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CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.3 Représentation du récit et son ancrage dans la société américaine actuelle

2.3.2 Symbolisme de l’eau

Le symbole qui revient le plus dans Big Fish est l’eau. L’évocation de l’eau existe dans de nombreuses œuvres à travers les époques et se voit attribuer plusieurs significations. La reprise de ce thème dans Big Fish inscrit l’œuvre dans un processus de transmission et d’héritage des genres artistiques qui l’ont précédée. L’évocation de l’eau se fait par l’écho au mythe de l’Ondine selon Bouget : « le lien établi d’emblée entre le poisson-chat et l’alliance suggère le thème de l’Ondine, ce qu’expliciteront les apparitions d’une charmante sirène ».139 Dans la mythologie grecque, Ondine était une nymphe,

divinité associée à la nature qui vit dans les courants d’eau et prend les traits d’une belle jeune femme. La femme d’Edward lui est comparable ; elle veille sur lui jusqu’à la fin de sa vie. Ce rapprochement est particulièrement bien montré dans le film. Alors qu’Edward s’immerge dans l’eau de sa baignoire, que nous avons déjà appelé son trône aquatique, il est rejoint par Sandra qui le rassure autant qu’elle l’aime. De plus, Ondine est souvent décrite ainsi, coiffant ses cheveux couleur d’or avec un peigne précieux, souvent en argent ou en ivoire. Les cheveux dorés de la jeune Sandra et le fait qu’Edward n’a pu la garder à ses côtés que grâce à une alliance en or terminent d’associer la femme à une divinité mythologique.

Le thème de l’eau, présent dans Big Fish, l’est tout autant dans les contes classiques. En effet, les océans sont souvent des obstacles dangereux dans les contes, comme dans le récit de Moby-Dick, œuvre canonique de la quête dans le corpus littéraire américain. À l’inverse, les rivières sont les repères des fées et des havres de paix. De même, dans Big

Fish, les lacs et rivières sont sources d’apaisement au fil des péripéties d’Edward. Dans ses

souvenirs, il peut souvent s’y reposer avec sérénité. Tim Burton choisit cependant de faire apparaître un poisson dans la piscine, sous les yeux de Will. Le merveilleux s’installe à ce moment dans la réalité étriquée du fils. L’eau est dans cet exemple le déclencheur d’une nouvelle étape du récit, où Will va accepter son père tel qu’il est, plutôt que de chercher la vérité absolue dans ses histoires.

La frontière aquatique est largement développée dans les mythes américains. Marienstras résume ainsi le rapport qu’entretient le pays à l’eau :

Depuis les premiers puritains, chez William Bradford déjà, l’Océan a été le lieu où l’histoire se perdait, où les émigrants, traçant dans leurs chartes les traits de la société à venir, se construisaient une autre histoire, et échappaient aux mesures du temps européennes. Cette tradition qui fait de la mer le lieu du temps mythique se perpétue, chez les Américains, jusque dans le Moby Dick de Melville. […] Le plus souvent, l’Atlantique est comparé à la mer Rouge, l’émigration des sectes anglaises est identifiée à la fuite des Hébreux.140

Souvent en lien avec des phénomènes aquatiques, les expériences d’Edward au cours de ses voyages s’inscrivent parfaitement dans la tradition artistique, et surtout littéraire, des États-Unis.

L’eau prend de nouvelles significations dans Big Fish. Elle décrit à la fois Edward, Will et leur relation houleuse. L’eau est présente par les lacs et les rivières qui semblent constamment ponctuer les aventures d’Edward, lui offrant des lieux de repos après un nouvel exploit. Elle reste indomptable et imprévisible, source à la fois de calme lorsqu’Edward pêche, et de mystère lorsque représentée par la femme nue dans la rivière. Le thème de l’eau est marqué dès le début du récit. Le film s’ouvre sur une vue sous- marine, tandis que les premières lignes du roman décrivent Edward plongeant ses pieds dans une rivière. Au fil du récit, Edward demande de l’eau et commente régulièrement sur sa soif. L’eau est vitale et sa soif d’eau peut être comparée à la soif d’aventures qui l’a animée toute sa vie. Les images aquatiques représentent alors un courant, le flux des événements qui se sont enchaînés dans la vie du protagoniste. La continuité du père au fils dans Big Fish est marquée par le fait que l’eau représente autant Edward que Will. Joel Edwards commente la double signification de l’eau ainsi : « Water is restless movement, like Edward, but it can also be slow and consistent, like Will. »141 Si ce thème symbolise

la personnalité des deux hommes, le roman précise aussi que, lorsqu’Edward dû arrêter de nager à cause de sa maladie, Will s’est mis à faire des longueurs dans la piscine familiale.142

La transition du père au fils est montrée concrètement.

L’image symbolique de l’eau est fortement ancrée dans la culture américaine. Par son image purificatrice de renaissance dans la religion chrétienne, la transformation d’Edward en poisson est l’aboutissement du thème aquatique. Celle-ci est marquée tout au

140 Elise Marienstras. Op. cit., p.76.

141 Joel Edward. BIG FISH Dramaturgical Study Guide. (Online Study Guide, College of Arts & Sciences,

option Theatre). Abilene Christian University. p.6.

long de l’œuvre, que ce soit par les images du protagoniste dans la piscine, sa soif grandissante ou, dans le film, par la sérénité qu’il ressent lorsqu’il se plonge dans la baignoire remplie d’eau. Dans le roman, Will se souvient que son père dépérissait lorsqu’il passait trop de temps à la maison : « On those first nights home his eyes were so bright you could swear they glowed in the dark, but then after a few days his eyes became weary. »143

Les yeux de l’homme sont semblables à ceux, blanchissant, d’un poisson hors de l’eau. Les folles aventures sont l’élément dans lequel Edward vit et s’épanouit. S’il se transforme en poisson dans l’anecdote finale, Edward devient subtilement un poisson bien plus tôt dans sa vie. Dans le chapitre « How It Ends », Will, qui regarde son père nager, remarque un changement notable : « He cut through the water without seeming to displace it at all. His long pink body, covered in scars, lesions, bruises, and abrasions, shimmered in the reflecting blue. »144 Les cicatrices sur le corps d’Edward deviennent des écailles, les

marques sur son corps sont celles d’un poisson longtemps chassé, mais jamais capturé. Avant même la métamorphose finale, Edward est ce « catfish » impossible à capturer souvent évoqué dans le récit. Lors du dernier séjour d’Edward à l’hôpital, Will décrit quelques symptômes graves de son père, tels que rapportés par le Dr. Bennett. Celui sur lequel la narration s’attarde est le « chronic hemolytic anemia ».145 À cause de cette

maladie, le corps d’Edward contient trop de fer, sa peau se décolore et devient extrêmement sensible à la lumière. Le protagoniste est scientifiquement considéré comme un poisson.

Les éléments aquatiques qui symbolisent la passation familiale opérée chez les Bloom diffèrent selon le support artistique. Si le roman se concentre sur les générations qui précèdent Edward, ce dernier évoquant à plusieurs reprises son propre père, le film choisit de se tourner vers le futur de la famille Bloom. En effet, les dernières images du film mettent en scène le fils de Will qui raconte l’histoire de Karl le géant à des amis. Devenu père et conteur à la suite d’Edward, Will perpétue les anecdotes et choisit de faire de son père un mythe en continuant à raconter ses exploits. La transmission multigénérationnelle s’exprime symboliquement dans le film par la récurrence de l’eau. Au cours du récit, Edward nage dans la piscine familiale. Alors que Will en fait l’entretien un soir,

143 Ibid., p.17. 144 Ibid., p.165-166. 145 Ibid., p.170.

l’apparition surnaturelle et fugace d’un poisson déclenche la remise en cause de ses convictions à propos de la vérité et du mensonge. Les dernières images du film situent le fils de Will dans cette même piscine alors qu’il raconte l’histoire de Karl. La symbolique de l’eau s’étend désormais au-delà d’Edward et de Will pour représenter la passation au sein de la famille Bloom. De plus, l’eau prend la forme d’une rivière pour Edward, d’un verre d’eau qui crée le lien entre le père et le fils et d’une piscine dans laquelle le fils de Will se baigne. L’évolution de la forme de l’eau évoque le progrès humain et la capacité à contrôler son environnement. Le thème de l’eau est repris par Burton, qui se l’est approprié afin de le reformuler, sans pour autant le déformer. Au contraire, la connaissance du roman et du film offre une meilleure compréhension du récit grâce à l’accumulation des images symboliques.