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1.2 Divers moyens pour exprimer une même idée

1.2.2 Fabula et subjectivité

Comme le parcours thématique que nous venons d’effectuer, l’artiste en charge d’une transécriture commence par extirper la fabula d’une œuvre. Il est également attendu de l’artiste créateur du deuxième récit qu’il imprègne à l’histoire globale son regard particulier, qui fait toute son originalité. Dans le cas de Big Fish, l’artiste qui a mené à bien la transécriture est double. En effet, John August a rédigé le scénario réalisé par Tim Burton. C’est donc August qui, le premier, s’est penché sur le roman pour en tirer les éléments incontournables. Une fois la version du scénario présentée au réalisateur, les deux hommes ont retravaillé ensemble le nouveau récit.33 Burton a donc participé à la création

de l’histoire et les expressions concrètes des idées dans le film sont le spectacle de son interprétation de Big Fish. Avant d’être créateur, Burton a été lecteur de l’œuvre originale. Le réalisateur est influencé dans sa compréhension du roman et sa visualisation des thèmes par sa propre culture, la connaissance des œuvres étudiées précédemment au cours de sa vie et son individualité. Chaque spectateur qui regarde le film Big Fish tire une interprétation personnelle du récit. Cependant, cette interprétation est influencée par ce que Burton a choisi de montrer ou non dans son film, d’après ce qu’il a jugé intéressant dans le roman. Cet enchaînement de subjectivités est bien décrit par Esther Pelletier dans « Création et adaptation » :

Créer pour l’artiste, c’est adapter le langage de son propre inconscient sous une forme matérielle et artistique, laquelle pourra à son tour être transformée sous une autre forme et investie de l’inconscient d’un nouveau créateur, agent de l’adaptation. De plus, l’inconscient du récepteur investira à son tour l’œuvre à déchiffrer et produira ainsi une nouvelle adaptation dans sa psyché.34

Burton s’est approprié l’histoire de Big Fish et le nouvel agencement des thèmes de la fabula répond à la hiérarchie des concepts qui y sont développés. Aidé par le scénariste, le réalisateur a construit le film autour de la relation père-fils. Burton a fait de ce thème le nœud du récit, sûrement influencé par la perte récente de son père et la grossesse de sa femme. Les thématiques décrites précédemment ont ensuite été agencées en lien avec ce thème central.

33 Pour d’autres informations sur l’écriture du scénario, voir History of Big Fish de John August [en ligne].

https://johnaugust.com/downloads_ripley/big-fish-intro.pdf. [site consulté le 5 novembre 2017].

La sélection et mise en relation des idées se fait aussi en accord avec les obsessions d’un artiste. Ce sont les sujets qui parcourent les œuvres d’un créateur, car ils sont sources de questionnement pour lui. Dans la filmographie de Burton apparaît notamment le thème de la marginalité, le protagoniste étant souvent un homme mal adapté dans la société lisse et banale qui l’entoure. Edward répond à cette définition, ce que Burton a souligné en usant du jeu des acteurs, des cadrages, de l’enchaînement du récit et des accessoires pour s’assurer que le personnage contraste avec la foule. Le réalisateur choisit d’opposer Edward aux personnes qui l’entourent grâce à des indices visuels. Ceci est visible dans la scène où le protagoniste se propose pour aller voir le géant.35 Le héros est seul au centre de l’écran,

alors que les habitants d’Ashton sont rassemblés en groupes, tassés de part et d’autre. La jeunesse d’Edward tranche avec les hommes plutôt âgés filmés en gros plan précédemment et sa chemise rouge vif contraste avec les habits majoritairement marrons des habitants. Il adopte également une position détendue et amicale, alors que les hommes autour de lui apparaissent hostiles en brandissant leurs armes. Dernier signe d’opposition : Edward fait face à tous les habitants, son regard est donc parfaitement opposé à celui des gens qui l’entourent. Ce rapport entre Edward et la foule provient de la vision artistique de Burton. Esther Pelletier précise que parmi tous les « systèmes d’expression » possibles au sein d’une transécriture, les auteurs et récepteurs des œuvres sont « autant de créateurs et d’adaptateurs subjectifs en puissance. »36

Beaucoup d’éléments contenus dans le roman ont été interprétés et ajoutés au film par Burton et August. Le scénariste a intégré le passage d’Edward dans un cirque, qui est à la fois une réflexion intermédiale et le lieu de rassemblement de plusieurs idées-clés du récit, comme la marginalité et l’étrangeté, pour n’en citer que deux souvent développées dans les œuvres gothiques.37 Burton reste fidèle à ses inspirations gothiques qui influencent

la réalisation de Big Fish. Ce style caractéristique du réalisateur sera étudié plus en détail en deuxième partie d’analyse. À ces interprétations s’ajoute celle, déjà existante, du lecteur-spectateur qui aurait pris connaissance du roman avant de voir le film. Ce dernier s’est inconsciemment créé des images mentales à partir du texte, comblant les descriptions

35 Tim Burton. Big Fish. Columbia Pictures, 2004, États-Unis. 00:22:28. 36 Esther Pelletier dans « Création et adaptation », op. cit., p.152. 37 John August. History of Big Fish.

manquantes par son imagination. Ce phénomène est appelé « localisation du foyer d’impression de réalité ».38 Le lecteur imagine certains éléments qui ne sont pas présents à

l’image pour mieux se représenter les personnages. Cela lui donne l’impression qu’ils sont réels, qu’il les connaît, ce qui a pour effet de rendre le récit crédible et accrocheur. Le texte

Big Fish peut pousser le lecteur à se représenter des scènes avec précision et à inventer une

foule de détails sur chaque personnage tels que sa démarche, sa voix, ses habits et ses gestes. Il peut alors être déçu quand la mise en images, en sons et en mouvements correspond non pas à ce qu’il s’était imaginé, mais à la représentation de la compréhension subjective d’une autre personne comme le réalisateur. La transécriture du roman au film est un équilibre subtil entre proximité de l’œuvre originale, transposition sur un autre support et proposition singulière pour démarquer l’œuvre et la rendre unique.

Pour aller plus loin, Gabrielle Germain s’appuie sur Qu’est-ce que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Félix Guattari, afin de démontrer que la transécriture est rendue possible parce que les perceptions de l’artiste, une fois exprimées par le média, deviennent des percepts.39 Les percepts sont pérennes alors que les perceptions ne concernent qu’une

subjectivité et sa compréhension. Par conséquent, au fil de la transécriture, aucun média n’entend fixer la représentation de la fabula de manière définitive. L’œuvre, prise indépendamment, propose une réflexion sur des notions présentées selon une organisation particulière, le tout de manière esthétique et sur un support donné. Elle peut donc être considérée de manière autonome et s’inscrire dans le courant de pensée et de représentation de l’artiste qui en est à l’origine. Bien que l’œuvre survive à l’artiste, elle reste à tout jamais l’incarnation de sa vision. Prise en compte dans le processus de transécriture auquel elle appartient, cette même œuvre dépasse son créateur dans le temps. Elle fait partie d’un mouvement de réflexion et de réorganisation permanente des notions qui constituent son fondement. L’œuvre peut être reprise, retravaillée et agencée à l’infini, chaque nouvelle œuvre produite d’après elle n’étant qu’un nouveau regard porté sur elle. Les idées contenues dans la fabula dépassent à la fois les artistes qui les reprennent et les médias qui se servent des supports au moyen desquels elles sont représentées. La transécriture invite à

38 André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

l'intermédialité », op. cit., p.51.

l’interprétation et la reformulation constante, alors même que la fabula est pérenne et immuable.