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De la littérature gothique au Southern Gothic

CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.1 Le gothique et le Southern Gothic

2.1.1 De la littérature gothique au Southern Gothic

Par les thèmes choisis, les caractéristiques des personnages et les choix visuels, Big

Fish est indéniablement ancré dans la tradition des récits gothiques. Le style gothique existe

à travers les époques, plongeant ses racines dans les classiques grecs d’Homère et les écrits de la fin du Moyen Âge de Dante. De grands auteurs tels que Shakespeare choisissent de se réapproprier les mythes pour les replacer dans des contextes plus contemporains. Ils aiment jouer avec la peur, situant les actions des récits dans des forêts lugubres et faisant intervenir des fantômes et autres créatures mythiques. En Angleterre, Horace Walpole publie en 1765 The Castle of Otranto, considéré comme le premier roman gothique. L’auteur souhaite rédiger un roman analogue au développement de l’architecture gothique. Il intègre des éléments qui deviendront des caractéristiques incontournables de l’American

Gothic, des phénomènes surnaturels tels qu’une porte qui claque toute seule, un tableau qui

Par la suite, la création à proprement parler du style gothique est attribuée aux auteurs préromantiques nommés « Graveyard poets ».63 L’analyse de Charles L. Crow lie

également l’écriture gothique au mouvement romantique de la fin du XIXe siècle :

The origins of the Gothic are intertwined with those of the Romantic movement in Europe, in ways still debated by scholars. It shares with romanticism an interest in deep emotion, dreams, and sometimes magic. It shares also the aesthetic of the “sublime,” a tradition going back to the late-classical philosopher Longinus, and redefined in the eighteenth century by Edmund Burke. The sublime favors beauty laced with fear, awe, and loneliness; it values scenes which evoke deep human associations, such as ruins. The Gothic castle or old manor house is perfectly suited to produce this aspect of the sublime.64

Le gothique, comme le romantisme, accentue l’exaltation des sentiments, n’hésitant pas à exagérer des situations pour mieux les mettre en scène. Cette exaltation se reflète souvent dans la nature ou les phénomènes naturels et fait naître l’épouvante.

Le thème principal des récits gothiques est l’étrange, soit l’« unheimlich » de Freud.65 Ce sentiment d’étrangeté peut provenir de la description de sujets gênants, voire

tabous, comme la mort, la transgression immorale des valeurs traditionnelles, et l’inceste. Il s’agit aussi du sentiment de panique ressenti lorsque le cercle familial, qui est censé être un refuge stable et rassurant, devient inquiétant. Cela peut survenir lorsque des traits particulièrement méchants et agressifs d’un personnage considéré inoffensif ressortent et menacent le protagoniste de l’histoire.

Dans leur structure, les romans gothiques sont souvent composés de récits imbriqués et de chapitres morcelés. De plus, le narrateur n’est plus d’emblée considéré neutre et omniscient. Au contraire, précise Charles L. Crow : « The celebrated ambiguity of Gothic fiction is often created through innovative story-telling devices: unreliable or even insane narrators, multiple narrators, stories within stories, disordered time lines ».66

63 Noshi Tasneem. « Understanding Magic Realism, Gothic Tradition and Surrealism » dans « Magic realism

and gothic tradition in the novels of Angela Carter » [en ligne]. Thèse de doctorat en philosophie anglaise. Aligarh Muslim University, Aligarh (Inde) [en ligne]. http://shodhganga.inflibnet.ac.in/handle/10603/63644. 2012 [site consulté le 6 décembre 2017], f.28-29.

64 Alfred Bendixen (ed.). A Companion to the American Novel. Malden : Blackwell Publishing. 2012, 597 p.

Voir le chapitre « Fear, Ambiguity, and Transgression: The Gothic Novel in the United States » par Charles L. Crow, p.129.

65 Freud utilise ce mot dans son essai Das Unheimliche (1919). Marie Bonaparte traduit le terme par

« inquiétante étrangeté ».

66 Charles L. Crow dans « Fear, Ambiguity, and Transgression: The Gothic Novel in the United States », op.

Ces caractéristiques décrivent parfaitement la narration dans Big Fish, qui se partage entre père et fils, deux personnages en désaccord. De plus, Will reproche à Edward de se perdre dans ses histoires, de les modifier et de ne pas être objectif. Les enchaînements abrupts entre les multiples histoires du récit rendent parfois la tâche plus compliquée pour le lecteur, qui ne sait plus qui narre le chapitre en cours.

Un grand pan du sentiment d’étrangeté dans Big Fish provient aussi de la temporalité du récit. Dans le roman, les souvenirs ne suivent pas un ordre chronologique et, à l’exception des premiers souvenirs, il est impossible d’organiser les différentes aventures d’Edward selon une ligne temporelle continue. Dans le film, Jenny Hill est à la fois une petite fille de Specter, une jeune femme dans une maison en ruines et une vieille sorcière. Cette utilisation inconstante et imprévisible du temps, par l’intermédiaire de personnages multiples, déstabilise le lecteur-spectateur et lui confère ce sentiment d’étrangeté et d’inconfort présent dans l’esthétique gothique.

Après avoir traversé plusieurs siècles, l’écriture gothique s’est adaptée à la civilisation étatsunienne. Charles L. Crow résume l’apparition de l’American Gothic et son intégration dans l’histoire de la littérature américaine :

No period of the American novel has been without major Gothic works (not even the period of realism, so apparently antithetical to it). […] The Gothic has provided a literature of escape and a literature of opposition. […] But the Gothic also has provided an alternative or shadow history of American culture, and within this tradition are to be found some of our most profound meditations on the cost of American success, the omissions from our standard histories, and fears and doubts that have refused to be silenced. A literature of dreams and shadows and margins thus has proved central to our cultural history, after all.67

Les thèmes et les lieux des actions ont été déplacés dans un contexte que les lecteurs américains reconnaissent. De là, plusieurs branches de la littérature gothique se forment, influencées par l’époque et l’environnement des auteurs.

Le Southern Gothic naît au début du XIXe siècle dans le sud des États-Unis, et bien

que le style reprenne les caractéristiques de l’écriture gothique, il se concentre sur la culture et les peurs propres à cette région du pays. Très concentrée sur les idées macabres d’oppression et de transgression, l’écriture Southern Gothic allie le romantisme noir, l’humour grinçant du Sud et un attrait pour les descriptions naturalistes, afin de mettre en

avant les valeurs et difficultés sociales auxquelles le Sud des États-Unis fait face.68 Aux

côtés d’Edgar Poe, William Faulkner participe à fixer les signes distinctifs du Southern

Gothic. Faulkner marque l’histoire du style littéraire par son roman Absalom, Absalom!

(1936), dans lequel Quentin Compson raconte à son colocataire la vie pleine de rebondissements de Thomas Stupen. Compson s’approprie des histoires déjà entendues et les transmet à son tour pour décrire à son colocataire la culture du Sud. L’art de l’oralité participe donc du Southern Gothic. Fidèle à la tradition de la transmission orale, Big Fish met en scène la vie d’Edward, présenté au lecteur par son fils. Tout comme Compson, Will utilise de nombreuses anecdotes pour peindre un portrait complet de son père, connu pour avoir lui-même raconté des histoires toute sa vie.

En lien avec la tradition orale dans le sud des États-Unis, certains récits du Southern

Gothic sont présentés sous la forme d’histoires courtes. Ils associent alors le genre à la

grande tradition du short-story cycle, où un récit n’est pas délivré de manière continue, comme dans un roman, mais à travers l’accumulation de nombreuses histoires courtes. Le

short-story cycle existe dès l’Antiquité, notamment avec l’Iliade et l’Odyssée d’Homère.

Au fil des siècles, chaque courant littéraire propose des récits qui ne jaillissent que grâce à l’association d’histoires plus courtes. C’est le cas dans Les Mille et Une Nuits (Xe siècle),

où de nombreuses histoires enchâssées forment un grand récit suivant l’ingéniosité de Shéhérazade qui a su repousser sa mise à mort. Robert M. Luscher explique : « The short- story cycle incorporates both seemingly antithetical reading experiences, joining a number of individual units – without diminishing their separate impact – in a single volume with some degree of structural and thematic coherence. » Luscher illustre son propos de nombreux exemples, dont les Canterbury Tales (1387) qu’il présente comme « [a] more familiar Western example ».69 Dans ce récit, des pèlerins font passer le temps en se

racontant à tour de rôle des aventures. Chaque histoire se tient de façon autonome, et pourtant leur assemblage forme un recueil complet et un récit continu.

68 Pour plus d’informations sur la naissance du Southern Gothic et ses auteurs phares, voir l’article de Thomas

Ærvold Bjerre, « Southern Gothic Literature », [en ligne], http://literature.oxfordre.com/view/10.1093/acrefore/9780190201098.001.0001/acrefore-9780190201098- e-304 [consulté le 4 décembre 2017].

69 Robert M Luscher. « The American Short-Story Cycle: Out from the Novel’s Shadow » dans A Companion

Certains récits qui appartiennent au Southern Gothic adoptent le style du short-story

cycle. Les récits brefs et percutants fonctionnent particulièrement bien avec la tradition

orale des contes. À l’oral comme à l’écrit, le conteur doit privilégier des récits courts s’il veut qu’ils soient bien compris et retenus pour ensuite être à nouveau diffusés. Dans Big

Fish, chaque chapitre du roman peut exister indépendamment du récit, car tous sont basés

sur des aventures d’Edward bien délimitées dans le temps. Toutefois, la lecture continue des chapitres les uns à la suite des autres forme un récit qui n’existe que par l’association des histoires. Luscher décrit ce phénomène ainsi :

Generally, […] the short-story cycle is a volume of short fiction collected and organized into an aesthetic whole by its author so that the reader successively realizes an underlying coherence and thematic unity through continually modified perceptions of pattern and theme. [W]hat distinguishes the short-story cycle is the degree of coherence among simultaneously independent and interdependent constituent parts.70

Le roman présente de nombreuses aventures qui n’ont comme seul point commun que la présence d’Edward. Le rassemblement de ses souvenirs forme le récit de son parcours de vie. Cependant, au-delà des souvenirs, l’association des chapitres inclut aussi le point de vue de Will. Cela crée une nouvelle intrigue, celle de l’évolution du rapport entre un père et son fils. C’est au lecteur de construire l’unité et faire surgir le récit final, aidé dans cette tâche par l’auteur qui structure la compréhension de l’œuvre par la mise en ordre des histoires courtes. Bien qu’il joue avec la notion de short-story, soit de vignettes, en présentant différentes scénettes, le film est bien moins découpé. Par manque de temps et par souci de clarté, plusieurs anecdotes sont racontées à la suite, dans un seul et même souvenir d’Edward.