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Caractéristiques du Southern Gothic : les monstres

CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

2.1 Le gothique et le Southern Gothic

2.1.4 Caractéristiques du Southern Gothic : les monstres

Une fois arrivée en Amérique, la fiction gothique ne peut compter sur des ruines de châteaux des siècles antérieurs pour situer les phénomènes étranges. Les maisons de plantations hantées par le passé cristallisent alors les angoisses et les tensions. Les auteurs se concentrent également sur les forêts mystérieuses d’où les tribus d’Amérindiens – appelés par ailleurs des sauvages – pourraient encore surgir. Marqués par l’époque de la colonisation, les États-Unis ont peur de ceux qui vivent en marge de la société. Les lieux inquiétants, catalyseurs de la peur de l’Autre, considéré comme l’étranger, se retrouvent dans le Southern Gothic. Big Fish exploite cette caractéristique à travers l’onomastique. En effet, les noms des lieux que traverse Edward en disent long sur le type de personnes qu’il y rencontre et l’atmosphère qui y règne. Edward vit son départ d’Ashland (devenu Ashton dans le film) comme une renaissance. Le mot « ash » signifie cendre, ce qui insinue qu’en quittant le village Edward renaît de ses cendres. Le protagoniste arrive ensuite, dans le roman, à un village qu’il appelle « the place with no name ». Il y rencontre les oubliés d’Ashland. Ce sont les déformés, les handicapés, les marginaux du village auxquels personne n’accorde d’attention. Les habitants du lieu sans nom ont abandonné leurs rêves et portent leurs handicaps comme un fardeau. Le désir de vie les a quittés, ce qu’Edward remarque dans leurs yeux vides, presque creux, comme ceux du vieil homme qui lui présente la ville : « Willie looked up and let the water fall into his eyes ».86

Autrefois, ceux qui faisaient peur étaient les autres, les Amérindiens ou les marginaux des contrées encore peu explorées. Maintenant que tout le pays a été conquis, la peur provient de l’intérieur. Edward rencontre des marginaux et des grotesques dans des lieux banals comme des villages, plutôt que dans des châteaux en ruines ou des forêts denses et sombres. Le changement de lieux dans les récits du Southern Gothic est très bien défini ici : « Warped rural communities replaced the sinister plantations of an earlier age;

[…] the representation of the South blossomed into an absurdist critique of modernity as a whole. »87 La peur de l’Autre est exploitée par le Southern Gothic pour explorer les limites

morales et éthiques de l’humain. La peur insufflée par le Southern Gothic vient d’un Autre déjà présent à l’intérieur du village, notamment Dog, qui terrorise la population, la sorcière, le géant, ou même Edward, qui grandit anormalement vite et ne fait rien comme tout le monde.

Les fictions issues du Southern Gothic développent plusieurs types de monstres.88

Beaucoup de récits se focalisent sur les monstres dits « undead » : vampires, zombies et fantômes pour ne citer que les plus courants. Ces monstres se rient de la mort, un sujet tabou qui effraie autant qu’il intrigue, car c’est aller à l’encontre de la volonté divine que d’y échapper. Certains monstres dans Big Fish représentent une menace pour l’humain. Ces « natural creatures » sont décrites ainsi dans « American Monsters » :

While the cosmos is seemingly inhabited by a breathtaking range of alien life forms, one need not leave planet Earth, however, to encounter natural monsters. “Cryptids” are monsters like the Loch Ness Monster whose existence is maintained by some but not yet proven. Among North American cryptids that have found their way into Gothic fiction and film, the most famous include Bigfoot, the Jersey Devil, and the Chupacabra. […] In addition to these more famous pop culture phenomena postulated to stalk the American landscape, Gothic authors and filmmakers have imagined an impressive array of animals rendered monstrous as a consequence of unusual features, gigantic size, great numbers, and/or unexpected intelligence.89

Le récit de Big Fish inclut ce type de monstres issus de déformations d’animaux connus, comme Helldog, un chien monstrueux qui terrorise la population par ses attaques. Puisqu’Edward est un conteur qui baigne dans la culture du Sud et le Southern Gothic, ce n’est pas étonnant qu’il fasse référence à de tels monstres. Par conséquent, le Chucalabra qu’il semble inventer est très certainement tiré du Chupacabra, monstre fantastique dans la mythologie de l’Amérique du Sud. Edward se sert de la proximité des deux noms pour inspirer la peur. Parmi le public, ceux qui connaissent les histoires effrayantes du

87 Wikipedia. « Southern Gothic » [en ligne]. https://en.wikipedia.org/wiki/Southern_Gothic. [site consulté

le 4 décembre 2017].

88 Pour plus de détails sur les monstres dans la littérature américaine, voir A Companion to the American

novel de Charles L. Crow, op. cit.

89 Jeffrey Andrew Weinstock. « American Monsters » dans A Companion to the American novel, Charles L.

Chupacabra sanguinaire et sauvage sont d’emblée apeurés par l’évocation d’une menace similaire. Les deux histoires imbriquées de Big Fish, les souvenirs d’Edward et le récit raconté par Will, sont fortement imprégnés de la peur des créatures monstrueuses issues du

Southern Gothic.

La vision du monstre s’est toutefois transformée dans les récits Southern Gothic depuis les années 1960.90 En effet, les œuvres se sont employées à défendre la cause de

ceux qui étaient autrefois considérés comme des marginaux. C’est ainsi que des branches du Southern Gothic se sont créées pour permettre aux femmes, aux homosexuels ou aux Noirs de devenir des protagonistes. Ce nouveau souffle dans le Southern Gothic affirme la marginalité comme une qualité. Ce sont justement ces « outcasts » qui deviennent les héros des histoires et aident ceux qui les ont auparavant rejetés. Le personnage d’Edward répond à ces nouvelles modalités puisqu’il est marginal, un voyageur toujours étranger dans les villes où il s’arrête, et que son parcours de vie atypique le différencie nettement des autres. Loin d’être une figure monstrueuse, il aide généreusement, ne demande que très peu en retour et combat les animaux monstrueux tels que Helldog.

Par la présence affirmée des marginaux et des minoritaires, qui ne sont pas inférieurs aux hommes blancs, les œuvres dénoncent une nouvelle forme de monstruosité qui se cache derrière un masque de banalité : « Concomitant with this decoupling of monstrosity from appearance is the pervasive anxiety that modern monsters are no longer visible to the naked eye. This is particularly true in relation to two ubiquitous contemporary monsters, the serial killer and the terrorist. »91 Les monstres ne sont plus des animaux ou

des sauvages, mais bien des humains. Ils sont intégrés dans un cercle social et manquent pourtant d’humanité. Cela peut être mis en lumière par des événements lors desquels leur violence, leur manque de compassion, ou leur cruauté les rend monstrueux. Dans le roman

Big Fish, Don et ses amis sont des élèves populaires et bien intégrés dans leur université.

Ils n’hésitent pourtant pas à voler l’œil en verre d’une vieille femme qui vit recluse. Dans le film, sous le couvert d’aider le jeune Edward à trouver la femme qu’il aime, Amos, le directeur du cirque, le réduit à l’esclavage. Au moyen du chantage, Amos fait travailler

90 Voir entre autres l’étude de Jerrold E. Hogle : « The Progress of Theory and the Study of the American

Gothic » dans A Companion to the American novel, Charles L. Crow (ed.), op. cit., p.3-15.

Edward sans relâche et sans salaire. Les caractéristiques autrefois liées à la monstruosité et à la normalité sont interverties. Par exemple, le beau jeune homme au-dessus de tout soupçon commet un acte cruel, tandis que le personnage difforme et mal-aimé ne veut de mal à personne. Cette inversion pousse les lecteurs-spectateurs à remettre en cause les comportements déclarés normaux par la société, notamment l’acceptation tacite de la violence comme celle dont fait preuve Amos en asservissant les membres du cirque. Les monstres ne sont jamais ceux désignés de prime abord, et les marginaux ne sont ni dangereux ni inadaptés à la société. Ceux que la norme pointe du doigt ne sont pas des monstres, mais plutôt des êtres abandonnés comme Jenny qui, dans le film, devient une sorcière à force de solitude. Le vrai monstre est celui qui ignore l’autre, qui lui fait du mal pour son plaisir ou ses propres besoins. Cette idée est parfaitement incarnée par Amos le loup-garou. En tant qu’humain, il fait travailler Edward jusqu’à l’épuisement, alors que le loup-garou, supposément un monstre, n’est qu’un gros chien content de jouer avec un bâton.