre son prénom et une boussole. Il ne manque qu’une lettre au prénom Norther pour indiquer une direction. Son nom de famille, découpé en « Win-slow », montre qu’il met du temps à trouver son chemin. « Win » apporte tout de même un message d’espoir, car suite à une vie de poète anonyme et de braqueur de banque raté, il finit par trouver la destinée qui lui correspond parfaitement. Will Bloom reprend le nom de famille de son père, indiquant dès le début de l’histoire qu’une transmission va être opérée entre les deux personnages, soit la passation de l’identité de conteur. Toutefois, son prénom est aussi le nom commun pour désigner la volonté. Têtu, Will est déterminé à découvrir la vérité, prêt à briser la carapace de son père pour y parvenir. Puis, lorsqu’il comprend Edward et ses motivations, il souhaite perpétuer sa mémoire et former un recueil de contes à partir des souvenirs de son père.

Le symbole qui résume la réconciliation finale entre Will et Edward est un lit. Presque toutes les interactions entre le père et le fils se font autour d’un lit dans le film. L’objet est présent à divers stades de la vie, en commençant par le jeune Will alité à cause de la varicelle. Le lit ponctue les moments présents, car Edward qui est malade n’en sort que très rarement. Le fils est également présent au chevet de son père lors de son décès à l’hôpital. À la fin du récit, père et fils sont réconciliés et les histoires qui les ont séparées pendant un temps les réunissent désormais autour du lit, symbole des contes et histoires du soir racontées en famille. Le lit est un lieu qui recueille la symbolique du rapport père-fils, le support qui démontre l’évolution de l’entente familiale. Il peut être considéré comme la

représentation concrète de l’intermédialité sur laquelle repose le récit Big Fish. En effet, cette intermédialité illustre le processus de transmission, tout comme le lit est symbole du transfert qui s’opère entre Edward et Will. De plus, la définition établie de la transécriture indique qu’un média (littérature, cinéma), sert à recueillir un support, lequel se charge de mettre en scène des idées (fabula). Le média et le lit sont ce qui permet l’organisation structurelle, l’ancrage concret des idées immatérielles. Ici, le lit symbolise la passation de l’identité, à la fois de conteur et de père. Ces deux rôles définissaient Edward et par transmission ils reviennent à Will. Dans la dernière histoire du récit, celle que Will fait de la transformation d’Edward en poisson, le fils porte son père dans ses bras, signe physique que les liens ont été définitivement renoués.

Le récit de Big Fish reprend des spécificités de nombreux genres, qu’il associe pour faire naître un nouveau style, à la fois unique et inscrit dans une continuité artistique. Les mêmes idées, thèmes, personnages et symboles se retrouvent dans le roman et le film. Cependant, la sensibilité de Burton l’amène à prioriser des éléments du récit qui ne sont pas forcément les plus importants pour Daniel Wallace. Comme il a été démontré dans le premier chapitre, la contrainte du film, précisément montrer des lieux, des situations et des actions non-indiqués dans le roman, est considérée comme une opportunité pour Burton. Laissant libre cours à sa propre interprétation des péripéties, il peut modifier le récit. Dans une entrevue, Burton explique : « [the movie] puts images to feelings that are hard to express. »136 Le réalisateur se sert des possibilités qu’offre le média cinéma pour exprimer

des idées par les images et le son.

Burton a notamment recours à des marques visuelles pour insuffler subtilement une atmosphère, là où le roman doit couper la narration pour détailler une idée, un sentiment. Les couleurs sont importantes dans le film et leurs significations se transmettent au spectateur sans pour autant casser le rythme des actions qui s’enchaînent. Le cas le plus marquant du film est l’association d’Edward à la couleur rouge. Couleur chaude et lumineuse, elle sert à marquer les événements dans lesquels Edward se distingue du monde réel et morne qui l’entoure. Que ce soit par sa chemise, sa voiture ou tout autre accessoire, le rouge attire l’attention sur le protagoniste. Cette couleur est souvent associée à la vie, au

courage et à la détermination, des traits de caractère sous lesquels Edward souhaite justement se montrer lorsqu’il raconte ses souvenirs.

Burton utilise également la symétrie dans les décors dans bon nombre de ses films. Celle-ci exprime pour lui l’enfermement dans un environnement trop structuré. La symétrie sonne faux, car elle signifie que tout est froidement calculé, retirant la spontanéité de la vie. À cette représentation visuelle s’associe son horreur des banlieues ternes où rien ne se passe.137 Dans Big Fish, la nature est composée d’une végétation diverse et luxuriante, de

l’herbe verte aux lacs calmes et reposants. À l’inverse, la scène où Edward se trouve face à un lotissement trop parfait sonne faux et ressemble plus à une publicité qu’à une scène de vie.138 Par ses associations d’images, Burton parvient à faire ressentir un détachement

du spectateur vis-à-vis des banlieues. Ce dernier comprend alors mieux le désir d’aventures du protagoniste.

Grâce à ses capacités multi-médiales, le film transmet aussi des idées par la musique comme dans la scène où Edward découvre Specter pour la première fois. S’avançant dans le village, il passe devant un joueur de banjo, assis sur son porche de maison. La scène, tout comme la musique jouée, est une reprise de la scène connue du film Deliverance (thriller de John Boorman, 1972), dans lequel un jeune garçon joue cet air à la fois joyeux et angoissant au banjo. Burton a confirmé avoir tenu à ce qu’il s’agisse du même acteur, afin d’associer définitivement les deux scènes. Ainsi, alors qu’Edward arrive dans ce village en apparence charmant et serein, la mélodie au banjo crée une tension chez le spectateur qui ressent alors une angoisse face aux habitants trop parfaits. Leur calme et leur joie lui paraissent suspects. Grâce à la musique, Burton parvient à faire transparaître une nouvelle émotion, malgré la vision idyllique de Specter que les habitants tentent de mettre en valeur. Burton s’adresse au ressenti du spectateur plus qu’à sa raison. Il communique des sentiments sans les exprimer explicitement, ce que le roman a plus de difficulté à faire puisque les idées et les émotions sont véhiculées par des mots. Les descriptions et les ajouts de termes négatifs ou dissonants freinent donc le lecteur dans sa découverte du village en apparence parfait.

137 Le réalisateur appelle la banlieue de Burbank où il a grandi « the pit of hell ». Il détaille son horreur des

banlieues dans « Odd Man In », par David Edelstein dans Tim Burton : Interviews, op. cit., p.32.