• Aucun résultat trouvé

1.3 Les supports de Big Fish

1.3.3 Narration des médias et intermédialité

Chaque média possède ses caractéristiques, et par conséquent ses méthodes pour placer l’action dans une spatio-temporalité claire et définie. La vue et l’ouïe sont deux sens qui, contrairement à l’expérience visuelle de la lecture, donnent immédiatement une compréhension globale de l’histoire au spectateur de cinéma. Sans avoir recours à la réflexion et à l’imagination, sont directement présentés à l’écran le physique du personnage et son environnement. D’autres indications peuvent être transmises par le visuel et le sonore, comme un froncement de sourcil qui trahit l’agacement de Will face à son père, ou la répétition du geste de tendresse d’Edward qui caresse le menton de sa femme. Ces éléments sont présentés dans une œuvre littéraire par les descriptions. En d’autres termes, le roman doit non seulement donner à voir les personnages, les accessoires et les lieux, mais aussi verbaliser le non-verbal. Dans le film, de nombreuses apparitions d’Edward à l’écran sont des gros plans sur son visage illuminé d’un sourire. Que ce soit lorsqu’il se propose pour s’occuper du géant, qu’il tente de séduire Sandra ou qu’il raconte ses souvenirs une fois devenu plus âgé, les images reflètent le sentiment que sa bonhomie et son charisme emplissent l’écran. Le roman doit être plus explicite dans la description du personnage. Il peut justement se permettre des pauses descriptives dans la narration car le nombre de pages n’a pas de limite, contrairement au temps du film. C’est pourquoi des chapitres tels que « His Quiet Charm » sont consacrés à vanter les qualités du protagoniste comme son charme et son humour. Si un réalisateur choisit de décrire un personnage dans un film par des mots, cela paraît redondant. De plus, le cinéaste n’utilise pas tout le potentiel du support multimédia qu’est le cinéma.

Au sein de la transécriture, le passage d’un support à un autre crée un échange entre les médias. Influencé par le support d’origine, le film fait preuve d’une grande littérarité et contient notamment beaucoup de narration en voix off. Pourtant, comme le reconnaît John

August, « voice-over is the mark of bad filmmaking. »57 Cette réflexion fait sans doute

référence au fait que la voix off a pour réputation de tenir le spectateur à une certaine distance du récit, ne lui laissant pas découvrir les éléments narratifs par lui-même. Utiliser excessivement la voix off serait la marque d’un réalisateur qui n’a pas su trouver le moyen de raconter efficacement son histoire autrement. Or, August justifie ce choix par le fait que

Big Fish est un récit basé sur les conteurs et la narration. La voix off est alors la façon pour

Will de signifier qu’il transmet au spectateur les souvenirs de son père, tels qu’il les a reçus. En ce qui concerne l’étude des supports, il est indéniable que la voix off du film est un fort rappel du média original qui a influencé une part du nouveau récit.

S’il a été question jusqu’à présent du littéraire qui filtre dans le cinéma, il est important de noter que l’échange fonctionne dans les deux sens. En effet, si le film Big

Fish complète la compréhension du roman, des caractéristiques du cinéma se trouvent

également dans le texte écrit. L’intermédialité permet d’appréhender les deux œuvres comme un tout, où chacune se tient indépendamment tout en renvoyant à l’autre. Ainsi, l’écriture dans Big Fish est indéniablement cinématographique, que ce soit dans l’utilisation des couleurs ou l’incorporation de sons. Les souvenirs d’Edward sont marqués par des descriptions colorées comme « fine red Alabama clay », « black and twisted roots » et « cool green moss ».58 Les teintes sont toujours vives et tranchées, ce qui permet une très

bonne visualisation. De plus, certaines couleurs reviennent régulièrement et deviennent symboliques, comme le rouge qui teinte à la fois le sol de l’Alabama et la cravate du Dr. Bennett. Le rouge définit les racines, la réalité simple et concrète, sans extravagance. Il est intéressant de noter que dans le film, cette teinte est également utilisée pour signifier autre chose. Le rouge est une couleur criarde, qui saute aux yeux. Dans la culture commune, elle est associée au sang, à l’amour et à la passion. Lorsqu’Edward accomplit un exploit, il porte une chemise rouge, une cravate agrémentée de rouge ou il conduit sa voiture rouge. Ce rappel visuel fort fait ressortir le protagoniste de la foule, souvent vêtue de bleu sombre ou de marron, mais jamais de rouge. Comme pour l’eau dans le film, la couleur bleue dans le roman est synonyme de calme et de repos bien mérité, voire de mort. Le bleu se retrouve dans le mouchoir du père d’Edward, qui s’essuie le front après une dure journée de travail,

57 John August. Op. cit., p.3.

et la cravate du Dr. Bennett, le médecin de famille décrit comme étant très âgé et proche de la mort. L’aspect cinématographique du roman se poursuit dans les descriptions qui font appel à des éléments très visuels et concrets, qui stimulent l’imagination. C’est le cas des nuages qui sont « whale-size » ou de l’altercation entre Edward et Don, qui est comparée à la fameuse scène de western où bon et méchant se font face dans un duel épique.59 Les

descriptions, toujours inattendues et décalées, participent à l’aspect mythique du récit tandis que des références à l’Alabama et au western ancrent le récit dans une tradition historique américaine de quête de soi par le voyage et la confrontation aux autres.

Daniel Wallace livre également une écriture très rythmée. Comme un retournement de situation est marqué dans un film par un mouvement de caméra soudain ou une musique qui traduit la surprise, l’enchaînement des phrases est plein de rebondissements. Dans le souvenir qui dépeint Edward engagé dans la marine, le protagoniste se tient debout sur un bâtiment, calme et serein. Sans transition, la phrase suivante annonce : « This is how he was feeling when a torpedo ripped into the hull. »60 Alors que le roman repose plutôt sur

des pauses descriptives et analytiques, dans cet exemple le rythme se rapproche de ce que pourrait proposer le montage d’un film. Les romans ont plutôt tendance à s’attarder sur les descriptions de lieux et de personnages, suspendant l’action afin que le lecteur puisse se construire une image mentale. Ici, la pause descriptive semble interrompue par l’action. Cela fait penser aux films d’actions, dans lesquels le spectateur a peu de temps pour observer les décors avant de se faire surprendre par une action soudaine. Le rythme se ressent aussi dans les sonorités de l’écriture du roman. Daniel Wallace a notamment prêté une attention particulière aux descriptions de l’eau. Il y intègre un rythme et une sonorité particulière, comme dans « the river soothing him with its smooth sounds. »61 L’allitération

en [s] fait entendre le glissement fluide de l’eau dans le lit de la rivière, telle une musique qui accompagnerait la scène. L’eau est un élément régulièrement cité et montré dans Big

Fish. Liée à Edward, ses apparitions sous diverses formes ponctuent les aventures du

protagoniste. L’eau se trouve également dans la sonorité du texte autant que dans les

59 Ibid., p.7, 82. 60 Ibid., p.102. 61 Ibid., p.24.

images bleutées du film. Sa présence devient un thème dont les significations seront discutées au cours du deuxième chapitre.

Par la réutilisation de la fabula, l’histoire de Big Fish acquière une vie propre et indépendante. S’appuyant sur l’exemple de Carmen qu’utilise Denis Bertrand, Andrée Mercier explique parfaitement l’autonomie à laquelle accède une histoire lorsqu’elle est répétée :

[P]ar les multiples adaptations qui ont suivi la nouvelle de Mérimée et l’opéra de Bizet, […] l’œuvre initiale suscite sans doute des formes diverses de réécriture, mais moins qu’un récit originel et transcendant, le mythe de Carmen provient, à son tour, progressivement et rétrospectivement de ses multiples adaptations.62

L’association des deux versions de Big Fish est d’autant plus visible que les deux œuvres procèdent d’un style similaire ; elles délivrent la même atmosphère empreinte d’un fort héritage artistique. Big Fish, dans son ensemble, appartient à un courant états-unien qui a traversé les époques, à savoir celui de la tradition orale, de la mythologie au Southern

Gothic, en passant par les contes et les tall tales.

62 Andrée Mercier dans « L’adaptation imaginaire : récits littéraires contemporains et langage