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La contrainte d’un média est une opportunité

1.3 Les supports de Big Fish

1.3.2 La contrainte d’un média est une opportunité

Les caractéristiques de chaque média peuvent être considérées comme des limites. Impossible, par exemple, pour un roman de faire intervenir de la musique afin de créer une certaine atmosphère. Cependant, le média d’arrivée dans une transécriture présente avant tout des opportunités. Les techniques de communication à sa disposition lui offrent de nouveaux moyens de représentation. Le deuxième support est alors novateur et offre une œuvre revisitée, singulière et inattendue. Gabrielle Germain consacre une partie de son étude à cet aspect. L’auteure prend pour exemple l’extrait d’Alice in Wonderland dans lequel la protagoniste tombe dans le terrier en début de récit, afin de comparer la version littéraire et originale de Lewis Carroll au dessin animé du studio Disney.52 Chez Carroll,

Alice tombe rapidement et atterrit sur un tas de feuilles. L’histoire enchaîne ensuite les rencontres sans s’attarder sur le décor. Par conséquent, la priorité est donnée aux événements, aux gestes et aux personnages. À l’écran, impossible de ne pas créer un environnement visuel. Le réalisateur du dessin animé fait donc intervenir sa propre compréhension de l’histoire. Il crée un décor improbable, faisant passer Alice par un terrier plein d’accessoires qu’elle prend le temps d’observer, avant de s’avancer dans un long corridor qui marque son entrée dans le monde merveilleux. Pour combler un manque d’information qu’il ne pouvait laisser vide en raison des contraintes visuelles du support d’arrivée, le réalisateur s’est positionné en tant que lecteur. Se demander ce qui pouvait bien se trouver dans un terrier de lapin l’a mené à une compréhension subjective de la

lecture. S’étant représenté mentalement l’environnement que Carroll avait laissé à l’imagination, il a fait le choix esthétique de ralentir la chute d’Alice. Le terrier dans le dessin animé regorge d’objets. En outre, laisser le temps à la jeune protagoniste de les manipuler et les observer permet de souligner sa curiosité.

Ce processus existe aussi dans la transécriture opérée pour le film Big Fish. Un exemple discret, mais pertinent, concerne Will. Dans le texte d’origine, aucune mention n’est faite de son âge ni de son éventuelle carrière professionnelle. L’évocation par le personnage d’un ami du « college »53 indique seulement qu’il est probablement un jeune

adulte tout juste sorti de l’université. Le roman se concentre sur sa façon de narrer les histoires de son père. Ses phrases sont souvent courtes et factuelles, il utilise régulièrement le deux-points. Cette écriture correspond bien à sa recherche de la vérité et contraste fortement avec les longues phrases alambiquées d’Edward, habitué à la rhétorique du conteur. Le film fait de Will un journaliste professionnel. Son métier consiste donc à rapporter des faits concrets et à les présenter simplement, sans fioriture. Encore une fois, cet aspect s’accorde parfaitement avec sa recherche de la vérité dans les affabulations de son père. Un lecteur découvre et s’attache à un personnage de roman grâce à ses introspections et réflexions intérieures. L’auteur n’a pas besoin de fournir de nombreux détails sur le physique ou la vie passée du personnage, c’est en quelque sorte ce dernier qui se livre au public. Le rythme plus soutenu que le spectateur attend du cinéma n’est pas propice aux pauses réflexives. Par conséquent, le film présente surtout le contexte dans lequel évolue le personnage. Pour ce faire, des effets de montages permettent de présenter les aspects majeurs de la vie du personnage grâce à un enchaînement de scénettes de quelques secondes. La connaissance des deux versions de l’histoire offre une vision plus complète du personnage ou de l’événement. Le lecteur-spectateur a l’impression de retrouver le même personnage (Will) dans le roman et le film, alors que ce ne sont pas tout à fait les mêmes aspects qui sont présentés à l’écran.

La complétude d’une histoire, qui ne peut être atteinte que par l’accumulation des versions, a menée certains intellectuels, et notamment Richard Saint-Gelais, à défendre la notion d’interconnexion.54 Sa théorie invite à ne pas voir le film Big Fish comme la

53 Daniel Wallace. Big Fish: A Novel of Mythic Proportions. États-Unis : Algonquin Books. 1998, p.69. 54 Richard Saint-Gelais dans « Adaptation et transfictionnalité », op. cit., p.243-258.

répétition d’un univers restreint par le récit du roman. Saint-Gelais considère plutôt que cet univers existe indépendamment. Daniel Wallace n’est plus le maître du monde dans lequel évolue Big Fish à partir du moment où son œuvre devient publique. Si tel était le cas, toute tentative de reprise reviendrait à s’écarter de la véritable histoire, à la répéter en moins bien. L’écrivain est alors le biais par lequel l’univers de Big Fish est présenté. Chacun peut l’agrémenter et le compléter : John August a choisi de faire de Will un journaliste marié à une Française, des informations qui ne sont pas mentionnées dans le roman.

Les opportunités de chaque média permettent de jouer avec les possibilités qu’offre le passage par la transécriture. Pour une idée, de multiples représentations font de chaque œuvre une version à la fois semblable aux autres et unique. La transécriture permet d’explorer les limites des médias et pose la question suivante : comment une idée peut-elle être représentée par divers moyens tout en conservant l’efficacité de sa signification ? Le passage d’un récit d’un support à un autre est un défi artistique qui permet le renouvellement, la création constante et la recherche d’originalité qui font progresser les capacités de chaque média. Le roman Big Fish se développe sur de courts chapitres dont les titres indiquent rapidement au lecteur s’il s’agit d’un souvenir d’Edward ou du présent de la fiction, lorsque père et fils se réunissent avant le décès du personnage dont la vie constitue le récit. Commençant ainsi chaque chapitre, le lecteur se prépare immédiatement – et presque inconsciemment – à lire une anecdote fantasque et merveilleuse, ou le récit plus personnel d’un rapport qui se construit entre un père et son fils. Les chapitres font aussi transparaître l’évolution de la pensée du fils. En effet, celui-ci commence par construire l’histoire à partir des chapitres dans lesquels il rapporte, de façon assez détachée, des anecdotes entendues des centaines de fois de la bouche de son père. Les chapitres qui concernent les derniers instants d’Edward, « My Father’s Death », sont répartis assez également au fil du récit, et ancrent Will dans l’histoire autant qu’ils remettent en cause sa recherche de la stricte vérité.

Vers la fin du roman, les chapitres se concentrent de plus en plus sur le présent de la fiction. Ils décrivent le rapprochement du père et du fils, malgré les mensonges d’Edward et aussi grâce à ceux-ci. À la fin, le décès d’Edward à l’hôpital semble clore la vie du héros autant que le récit par le retour à la réalité dans laquelle Will voulait ramener son père. Les retrouvailles ont été interrompues et ce n’est que dans la mort qu’Edward s’est conformé

aux attentes de son fils. Le dernier chapitre est un retournement de situation : l’histoire merveilleuse que le père et le fils partagent est la véritable représentation de leur rapprochement et de l’amour qu’ils se portent. La division et l’organisation des chapitres ainsi que leurs titres permettent une meilleure compréhension de l’univers dans lequel le lecteur se trouve à chaque nouvelle anecdote et explicite la progression de la relation père- fils.

Le film ne peut se découper en autant de petites histoires, car le morcellement peine à accrocher l’attention du spectateur. Dans le court temps qui lui est imparti, le film doit être aussi intéressant que rythmé, sans que les passages constants des souvenirs d’Edward au présent ne freinent la compréhension globale ni la progression narrative. Pour remédier à ces contraintes, August et Burton ont choisi de présenter un récit plus linéaire et chronologique, afin d’assurer la bonne compréhension du spectateur. L’histoire de Big Fish fait s’entremêler deux narrations, les souvenirs d’Edward et sa fin de vie avec son fils. Si le roman sépare les deux univers grâce aux chapitres bien découpés, les caractéristiques du cinéma poussent le film à présenter un récit plus continu. La difficulté est alors de créer une séparation claire entre les deux narrations, sans pour autant rendre le film moins fluide. D’après son témoignage sur la création du scénario, August a fait preuve de pragmatisme en s’assurant que chaque acteur qui incarne Edward Bloom soit cantonné à un univers.55

Ainsi, Albert Finney incarne Edward Bloom en fin de vie, qui renoue avec son fils dans le présent du récit, tandis qu’Ewan McGregor personnifie le jeune Edward issu des souvenirs merveilleux. De son côté, Burton crée une différence dans les représentations par l’utilisation d’un effet visuel esthétique dont dispose le cinéma. Les différents niveaux de saturation ainsi que la teinte des couleurs offrent des moyens de transition discrets mais évidents. Ceci est particulièrement visible au début du film, suite aux retrouvailles de Will avec son père.56 En quittant la chambre grise d’Edward, Will marche dans un couloir

sombre et glisse la tête dans son ancienne chambre, éteinte. Alors qu’un souvenir d’enfance lui revient, il revoit son père lui racontant une histoire, ce qui fait glisser le récit entier dans un souvenir d’Edward. Non seulement la transition se fait sans changement abrupt, mais l’ouverture de la porte qui donne sur la chambre d’enfant déclenche l’augmentation de la

55 John August. Op. cit. 56 Big Fish. 00:18:47.

luminosité de la scène et une plus forte saturation des couleurs. À la fin du souvenir d’Edward, un fondu au noir permet de faire une transition et d’indiquer au spectateur la fin de l’anecdote, puis le retour au présent de la fiction, comme le fait un espace blanc laissé en fin de chapitre dans le roman.