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Intertextualité : de nombreuses références littéraires et artistiques

CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.2 Continuité artistique : Big Fish reprend de nombreux genres

2.2.4 Intertextualité : de nombreuses références littéraires et artistiques

Nous l’avons vu, Big Fish fait appel à plusieurs traditions littéraires. Cependant, il est intéressant de noter que Big Fish emprunte aussi à de nombreux styles artistiques. La construction de l’œuvre et son sujet renvoient, par exemple, aux romans picaresques du XVIe siècle. Venus d’Espagne, ces récits mettent en scène un jeune homme qui raconte lui-

même les aventures qui l’ont mené à voyager et à rencontrer une variété d’individus. Le roman picaresque est généralement découpé en chapitres assez indépendants, chacun narrant un événement vécu par le protagoniste. Big Fish possède un lien certain de parenté avec cette littérature européenne, mais il est aussi influencé par le romantisme et l’impressionnisme. Comme les textes romantiques, la vie d’Edward révèle une exaltation des passions et le goût du voyage. La costumière du film confirme cette influence : elle dit avoir habillé les habitants de Specter avec des tenues qui leur donnent un aspect aérien, car ils incarnent une idée romantique et impressionniste du village.129

Les relations intertextuelles vont toutefois plus loin. Dans le roman, c’est Edward lui-même qui les évoque. Au chapitre intitulé « His Great Promise », Edward est alité parce qu’il grandit trop vite. Il raconte lire de tout, même du « Horatio Alger ». Horatio Alger est un auteur du XIXe siècle dont le thème de prédilection est celui d’un jeune homme issu

d’un milieu très pauvre qui finit par se faire remarquer par un homme riche grâce à un acte de bravoure ou d’honneur. Suite à son départ d’Ashland, la vie d’Edward s’apparente à cette ascension sociale qu’il a découverte au cours de ses lectures. L’évocation de ce thème, surnommé « Horatio Alger myth », sert à inscrire Edward dans une continuité littéraire.

Cela explique également son intégration dans un thème connu de la littérature, car ayant lu des romans lorsqu’il était enfant, il a pu avoir envie de reproduire la vie de ses héros.

Le parcours chaotique, mais néanmoins déterminé d’Edward, rappelle également les aventures inventées par Mark Twain : The Adventures of Tom Sawyer et Adventures of

Huckleberry Finn (1876 et 1884 respectivement). D’après la référence à Horatio Alger, il

est possible d’imaginer qu’Edward ait aussi lu quelques-uns de ces romans. Dans beaucoup d’histoires de Mark Twain, une bande d’enfants partent en exploration et rencontrent des êtres effrayants comme des sorcières, ce qui fait basculer les récits à la frontière du fantastique. De plus, le protagoniste est un garçon qui mène une vie très anonyme avant de se révéler par une grande destinée. À la lumière de ces éléments, il apparaît évident que les écrits de Mark Twain aient influencé Tim Burton, notamment dans la scène où la bande d’enfants s’approchent de la maison de la sorcière une nuit, et qu’Edward est le seul à oser frapper pour réclamer l’œil de verre qui les terrifie tant. Le style oral et l’humour féroce de Mark Twain sont par ailleurs des caractéristiques reprises par Daniel Wallace dans l’écriture de son propre roman.

L’intertextualité dans Big Fish n’est pas seulement un moyen de caractériser les personnages ; c’est une atmosphère toute entière. Ainsi, les scènes en Alabama reposent sur des descriptions presque idylliques de la nature qui accueille Edward et lui permet de se reposer sous les arbres, au bord des lacs et des rivières. Similaire à la littérature pastorale, les travaux des champs sont mis à l’avant-plan, les fermiers étant décrits de manière très positive. Elise Marienstras voit dans le recours à la pastorale dans la littérature américaine la nostalgie d’un temps meilleur : « La permanence de cette vision vient du désir qu’ont les Européens de retrouver, avec l’innocence première, le Paradis perdu. » Au-delà des morales chrétiennes, il « s’agit de la conception de cette nation qui, s’inscrivant dans le lieu et le temps du mythe, se pare de la virginité que permet seul le commencement absolu. »130

Cette image se retrouve dans le roman. Lors de son départ d’Ashland, Edward s’enfonce dans la forêt et semble y vivre une nouvelle naissance. D’enfant, il est devenu adulte, communiant avec une nature dont la beauté s’incarne même en femme nue dans une rivière, qui remercie Edward de l’avoir sauvée d’un serpent en baptisant une clairière de son

130 Elise Marienstras. Les mythes fondateurs de la nation américaine : essai sur le discours idéologique aux

nom.131 À ce moment, entourés par la nature dans un paysage idyllique, Edward et la

femme nue s’apparentent à des représentations modernes et américaines d’Adam et Ève.132

Cependant, l’humour dans Big Fish ironise la pastorale en portant un regard bien plus cynique et effrayant sur la vie rurale. Si la pastorale rêve d’un pays vierge de villes,

Big Fish montre que l’homme n’y est pas vraiment en communion avec la nature. En effet,

il n’y a pas de grandes étendues vierges dans le roman. Partout où Edward pense s’aventurer vers l’inconnu, il passe devant un village, un « country store » ou un ponton de bois. Aucun recoin de nature n’est vierge ; l’humain s’y est installé. Le film offre le même point de vue, ce qui est particulièrement visible dans la scène après le braquage qui a fait d’Edward un complice de Norther Winslow. Les deux hommes s’arrêtent sur le bord d’une route isolée en pleine nature. Pourtant, non loin derrière, la terre est criblée d’immenses pompes à pétrole, signe ironique que l’humain conquiert la nature jusque dans les profondeurs du sol.

Un autre genre fortement ancré dans la culture des États-Unis influence l’écriture de Big Fish : le western. Le protagoniste part à l’aventure et rencontre sur son chemin des regroupements de gens dans des villages comme « the place with no name » ou Specter. Cette progression du personnage sur le territoire rappelle les récits de conquête de l’Ouest, dans lesquels le brave héros dépasse les groupements de colons dans le désert à la découverte de contrées lointaines. Dans le film, l’idée de déplacement peut être vue dans le cirque itinérant, qui n’a pas d’attaches dans un lieu fixe et parcourt le pays. Le thème du duel est également très présent dans Big Fish, notamment par le conflit opposant Edward et Don. Dignes d’un film western, les deux hommes sont rivaux. Si, dans le film, Edward refuse la violence par amour pour Sandra, Edward et Don se battent dans le roman. Edward veut défendre l’honneur de Sandra, tout comme un héros de western tient à protéger la femme sans défense. L’altercation est d’ailleurs rédigée comme un duel western : « Without another word, the situation was clear, just as it would have been one hundred years before in a frontier town out west and Don had met him in the middle of a dusty street, hand on his holster. This was a showdown. »133 Ce passage ancre l’histoire d’Edward

131 Daniel Wallace. « The Girl in the River », op. cit., p.24-27.

132 La théorie de l’American Adam est développée par R. W. B. Lewis dans The American Adam: innocence,

tragedy and tradition in the nineteenth century. États-Unis : University of Chicago Press. 1958, 200 p.

dans une tradition américaine mais aussi, et plus largement, dans la grande tradition du duel masculin pour la main d’une belle femme, présent dans les genres littéraires depuis l’Antiquité. Toutefois, au-delà du voyage physique, Big Fish peut être perçu comme une référence aux films de John Wayne, dans lesquels le thème de la conquête de soi remplace celui de la conquête de l’Ouest. D’aventure en aventure, Edward se forge sa personnalité, et par les souvenirs qu’il raconte, il se construit en tant que conteur. Les cheminements physiques lui ont d’ailleurs permis d’affirmer son identité.