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Le projet culturel et artistique

T RAVAIL SUR LA FORME THÉÂTRALE DOCUMENTAIRE

Depuis les années 1950, le théâtre a cherché aussi à témoigner (ou à prendre date). L’écriture se tourne alors parfois du côté du "document brut" 223 : la parole (et non le texte d’un auteur) portée sur un plateau de théâtre produirait un effet de conscience et une étrangeté 224. Degré en apparence zéro du travail artistique, le théâtre documentaire cherche à faire entendre et faire voir – mieux que dans le flux de la vie – ce qui n’est pas perçu dans le magma social (et dans le magma des mots). Cette démarche s’appuie sur une confiance dans le pouvoir critique du dispositif théâtral, qui "parle" le monde. Le théâtre document est une construction idéologique, un choix, une visée qui répond à l’attente de penser l’histoire et les aliénations.

Le Théâtre de la Parole pourrait :

permettre de prendre la parole dans l’espace public, de la rendre visible,

s’opposer à la constitution d‘un seul récit et faire émerger d’autres formes de récits (voire les différences langagières culturelles et socio-lingistiques) qui montrent la complexité de la réalité sociale et culturelle, actuelle.

Mettant en jeu de nouvelles manières de travailler, ce théâtre stipule de réfléchir aux outils qu’il utilise et aux effets qu’ils produisent :

l’écoute, l’entretien anthropologique comme moyen d’enquête ;

le travail de la parole (modalités de transcription, réduction, traduction, transformation…) ;

le statut du document utilisé par un auteur (c'est-à-dire l’intégration d’un document au sein d’un texte qui le dépasse) et le travail de l’écriture (en collaboration par exemple avec des ethnologues…) ;

la manière dont l’énonciation et la verbalisation permettent au locuteur de se re-

222 Sur les différentes fonctions du discours au théâtre voir Ubersfeld A., Lire le théâtre 2, l’école du spectateur, Paris, Belin, 1996, p.183

223 Les notions de document brut et de d’authenticité doivent cependant être questionnées ; voir M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Minuit.

224 Voir par exemple la pièce de D. Féret, Les yeux rouges sur la grève de LIP, ou celle de J.P. Alègre, C’est Jean Moulin qui a gagné.

présenter 225.

Le récit réinvente et légitime. Il produit une illusion chronologique par la succession des éléments qui constituent sa trame ; or l’enchaînement de la narration est dirigé vers une finalité 226. En effectuant des choix, en les agençant, le locuteur élabore d’une part, consciemment ou non, sa propre réalité, sa vérité, d’autre part, par la manière dont il représente des actions, il rejoue et narre son histoire subjectivement au présent 227. La narration est appréhendée comme ce qui donne sens au réel, ou plus précisément le sens se construit au fil du récit 228. Ce dernier se réinvente au présent. Il se fait chemin faisant dans le temps, il agit 229.

les effets produits sur le locuteur lorsque sa parole est montée et jouée par un

225 Sur cette question, voir J. Lacan et la linguistique.

226 J.M. Adam a démontré que pour qu’il y ait récit, il faut que la temporalité de base soit emportée par une tension. Cette tension naît du fait que tout le récit est organisé en fonction de finalités qui lui sont extérieures c'est-à-dire par la destination du récit. Les textes : types et prototypes, paris : Nathan, 1992. Voir aussi Adam J.M., Le récit, Paris, PUF, 1984.

227 L’identité narrative marque le moment de la synthèse dans le processus dialectique au cours duquel l’histoire se sert de la fiction pour refigurer le temps et la fiction de l’histoire pour se concrétiser. Ricoeur P., «L’identité narrative », Esprit, N° 7-8, 1988, pp.295-314. Pour P. Ricoeur, lors de l’énonciation, le locuteur placé au temps T fait se superposer divers moments de sa vie et en tisse discursivement le corps à corps d’explications et de liens logico-discursifs souvent aussi nouveaux pour lui dans leur agencement qu’ils le sont pour l’interlocuteur. Le récit révèle l’identité du locuteur, le sens de l’intention, le sens prêté, la manifestation d’une idéologie et donc son renforcement, le sens dit figuré ; Temps et récit, Paris, seuil, 1985.

228 Selon J.Bres, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. Le récit est le lieu d’une expérience irréelle du temps. Son temps et sa structure participent du principe de la construction du moi narratif et de la mise à distance du passé. "A la recherche de la narrativité – Eléments pour une théorisation proxémique", Cahiers N° 11, Université de Montpellier III, 1989, pp.75-100.

229 Exemple du projet de REC 44 Paroles et Territoire”qui s’est décliné en une série d’actions, Carnets d’écriture, rencontres/lecture et ateliers d’écriture avec l’écrivain algérien Abdelkader Djemaï, puis avec Kossi Efoui. Chacune de ces actions a offert à sa manière la possibilité aux habitants du quartier de parler du fait de quitter son chez soi, lieu des gestes du quotidien, abri du corps, où il peut se soustraire au regard social, prendre le temps de vivre et de rêver. Toutes ont ouvert des brèches desquelles ont surgi des désirs, Et du logement, les bribes de vies racontées ont décrit le quartier comme un lieu de voisinage, de liens, de rencontres, de conflits ou de convivialité. Bref de vie commune. L’initiative révèle ce qui reste en marge des grandes logiques de l‘aménagement du territoire, procède d’appropriations par lesquelles un site prend valeur de territoire réel et métaphorique. Seuls, les récits de chacun l’énoncent, lui donnent une profondeur, une existence : « Habiter c'est narrativiser, fomenter ou restaurer cette narrativité c'est aussi une tâche de réhabilitation. Il faut réveiller les histoires qui dorment dans les rues ». Ainsi les Carnets d’écriture ont autorisé l’expression de cette expérience du déménagement que de nombreux habitants n’ont pas désirée : leur inquiétude, leur espoir, leur perte, voire leur déception. En donnant la parole, carnets et ateliers proposaient un moyen d’apprivoiser l’expérience vécue, de décrire et de symboliser des éléments psychiques, des affects, des représentations qui gouvernent le fonctionnement de la pensée. Ils ont mis en mots l’émotion physique profonde ressentie par ceux qui connaissent le bouleversement d’une intrusion, d’une destruction qui use, casse et remanie, « Il faut arrêter de jouer avec les gens, les gens sont fragiles ». Chacun a pu expliciter ce qui n’était qu’implicite, s’expliquer sur ce qui est présenté comme allant de soi, extérioriser ce qui est intériorisé, tenter de donner sens. Ce qui est en jeu dans ces récits est la façon dont chacun s’est construit et élabore sa propre réalité, sa vérité, dont il re-présente des actions et dont il rejoue et narre son histoire subjectivement au présent. Nommer les choses a permis d’étayer des positions subjectives, de mettre en scène les événements, de se situer par rapport à eux, de s’actualiser ici et maintenant pour construire son identité de sujet sachant ce qui il est. Alors incontestablement, sont apparues des histoires nouvelles, différentes, qui s’opposent à d’autres. Des récits moins pleins, moins lisses, des remémorations qui s’installent aussi dans le silence et les manques. Peuple & Culture, en faisant travailler la parole, a rappelé qu’elle est utile pour chercher, aiguiser sa vigilance et se connaître soi-même. La langue sert à dire, à protester contre son état ou interroger ceux qui en savent ou croient en savoir plus. Elle est là pour observer, comparer, faire, et remarquer comment l’on a fait, en prêtant attention à ses actes intellectuels, à la route qu’ils tracent pour avancer.

autre (processus de distanciation, re-présentations de position sociale, notamment de sa participation à l’espace social et culturel).

Notes. Ces formes de théâtre-documentaire ne doivent pas oublier la question de l’écriture et de la représentation 230, posées par le théâtre pour aborder les choses de manières complexes, pour dévoiler la complexité de la réflexion et de la pensée (voir la manière dont Kossi Efoui a intégré les récits des ateliers d’écriture de Malakoff dans son texte 231). Tout le problème du théâtre est le suivant : comment faire des pièces qui soient riches en expérience ?

MISE EN PERSPECTIVES, ANALYSE HISTORIQUE ET CRITIQUE DU THÉÂTRE