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Bilan critique Pour M.Liard, le Théâtre de la Parole se devait de réfléchir à la définition du "théâtre des

L’Appartement Témoin

7. Bilan critique Pour M.Liard, le Théâtre de la Parole se devait de réfléchir à la définition du "théâtre des

paroles" de V. Novarina. Celle-ci repose sur l’idée que le théâtre est fait de mots, que ces mots englobent le théâtre tout entier, à condition de faire confiance à leurs potentialités poétiques et formelles, à leurs virtualités scéniques.

Le travail de Monique Hervouët, dans les deux pièces théâtrales que nous venons d’étudier, est différent. Il pose notamment la question du statut du document utilisé par un metteur en scène : c’est-à-dire l’intégration d’un document au sein d’un texte qui le dépasse et le travail à partir de cet élément de l’écriture théâtrale dans la mise en scène. Ce théâtre stipule de réfléchir incessamment aux outils qu’il utilise :

l’écoute et l’entretien anthropologique comme moyen d’enquête ;

− le travail de la parole (modalités de transcription, réduction, traduction, transformation…) ;

− le statut des documents utilisés par un auteur et le travail de l’écriture (en collaboration par exemple avec des ethnologues…) ;

− la manière dont l’énonciation et la verbalisation permettent au locuteur de se re- présenter 198 .

Ces formes de théâtre qui utilisent "le document" ne doivent pas oublier la question de l’écriture et de la représentation 199 elle-même, pour aborder ces sujets de manière complexe. Tout le problème est le suivant : comment faire des pièces qui soient riches en expérience et par là-même efficientes ?

"Le document", du latin documentum, signifie "ce qui sert à instruire". Il a statut de preuve, de trace et vertu d’attestation, d’apparente exactitude, de restitution de la réalité ; il est explication et concrétisation d’un acte passé ; il est photographies, textes, dessins, films, qui écrivent et détaillent, représentent. Il permet la mémoire, le souvenir, il peut devenir relique, voir fétiche : il se peut que l’idée de "parole exquise" ou "inouïe", définie par Grassi, soit de cet ordre. Parfois, il devient archive, puis monument, et participe à l’archéologie du savoir. On voudrait qu’il soit témoin, neutre, objectif, réaliste. Et il a de douteux fondements dans une idéologie de la Vérité : serait documentaire toute composition non fondée sur une fiction, mais dans laquelle sont présentées dans un ordre délibéré des données authentiques à des fins d’information objective. Pourtant l’intention d’objectivité est évidemment mise en cause par le choix subjectif qu’opère l’auteur de ce document.

Le récit personnel est précis et singulier mais cela n’est pas une raison pour absolutiser le témoignage en invoquant "la parole vraie". La vérité universelle, adressée au présent de l’immémorial, à des sujets universels est un leurre. Le vif de l’histoire et le vif de la parole n’ont que faire des grandes majuscules ontologiques, des absolus ou des vérités universelles.

Le documentaire est une production artistique puisque des critères esthétiques et idéologiques ont contribué à son élaboration. Le documentaire lui aussi construit le réel, l’élabore, lui donne sens, au risque encouru de produire des faux sens ou des contresens. Le document n’est pas et ne sera jamais l’épiphanie du réel. Le document parle lui aussi d’imagination, d’abstraction et de fiction.

198 Sur cette question voir J.Lacan, mais aussi la sociolinguistique.

Par le biais de sa propre écriture, Monique Hervouët fait une sorte de traduction de ces données. Elle ordonne des informations, organise les textes entre eux de façon signifiante par un travail d’imagination et de reformulation. Elle propose une interprétation, formule des vérités partielles, constitue des édifices esthétiques et conceptuels inédits.

Néanmoins, il serait intéressant d’affirmer que le documentariste qui nous intéresse actuellement défend l’idée d’un sens qui n'est jamais donné tel quel mais qui est toujours à construire. Il interroge un discours de la méthode, interroge sa production, sa situation, et prend en compte sa position d’observateur observé 200. En d’autres termes, il interroge les conditions de production et de réception de ses propres propositions, il définit sa place en tant qu’auteur (son histoire, sa position, sa situation), il pose la question de la représentation, du retrait voir de l’irreprésentabilité. La notion d’"attitude documentaire" 201 permet de mieux exprimer la visée conceptuelle d’un tel projet. Elle n’est pas envisagée comme une simple projection des idées et de la vision de l’artiste sur le réel, mais est modifiée par ses perceptions, par son enquête et par la manière dont sont accueillis sa présence et son projet.

Ce qui est "documenté" serait alors tout autant :

1. la description du sujet interviewé, qui donne lieu à des choix formels, dans lesquels intervient la notion de style (par exemple pas d’incarnation des textes…) et ses conséquences en termes de restitution de l’information 202 ;

2. la présence physique et la posture du documentariste, sa manière d'entrer en contact avec le sujet ;

3. l’intention conceptuelle : les notions d’idée, de projet et de procédure sont révélées (par ex. les protocoles du travail) par les conditions de présentation (par ex. Brecht).

4. l’intégration de la réception comme élément de la proposition artistique.

L’idée d’une neutralité ou du neutre comme "distance juste" ne permet pas de désigner ces quatre aspects à la fois. La distance avec le sujet est construite, elle est conjoncturelle. La situation de rencontre est un espace de négociation des points de vue, un espace de tension et de compromis entre deux sujets inscrits dans deux types différents d’historicité, comme l’a révélée l’anthropologie. Cette situation stipule que le metteur en scène (et l’acteur ?) évalue le regard qu’il porte sur ce qu’il décrit et le cadre de référence qui soutient un tel regard. La "distance juste" serait alors l’inscription de l’artiste dans le jeu des relations sociales et dans la révélation des conflits d’intérêts engendrés par les enjeux de la représentation.

Toute cette réflexion reconduit à la notion d’histoire et à ceux qui la construisent.

« En histoire, écrivait Michel de Certeau, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en documents, certains objets repartis autrement. Cette

200 Cf. en photographie, A. Sékula, M. Pataut ou G. Saussier, qui interrogent leurs conditions de production et de réception, les enjeux de leurs images et leur articulation à la parole. Cf aussi les questions du retrait, du silence et de l’invisibilité posées par les films de C. Lanzmann ou de R. Panh.

201 Estelle Bories et Michel Poivert, Attitude documentaire, entretien avec Gilles Saussier, Bulletin de la Société Française de Photographie (SFP), N°15, Paris, France, pp.3-6, déc. 2002

202 La pratique documentaire, si elle se réduit à la copie de quelques traits stylistiques superficiels (neutralité, netteté, clarté…), peut elle aussi verser dans un effet. Le paradoxe de l’absence d’effet, du retrait expressif, est qu’il peut apparaître également comme un effet. Tout comme le réalisme poussé à son extrémité bascule volontiers dans le fantastique.

nouvelle répartition culturelle est le premier travail. En réalité elle consiste à produire de tels documents par le fait de recopier, transcrire ou photographier ces objets en changeant à la fois leur place et leur statut » 203.

Cette pièce de théâtre témoigne du fait que l’histoire est une construction, dont l’issue n’est jamais entièrement saisissable, parce que chaque découverte y surgit comme une brèche dans l’histoire conçue, une singularité, qui tente de raccommoder le tissu pour produire une histoire repensée de l’évènement. Le morcellement de la compréhension du fait de son montage, par son aspect "bribes" ou traces de vies qui ne demandaient pas à être racontées comme ceci, ouvre sur un monde inconnu, dont l’interprétation est à construire. Néanmoins, le travail de Monique Hervouët pourrait s’enrichir plus encore des questions posées par la réflexion contemporaine sur la notion de documentaire.

Ce projet, qui a réuni un nombre important de gens de par son long processus de développement, a suscité des rencontres, des croisements, des usages alternatifs du contexte institutionnel, et a généré de nouvelles manières de faire de l’éducation populaire, civique, artistique. En s’opposant à la constitution d‘un récit unique, en faisant émerger d’autres formes de récits, en montrant la complexité des réalités sociales et culturelles actuelles, il a contribué à donner certaines orientations actuelles du Théâtre

de la parole.

Document 6

Emmanuelle Chérel